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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


LA MORT D'ALBERT CAMUS (III)

Publié le 15 Octobre 2022, 15:35pm

 

Train ou voiture

La voiturée avait fait une halte, la nuit du 3 au 4, dans un hôtel-restaurant, à Thoissey, au sud de Mâcon. L’hôtel avait été réservé, pour éviter l’encombrement des retours de vacances de Noël. Par ailleurs, du 29 au 31 décembre, Camus avait adressé une série de lettres à des connaissances, dans lesquelles il leur annonçait son retour prochain à Paris. Dans celle du 30, adressée à Maria Casarès, avec qui il a rendez-vous, le soir du 4, il précise, sans ambiguïté, son moyen de locomotion : « j’arrive mardi, par la route, remontant avec les Gallimard lundi ». Le matin du 3, il confirme, au téléphone, à sa secrétaire son retour imminent. Le billet de train aller-retour Paris-Avignon, qui, selon Lenzini, sera retrouvé dans sa sacoche, sur le lieu de sa mort, était très probablement celui qu’il avait acquis, avant son départ de Paris pour Lourmarin, à la mi-novembre, et dont témoigne Emmanuel Berl, dans une interview posthume de 1976 (cf. Les derniers jours de la vie d’Albert Camus, p. 29, et Lottman, ibid., p. 664) (À noter que l’avertissement qui ouvre le récit de Lenzini – lequel ne donne aucune référence de ses sources – précise que l’auteur « retrace cet ultime voyage avec une volonté de rester fidèle à la réalité telle qu’elle a été évoquée dans différents ouvrages, des articles de presse ou des témoignages obtenus dans le cadre d’autres livres ou conférences », fin de phrase qui, au demeurant, reste assez sibylline). Selon Berl, peu avant son départ de Paris, qui eut lieu le 14 novembre, Camus lui montra le billet, pour lui prouver qu’il n’utiliserait pas de voiture, contre l’usage de laquelle Berl venait de le mettre en garde ; ce billet pouvait donc être encore utilisé, pour un retour dont la date serait restée à déterminer : à l’époque, la durée de validité d’un billet de train – que le vendeur devait inscrire, à la main, sur le billet – semble avoir dépendu du souhait exprimé par l’acheteur ; elle semble avoir été d’au moins trois semaines, sur les grandes lignes.

Pourtant, si l’on se réfère à certains témoignages indirects, Camus aurait acquis un billet pour Paris, le 2 janvier, à Avignon, en même temps que René Char en acquérait un similaire, car tous deux comptaient rentrer, ensemble (on peut penser qu’il se serait agi, là encore, d’un billet aller-retour, puisque Camus comptait revenir à Lourmarin, huit jours plus tard). Il faudrait donc comprendre que, le 2, dans l’après-midi, Char, qui habitait à une trentaine de kilomètres d’Avignon, y avait rejoint les Camus et les Gallimard, au moment où Albert mettait Francine et leurs deux enfants (tous venus passer les vacances de Noël à Lourmarin) dans le train pour Paris. Or, aucun des biographes de Camus ne fait état d’éléments corroborant de tels témoignages, qui ont tout l’air de reconstitutions approximatives, effectuées sur la base de données lacunaires (les biographes et les auteurs d’enquête, il est vrai, étant loin d’avoir été exhaustifs sur la question). Ainsi, Olivier Todd mentionne-t-il, tout au plus, une rencontre entre Char et Camus, à Lourmarin, le 2 janvier, lors de laquelle le premier renonce à monter dans la voiture des Gallimard, pour ne pas la surcharger (les sièges arrière n’offrant que des places réduites) (p. 752), et Lottman mentionne, pour le même jour, le départ des Camus et des Gallimard pour la gare d’Avignon, en deux voitures, sans René Char, qui n’est pas plus mentionné comme étant présent au déjeuner, dans un restaurant de Lourmarin, juste avant ce départ, ni ensuite à Avignon (p. 670). Selon d’autres sources (notamment journalistiques), Char était présent à Lourmarin, le 31 décembre et le 1er janvier ; et, donc, si l’on en croit Todd, voire aussi Lottman, n’en serait reparti que le matin du 2. Dans l’hypothèse d’une rencontre entre Char et Camus, à Avignon, ce dernier aurait eu, à nouveau, changé d’avis, depuis le 30 décembre, en passant de l’option voiture à l’option train, après être passé, avant le 30, de la seconde à la première, et avant de revenir définitivement à celle-ci, dans les douze dernières heures avant son départ, avec les Gallimard (…ce qui fait dire à des tenants de cette hypothèse, présentée sous les traits d’un récit véridique, que Char serait retourné chez lui depuis Avignon et que Camus l’aurait eu au téléphone, le matin du 3, peu avant son départ). Il n’est certes pas impossible que le récent prix Nobel eût offert à Char de lui acheter son billet, tout en en achetant un pour lui-même, simplement pour faire bonne mesure et par délicatesse, et tout en saisissant l’occasion de s’assurer le moyen de son propre retour à Lourmarin, en prenant un aller-retour, voire en ne prenant qu’un Paris-Avignon (Au demeurant, si l’on en croit Lottman, « c’était toujours lui qui réglait l’addition des déjeuners, et il était une proie facile pour les ″tapeurs″ » – p. 606). Mais, outre que Char ne semble pas avoir fait état, à quiconque, d’une telle offre, pourquoi n’aurait-on pas retrouvé un deuxième billet dans les affaires de Camus embarquées dans la voiture ou restées à Lourmarin ? Certains témoignages (les plus nombreux) parlent d’un billet trouvé dans la sacoche de Camus, quand d’autres parlent d’un billet trouvé dans la veste qu’il portait, sans qu’aucun de ces témoignages ne parle de deux billets trouvés.

Du reste, s’il avait acheté un deuxième billet, la raison n’en aurait pas été qu’il avait cédé le premier à sa femme (qui, d’ailleurs, de son côté, avait très probablement acheté un aller-retour, à Paris), puisque, si l’on en croit Lenzini, il l’avait en main, au moment de rassembler ses affaires, peu avant de monter dans la Facel. Au cas où l’on mettrait en doute ce témoignage indirect de Lenzini, au bénéfice de ceux tout aussi indirects parlant d’un billet acheté en compagnie de Char, à Avignon, l’hypothèse d’un voyage – ayant dû ou non rester confidentiel – à Paris ou à une destination située sur la ligne Avignon-Paris, entre la mi-novembre et la mi-décembre, ne serait pas à exclure, bien que les biographes mettent en avant des témoins – notamment Suzanne Ginoux, voisine de confiance des Camus à Lourmarin – pour affirmer qu’Albert est demeuré au village, dans la solitude, pendant tout le mois, pour travailler à la rédaction de son prochain roman, et en ne s’autorisant que deux brèves escapades : l’une, les 28 et 29 novembre, à Marseille, pour rencontrer une troupe en tournée, qui donnait la dernière représentation marseillaise de l’une de ses pièces ; l’autre, le 14 décembre, à Aix-en-Provence, pour faire une conférence, à l’invitation d’étudiants – soit dans deux directions pour lesquelles un billet le reliant à Paris n’était d’aucune utilité, et pour lesquelles il pourrait s’être mis au volant de sa vieille traction Citroën, qui se trouvait à Lourmarin. Notons que cette hypothèse d’un voyage à Paris avant janvier est compatible avec un billet dont la validité n’aurait été que de trois semaines et qui aurait donc été acquis, en vue d’un premier retour à Paris avant janvier, billet qui, pour autant, pourrait très bien avoir été acquis, sans avoir ensuite servi (Camus ayant renoncé, pour une raison quelconque, à faire le voyage), ce qui justifierait qu’il en achète un autre, en janvier.

De leur côté, ayant gagné la Côte d’Azur, en voiture, pour les vacances scolaires, les Gallimard étaient ensuite arrivés à Lourmarin, le 31 décembre, depuis Cannes, d’où, plusieurs jours auparavant, Michel avait joint Camus, sans doute au téléphone. À l’occasion de ce premier contact, il lui avait déjà manifesté son souhait de le compter parmi ses passagers pour le retour à Paris. Ainsi, ayant d’abord prévu de rentrer par le train, Camus changea d’avis, sur l’invitation qui lui était faite, puis pourrait être revenu à sa première décision, sous le coup d’une autre invitation (celle de Char) – quoique, comme nous l’avons vu, aucune source fiable ne l’étaye – avant finalement de renouer avec sa décision antérieure, sous le coup de l’insistance de Gallimard, qui, à cette occasion, pourrait avoir vanté la formidable voiture qu’était sa Facel, ce qui aurait pu fasciner Camus, qui, selon Mme Ginoux, avait l’habitude de conduire lentement, mais qui « était heureux comme un enfant, quand il partit » et lui déclara : « C’est grisant d’aller vite, quand on ne tient pas le volant soi-même » (France-Soir du 7 janvier) ; à moins que Gallimard n’eût (aussi) fait jouer l’argument de l’anniversaire de sa fille, que les quatre passagers fêtèrent, le soir, à Thoissey ; quoique, selon le biographe Olivier Todd, qui ne mentionne pas cette fête à Thoissey, ils l’avaient déjà fêté, vraisemblablement à Lourmarin, Camus ayant, du reste, à cette occasion, offert à la jeune fille une encyclopédie du théâtre contemporain (p. 752) – encyclopédie que Lenzini lui fait offrir à Thoissey ! (p. 86) (Il est possible que ne sachant pas à quel moment précis le cadeau fut offert, et qu’ayant, par ailleurs, décidé de ne pas s’attarder à parler de la halte à Thoissey, Todd se soit exprimé elliptiquement, en paraissant dire que le cadeau fut offert à Lourmarin) ; au demeurant, ni Lottman ni Todd ne donnant la date précise de l’anniversaire, qui était celui des 18 ans – qui n’était pas l’âge de la majorité légale, à l’époque, mais, néanmoins, comme aujourd’hui, celle courante de la fin des études secondaires, cycle scolaire qu’Anne allait effectivement achever en juin ; anniversaire dont, selon Lottman, la véritable célébration allait avoir lieu – avec remise d’une voiture de sport promise en cadeau par ses parents – dans la semaine, à Paris, sans doute autour du grand-oncle Gaston Gallimard, qui était très proche de son neveu Michel et qui lui-même aimait distribuer de gros cadeaux (notamment des voitures) dans sa famille, mais sans que cela permette d’en mieux situer la date ; un site de généalogie mentionne une Anne Gallimard, née à Neuilly-sur-Seine, le 3 janvier 1942, qui a tout l’air d’être la fille de Janine et Michel (de sang de la première et adoptive du second), Neuilly étant la ville où est mort, de vieillesse, le grand-oncle, en 1975.

Si Camus a bien pris, pour la seconde fois, la décision – cette fois, éphémère – de rentrer en train, qui plus est, en la prenant seulement dans l’après-midi de la veille de son départ, cette décision pourrait n’avoir pas eu le temps de se substituer à celle antérieure, à destination de ceux qui auraient pu être en communication avec lui. Pour autant, il est permis de penser que ce fut bien la veille de son départ, qui eut lieu en fin de matinée du 3, qu’il avertit Char de son changement de décision, lors d’une visite de ce dernier à Lourmarin – que cette visite eût eu lieu, dans la matinée du 2, avant le déplacement à Avignon, ou en soirée, après ce déplacement, n’ayant aucune incidence sur le cours des décisions successives de Camus, qui n’auraient manifestement été qu’au nombre de deux : d’abord, rentrer à Paris par le chemin de fer, au moyen du billet de train aller-retour acheté à Paris, puis y rentrer par la route, au moyen du véhicule des Gallimard. Selon le témoignage de la fille de Camus, rapporté, en 2013, par le philosophe Jean-François Mattéi, c’est à Avignon, sur le quai de la gare, au moment où Francine et Albert Camus se séparaient que la première persuada le second de revenir à Paris avec les Gallimard. Un tel témoignage implique que, jusqu’à la gare, le couple avait plutôt l’intention de rentrer ensemble, par le train… et sans doute avec Char, s’il est vrai qu’il a bien été question d’un voyage ferroviaire de Camus avec son ami poète (sans doute décidé, sur le coup de la visite de ce dernier à Lourmarin, le 31, soit le lendemain de la lettre à Casarès), mais Char dont on ne comprend pas alors pourquoi Lottman ne mentionne pas sa présence à Avignon, le 2. D'un autre côté, si, comme le rapporte Todd, Char annonce, le 2, à Lourmarin, qu’il ne rentrera pas avec Camus, dans la voiture des Gallimard, cette annonce pourrait avoir décidé Camus à rentrer avec lui, en train, quoique pas nécessairement le même jour que sa femme et ses enfants : devant être à Paris le soir du 4, lui et Char pouvaient demeurer encore quarante-huit heures en Provence. Du même coup, s'expliquerait aussi pourquoi Char n'est pas à Avignon le 2. Du reste, si Char était présent chez les Camus, les 31 et 1er, et s’il annonça, le 2, sa décision de ne pas rentrer avec les Gallimard, il est probable qu’il était resté séjourner, dans la région (hôtel ou domicile d’une autre connaissance), à moins qu’il n’eût refait le déplacement, depuis son domicile de L’Isle-sur-la-Sorgue ; déplacement que, au demeurant, il pourrait avoir fait, le 2… ou le 3… Selon Lenzi, en effet, Char rend une courte visite à Camus, le matin du 3, pour l’avertir qu’il ne partira pas en voiture, avec lui (cf. Ibid., p. 28)…

 

 

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