Deux témoignages
À la fin de l’été 1980, à l’est du rideau de fer, le dissident tchèque Jan Zabrana écrit dans son Journal :
« J’ai entendu d’un homme qui sait beaucoup de choses, et qui a des sources, une chose très étrange.
Celui-ci affirme que l’accident de la circulation dans lequel, en 1960, est mort Camus a été organisé par l’espionnage soviétique.
Ils ont endommagé un pneu de l’auto, grâce à un instrument technique qui, à grande vitesse, l’a tailladé et troué.
L’ordre de cette action de liquidation avait été donné par le ministre des Affaires étrangères Sepilov, comme « récompense » pour l’article paru dans Franc-tireur en 1957 dans lequel Camus, en relation avec les événements de Hongrie, avait attaqué ce ministre, en le nommant explicitement.
On dit qu’il a fallu trois ans pour que les services d’espionnage puissent mener à son terme cette mission. Mais, à la fin, ils ont réussi, et de manière si parfaite que le monde jusqu’à aujourd’hui a cru que Camus était mort dans un banal accident de la route, comme il peut en arriver à n’importe qui. » (G. Catelli, « La mort de Camus », p. 51-52) (Pour le nom du ministre, nous adopterons l’orthographe française la plus courante : Chepilov).
Grand connaisseur des pays d’Europe de l’Est et ayant étudié, de près, la mort de Camus, en recueillant, à cette occasion, des témoignages dans l’entourage de Zabrana (décédé en 1984) et en analysant leur contexte, Giovanni Catelli observe que « [Zabrana] écrivait son journal comme un témoignage pour le futur, et pour ses futurs lecteurs : il ne pouvait pas se permettre d’écrire une chose qui n’était pas fondée et selon lui réelle. Le réalisateur Ales Kisil, qui a réalisé un très beau film sur le journal de Jan Zabrana, a déclaré que, dans ses traductions, dans ses écrits, dans son journal, Zabrana prenait le plus grand soin à ne jamais faire d’erreurs, à être très précis et pointilleux sur les faits qu’il racontait » (G. Catelli, « 60 ans de la mort de Camus : une polémique qui enfle »).
En 2014, alors qu’il vient de terminer une conférence de presse, à Milan, pour présenter son ouvrage, dans sa version originale italienne, Camus deve morire, l’avocat Giuliano Spazzali, présent dans l’assemblée, s’adresse à lui, en apportant, à l’appui de son témoignage, le sien. Par la suite, l’avocat, qui s’occupe de la défense de militants d'extrême-gauche du mouvement « ouvriériste », lui confirmera son propos, par écrit : « [À la fin des années 60] mes rendez-vous en France avec [Jacques] Vergès devinrent nécessaires, à cause de la présence de nombreux ″réfugiés″, qui allèrent s’y établir au moment des procès en cours ou déjà terminés et donc en raison des demandes d’extradition. » Ce fut au détour de l’une des conversations que Spazzali eut, à cette occasion, avec son célèbre interlocuteur, que celui-ci « fit allusion à la mort de Camus et même soutint avec force son opinion sur le sujet. Selon Vergès, Camus n’était pas mort dans un banal accident de la route, mais cet accident avait été provoqué à dessein. » Bien qu’il eût le sentiment que son collègue était en mesure d’apporter des éléments de preuve, Spazzali ne l’interrogea pas pour en savoir davantage, préférant demeurer dans la réserve qui lui semblait convenir, face à une information exceptionnelle fournie de façon, à la fois, minimale et spontanée (cf. Catelli, ibid., p. 248-249). Catelli ajoute, en paraphrasant, cette fois, le témoignage que fit, de vive voix, l’avocat italien, à l’issue de la conférence : « Selon Vergès, qui s’exprimait avec une grande assurance, soulignant que sa version des faits était le résultat d’informations précises […] l’accident où Camus avait perdu la vie avait été provoqué et préparé par une section du KGB, avec l’assentiment tacite des services secrets français » (ce que Spazzali a ensuite confirmé, dans sa note écrite précitée) (p. 247), services secrets dont Catelli rappelle à quel point ils étaient infestés, jusqu’aux plus hauts postes, par des agents travaillant pour l’Union soviétique.
Adhérent du parti communiste français depuis 1945 et secrétaire général de l’Union internationale des étudiants (organisation contrôlée par l’Union soviétique) de 1950 à 1954, fonction qui le fait résider à Prague et travailler sous la direction du futur chef du KGB Alexandre Chélépine (poste que celui-ci occupera de 1958 à 1961), dont il devient, à cette occasion, l’ami, de même qu’il le devient du futur dirigeant de la RDA, Erich Honecker, Jacques Vergès n’a assurément pas manqué de relations qui ont pu le mettre dans la confidence, d’autant plus que, après 1954, il continue de voyager dans les pays de l’Est, pour y retrouver d’autres amis haut-placés dans l’appareil communiste. De plus, après sa rencontre avec Mao, en 1963, il adopte les thèses de ce dernier, allant jusqu’à fonder une revue maoïste, en France. Devenu maoïste, il est donc, de fait, devenu un adversaire du communisme soviétique et de son influence dans le monde, la doctrine de Mao prônant notamment le tiers-mondisme censé offrir l’indépendance aux peuples, face aux deux impérialismes soviétique et étasunien (bien que, en fait, l’URSS de Khrouchtchev déguisera son impérialisme en tiers-mondisme, et que la Chine de Mao fera du tiers-mondisme un instrument d’hégémonie chinoise). De l’état de concurrence qui était principalement le leur, à l’origine, les deux communismes et les deux pays sont passés au stade de l’hostilité pure, notamment en cette fin des années 1960, où, après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, en 1960, puis, quatre ans plus tard, celle des relations entre leurs partis communistes respectifs et ceux de leurs pays satellites, les deux pays entrent en conflit armé, à leur frontière, en 1969, et se trouvent au seuil d’une guerre nucléaire. En ces années-là, Vergès peut donc n'avoir aucune réticence à diffuser une information au détriment des Soviétiques, notamment dans le milieu d’extrême-gauche auquel appartenait Spazzali, qui pouvait constituer un terrain de luttes d’influence privilégié. Il reste que l’on peut se demander si la puissance de l’emprise idéologique aurait pu être suffisante pour lui faire manquer à des amitiés anciennes et sans doute persistantes ? On pense surtout à ce qui aurait été son attitude à l’égard de Chélépine, bien qu’il convienne de noter que ce dernier a toujours manifesté une attirance pour la Chine de Mao ; ce qui eut pour conséquence que, à la fin des années 1960, alors qu’il vient de plaider, en vain, auprès de Brejnev, l’entente mutuelle avec les dirigeants chinois, les seuls services secrets étrangers à être présents sur le territoire chinois étaient le KGB (Au demeurant, le fait que Vergès aurait fait sa révélation à Spazzali, à la fin des années 60, soit vraisemblablement après 1967, année où, comme nous le verrons, Chélépine perd toute fonction au sommet du parti communiste de l’Union soviétique et de l’Etat soviétique, peut intriguer) ; Chélépine, dont il convient encore de souligner que, lorsqu’il dirigea le KGB, il le réorienta vers les affaires étrangères, en reléguant au second plan le traitement de celles internes, et que, en 1974, lorsque, en tant que membre du PCUS et du Soviet suprême, il aura à se prononcer sur la réponse à donner au cas de Soljenitsyne, il se déclarera pour l’emprisonnement de l’écrivain dissident, plutôt que pour son expulsion du territoire : deux observations qui ne manquent pas de faire écho aux témoignages concernant Camus. L’hypothèse d’amitiés trahies par Vergès est d’autant plus vraisemblable que ce dernier adhérait à l’idéologie communiste révolutionnaire, qui était issue, même dans le cas du maoïsme, des conceptions de Lénine, qui elles-mêmes avaient leurs racines, outre dans celles de Marx, dans celles de Serge Netchaïev ; lequel déclarait, dans son Catéchisme du révolutionnaire, divulgué en 1871 : « Seul celui qui prouve en actes qu’il est un révolutionnaire comme lui [le révolutionnaire] peut être son ami ou camarade. Le degré d’amitié et de dévouement et les autres obligations envers un camarade sont déterminés uniquement par le degré d’utilité pour la cause de la révolution réelle et destructive. » Après avoir cité ce texte, Stéphane Courtois observe : « Lénine se conformera strictement à ce principe, coupant toute relation avec une personne dès qu’il estimera qu’elle ne présente plus aucune utilité pour la cause. » (Lénine, l’inventeur du totalitarisme, p. 93) Cette négation « d’intérêts particuliers, d’affaires privées, de sentiments et d’attaches personnelles », qui fait que « l’amitié (…) la gratitude, l’honneur même, doivent être étouffés », comme le dit encore Netchaïev, n’en demeure donc pas moins paradoxalement compatible avec la disposition à ressentir les coups (portés indifféremment contre le révolutionnaire et la cause) et à y répondre. Le KGB, notamment lorsque Chélépine n’est plus à sa tête, aurait-il joué un mauvais tour à Vergès, pour le punir de sa trahison ou défection, et ce dernier y aurait-il répondu, en révélant un lourd secret ? Ou bien une collaboration entre Soviétiques et Chinois ne pouvant désormais plus être à l’ordre du jour, du fait de l’éviction de Chélépine des instances dirigeantes, Vergès considère-t-il avoir désormais toute latitude de pouvoir nuire aux intérêts des premiers (y compris, au passage, à la réputation de Chélépine, qui était chef du KGB au moment où l’assassinat de Camus aurait été commis) ? D’un autre côté, on admettra qu’il n’aurait pas insisté à divulguer le lourd secret, si seul Spazzali – néanmoins avocat très influent – put le recueillir, qui plus est de façon sommaire. Pourtant, les motivations maoïstes de cette divulgation s’accorderaient parfaitement, par contraste, avec ce qu’un agent des services secrets tchèques, rencontré à Prague, a déclaré à Catelli : « La source [pro-soviétique qui informa Zabrana] se rendit compte de son erreur, de l’euphorie dangereuse et de la négligence dont il avait fait preuve. Il lui fit comprendre que l’information était confidentielle, et qu’il ne fallait absolument pas la divulguer, et qu’il ne la confirmerait jamais. » (p. 159)
Pour autant, ne peut-on pas imaginer que Catelli aurait été l’objet d’une manipulation ? L’agent secret tchèque pourrait avoir saisi l’occasion de son enquête à propos d’une mention du journal de Zabrana, dont, quant à lui, il aurait été sûr de la fausseté. Il aurait cherché à amplifier une rumeur qui ne pouvait qu’être au détriment de l’ancien envahisseur soviétique, autrement dit de l’actuelle Russie, en s’assurant ainsi une éventuelle monnaie d’échange dans d’autres affaires (éteindre la rumeur ou la contrer, de manière suffisamment efficace, en échange d’un avantage pour les Tchèques). Sa façon de paraître confirmer le propos de Catelli, tout en paraissant retirer à ce dernier toute possibilité de vérification, et en finissant par le mettre en garde contre les ennuis qu’il pourrait s’attirer dans cette affaire, pour finalement lui conseiller d’en rester là (attitude qui avait déjà été celle d’un premier contact de Catelli, appartenant aux mêmes services, qui lui avait fait rencontrer cet agent), peut servir cette hypothèse. En s’évertuant à dissuader Catelli, les deux agents tchèques auraient pu d’abord avoir bien compris à qui ils avaient affaire (un homme opiniâtre, très investi dans l’éclaircissement de l’affaire) et que c’était la meilleure façon de l’inciter à poursuivre. Mais qu’en serait-il alors de Spazzali, dont il pourrait falloir comprendre qu’il collabore avec les services tchèques, d’autant plus que, Vergès étant mort en 2013, la source que celui-ci est prétendu avoir été reste désormais invérifiable ?... Du reste, bien qu’il soit, a priori, très improbable que, notamment dans sa période maoïste, Vergès n’eût fait une telle confidence qu’au seul Spazzali, on remarquera qu’il pourrait lui avoir fourni le renseignement, afin qu’il puisse disposer d’un moyen de se défendre – lui-même et pas seulement ses clients – contre d’éventuelles entraves du gouvernement français à son action de défenseur de suspects de terrorisme ou de complicité avec le terrorisme. Mais cette hypothèse d’une manipulation de Catelli ne doit pas non plus en occulter une autre, selon laquelle, en amont, c’est Zabrana lui-même qui aurait été désinformé. Il aurait reçu une fausse information d’un agent double ou d’un agent occidental se faisant passer pour une personne en contact avec des milieux de l’est très informés. Le pseudo-informateur aurait misé sur le dissident pour que la fausse information soit propagée à l’ouest, dans le but d’attiser le rejet du communisme et des Soviétiques. On pourra objecter que, dans la situation d’isolement qui était devenue la sienne (chassé de l’université, avec interdiction de pratiquer un métier intellectuel), isolement qui ne faisait qu’accentuer celui dû au rideau de fer, Zabrana était très mal placé pour communiquer avec l’ouest. D’un autre côté, que l’information eût pu être ultérieurement retrouvée dans les confidences, notamment écrites, d’un intellectuel tchèque en augmentait évidemment l’importance et la crédibilité (à la différence d’une simple rumeur qui aurait surgi d’on ne sait où, directement en occident), et celui qui l’aurait fourni à Zabrana aurait pu escompter sa diffusion, à moyenne échéance. La fragilité de l’hypothèse tiendrait plutôt, a priori, dans le fait que, de son côté, Vergès aurait dû avoir été informé par la même source (ou une source très voisine), et que, du fait de son statut de contact privilégié de dirigeants du bloc soviétique, avec certains desquels il entretenait même des relations plus que cordiales, il aurait pu leur soumettre l’information et être ainsi en mesure de la vérifier. Pourtant, cette réserve est elle-même sujette à deux réserves : l’avocat pouvait craindre de se révéler à eux comme détenteur d’une telle information. De plus, comme nous l’avons dit, à la fin des années 1960 – à supposer qu’il ne disposait pas de l’information avant son passage au maoïsme – il avait pris ses distances, pour ne pas dire qu’il se trouvait en rupture, par rapport à eux, dans la disgrâce desquels il pouvait donc être tombé, ce qui, du coup, rendait quasiment impossible qu’il vérifie l’information, auprès d’eux.