Nationale 6 et Nationale 7 : Camus et De Gaulle
Du 4 au 11 janvier, Charles De Gaulle effectuait un séjour privé, à l’ancienne abbaye de La Celle, située près de Brignoles, dans le Var, dans une partie aménagée en hôtellerie, lieu qu’il prisait, bien qu’il n’y eût plus séjourné depuis quatre ans, soit deux ans avant son retour au pouvoir. Grand amateur de déplacement en automobile (à la différence de Camus), il était parti de Paris, par la route, à 7 h 30, et était arrivé à La Celle à 20 h 40 ; il aurait donc pu croiser la voiture où se trouvait ce dernier, à condition d’avoir, comme lui, emprunté la N 6. Deux voies principales s’offraient, en effet, à lui : la N 6 et la N 7, la première rejoignant la seconde, à Lyon, en lui passant le relais vers le sud. Selon Paris-presse du 12 janvier, le trajet, du moins pour le retour (effectué le 11 janvier), était de « quelque 900 kilomètres » et était à effectuer en une seule journée. Etant donné que la route ordinaire mesure aux alentours de 830 km, il pourrait avoir emprunté des détours, qui auraient pu se justifier pour la sécurité, quoique difficilement pour ce qui est d’effectuer le trajet dans la journée ; en vertu de quoi, le chiffre de 900 pourrait avoir été arrondi, à l’excès, soit par la presse, soit par sa source (par mesure de sécurité) (au demeurant, la visite de la centrale atomique de Marcoule, que, dans son édition du 5 janvier, Paris-jour, rapportant des on-dit, soupçonne avoir eu lieu, à l’aller, n'ayant pu qu’occasionner un détour infime). La N 6 et la N 7, entre Paris et Lyon, étaient quasiment de longueur égale (à moins d’une dizaine de kilomètres près), et rendaient donc tout aussi égal le trajet entre Paris et Brignoles par l’une ou l’autre des deux nationales (soit, comme nous l’avons dit, environ 830 km). Sur la N 6, les deux voitures auraient pu se croiser, entre Sens et Mâcon (ville que la voiture de Gallimard quitta, le matin du 4, entre 9 h et 10 h). Sur la N 7, que la Facel Vega avait quitté, à Lyon, la veille, elles n’ont pas pu le faire. Il ne fait guère de doute que, si les deux voitures s’étaient croisées ou s’étaient évitées de peu, le même jour et sur la même route, la presse et les biographes en auraient parlé. Il est donc très probable que De Gaulle a emprunté la N 7, dès Paris. À vol d’oiseau, l’abbaye de La Celle n’est située qu’à 68 km de Lourmarin ; par la route, à 91 km ; Lourmarin où les obsèques de Camus eurent lieu, le 6 janvier (La veille, en début d’après-midi, le général avait repris la route, pour un trajet d’une centaine de kilomètres jusqu’à Forcalquier, d’où il était revenu en fin de journée). Dans le tome II de ses Mémoires accessoires, le fils De Gaulle, Philippe, qui fut du séjour, à l’abbaye, consacre une page à relater les sujets de conversations que, à cette occasion, il eut avec son père. Bien que cette relation ne soit sans doute pas exhaustive et n’ait même sans doute pas prétendu l’être, on remarque que la mort de Camus – récent prix Nobel et protégé du ministre Malraux – ne semble pas avoir été un sujet abordé, pas plus qu’elle ne le fut dans la correspondance de l’époque du chef de l’Etat publiée par le même fils. Pourtant, le fait que De Gaulle serait demeuré absolument muet et même indifférent à la question, en ces jours, reste, bien sûr, invraisemblable, et est, du reste, infirmé par les colonnes de L’aurore du 6 janvier. L’auteur de l’article y rapporte que, dans les journaux locaux que lui a rapportés de Toulon son aide de camp, le matin du 5, « le Président de la République n’a parcouru que les articles relatant la mort d’un homme qu’il admirait beaucoup : Albert Camus. Il avait appris le tragique accident (…) la veille au soir. Il avait alors confié à l’un de ses proches, qui lui annonçait la nouvelle : ″C’était un homme, physiquement et moralement. Son talent restera impérissable. Il nous aidera à ne pas l’oublier. ″ » L’abbaye de La Celle était l’un des lieux de prédilection du général pour y marcher, méditer et rédiger ses mémoires. Il venait de perdre son frère cadet Pierre, le 26 décembre ; en vertu de quoi, dans son édition du 6 janvier, France-Soir rapportait : « ″Fatigué, touché par la perte de son frère Pierre de Gaulle, le général désire le repos absolu″ disent ses intimes ».
Pour évaluer la vraisemblance de la thèse d’un attentat qui aurait été avalisé, voire coplanifié, par les services secrets français, comme le soutenait le témoignage de Vergès, au dire de Spazzali, il convient de recenser, en corrélation éventuelle avec ce qu’aurait pu être la fameuse raison d’Etat, les accords et les désaccords, les affinités et les antipathies reliant ou séparant le chef suprême des services, à savoir le chef de l’Etat français, et celui qui en aurait été la victime. Dans ses éditoriaux parus dans Combat – qui venait de sortir de la clandestinité et connaissait une forte diffusion – Camus s’était montré favorable au gouvernement provisoire établi à la Libération, en ayant même eu des formules élogieuses, à l’égard de son chef, lui manifestant « la gratitude que mérite l’homme qui a su amener la France à la place qu’elle occupe aujourd’hui » (18 décembre 1944) : « La rectitude est aujourd’hui la suprême habileté de la France. Le général de Gaulle l’a démontré pendant cinq ans » (3 janvier 1945) ; « Il faut reconnaître, sans détour, que, depuis de longues années, la France n’avait pas entendu de paroles plus hautes et plus fermes. On y reconnaît le désir têtu de la vérité et de l’honneur, le dédain de l’artifice et le courage lucide » (15 octobre 1944). Toujours dans ses éditoriaux, il s’était aussi montré favorable à « la plus impitoyable et la plus déterminée des justices » à l’égard de Pétain (2 novembre 1944), et, plus largement, à l’épuration, qu’il souhaitait voir appliquer de façon limitée, mais étendue à toutes les sphères de la population, en semblant même approuver, dans un premier temps, les condamnations à mort (cf. 18 octobre 1944). Il avait, en outre, manifesté de la défiance envers les Etats-Unis, auxquels il reprochait de se permettre de dénoncer le rapprochement entre De Gaulle et Staline, notamment lors de la signature du « traité d’alliance et d’assistance mutuelle franco-soviétique » du 10 décembre 1944 (officiellement destiné à se protéger de l’Allemagne), alors que eux ne s’étaient pas manifestés, à temps, avant la guerre, pour contrer la montée des périls en Europe, où ils avaient même appuyé des régimes nationalistes (cf. Combat du 18 décembre 1944) (ce qu’ils avaient fait, à la fois, pour gêner les empires britannique et français – les régimes nationalistes en question, y compris quasiment l’italien et l’espagnol, se trouvant n’avoir aucune colonie mais aspirer à en avoir – et pour entraver l’expansion du bolchevisme… expansion qu’ils allaient pourtant favoriser, par complaisance, naïveté et faiblesse due à la maladie du Président Roosevelt, en février 1945, à la conférence de Yalta, en se partageant avec les Soviétiques les pays jusque-là impliqués dans la guerre… ce que, si l’on en croit son fils Philippe, De Gaulle aurait déclaré qu’il n’aurait jamais permis, s’il y avait été invité à délibérer, à l’inverse de ce que l’ambassadeur Alexandre Bogomolov a rapporté qu’il lui avait confié : « Le gouvernement français est globalement satisfait des accords de Yalta »). Porté, comme ce dernier, à renvoyer dos à dos l’idéologie et l’impérialisme étasuniens, d’un côté, et, de l’autre, ceux soviétiques – idéologie qu’il nommait, dans les deux cas, « technolâtrie » – Camus n’en restait pas moins conscient, sans doute comme lui, que les seconds constituaient le plus grand danger (cf. Todd, p. 454-455).
Camus fut reçu par le général, en entretien privé, en mars 1958, et, plus tard, dans la même année, alors que celui-ci était revenu au pouvoir, lors d’un déjeuner à l’hôtel Matignon, lors duquel l’écrivain eut la désagréable surprise de découvrir que lui et sa femme (qui l’avait poussé à accepter l’invitation) n’y étaient pas les seuls invités. D’une façon générale, De Gaulle conserva, vis-à-vis de lui, une attitude distante, refusant de paraître acquiescer à quelqu’une de ses demandes, et l’informant tout au plus qu’il transmettait à ses services compétents – lorsque Camus ne s’adressait pas directement à eux – ses requêtes d’amnistie de musulmans algériens condamnés par les tribunaux, dont plusieurs connurent une suite favorable. La dernière demande que lui adressa, par lettre, Camus, le fut dans le mois précédant sa mort : il lui demandait de libérer les personnes emprisonnées pour objection de conscience – demande dont on n’a pas de peine à imaginer qu’elle répugna au général. Lors de leur première rencontre, face à son hôte qui exprimait son inquiétude pour l’avenir de l’Algérie, au cas où elle serait « perdue » à la France, étant donné notamment la possible « fureur des Français d’Algérie », le général, tout en se montrant favorable – au conditionnel – à une solution fédérale, eut l’un de ses fameux mots dont il était quasiment impossible de savoir s’ils relevaient de la boutade (moyen de couper court comme l’on tire un rideau derrière lequel disparaître) ou de la manifestation lointaine d’une arrière-pensée (on pense, en l’occurrence, à son futur abandon de l’Algérie, où nombre de vies françaises ne seront pas épargnées, notamment lors des massacres permis ou ordonnés d’Alger et d’Oran, en mars et juillet 1962, des opérations spéciales des barbouzes, à l’automne et l’hiver 1961, et des condamnations à mort par des juridictions spéciales ou d’exception, dont le défaut de légalité finira par entraîner la modération des juges y siégeant ou leur interdiction par le conseil d’Etat) : « J’ai soixante-sept ans et je n’ai jamais vu un Français tuer d’autres Français. Sauf moi. » (Carnets III – cf. Todd, p. 713), formule qui, au demeurant, peut n’être vraie que si elle est prise au premier degré (de visu), et, par ailleurs, sans que l’on puisse savoir si « tuer » signifie uniquement « faire tuer ». Sans doute, faisait-il, d’abord, l’aveu de son agression de Dakar, en septembre 1940, du Gabon, deux mois plus tard, de la Syrie et du Liban, en juin-juillet 1941, ou encore de La Réunion, en novembre 1942, des cent mille morts, au moins, de l’épuration d’après-guerre, épuration à laquelle il avait incité pendant la guerre, à quoi s’ajoutent les forts soupçons de son implication dans des assassinats ou tentatives d’assassinats de personnalités qui lui étaient rebelles voire simplement rivales (notamment l’amiral Darlan et le général Giraud).
Camus défendait, à égalité, les musulmans d’Algérie et les Français d’Algérie (nommés « pieds-noirs » par les métropolitains), qu’il considérait, tous, comme indigènes sur leur sol (sa femme, qui, par sa mère, descendait de Berbères, allant même jusqu’à revendiquer son antécédence sur les Arabes), toute négociation avec un FLN n’ayant pas renoncé aux actions terroristes et toute séparation radicale du territoire algérien d’avec la France étant dès lors exclues… même si, dans les mois précédant sa mort, il paraissait se résigner au fait que ses avertissements et ses propositions sur l’avenir de sa terre natale ne soient jamais pris en compte, quoiqu’en se retenant peut-être surtout de toutes prises de position publiques pouvant entraîner un envenimement de la situation ou des représailles sur ses proches restés en Algérie ; Algérie à laquelle De Gaulle venait de promettre l’autodétermination, offre que, de son côté, il estimait biaisée, du fait du rôle majeur accordé – non seulement par la France mais aussi par nombre de pays étrangers – au FLN, qui, depuis l’automne 1958, avait établi un gouvernement provisoire, au grand dam de De Gaulle lui-même… quoique l’on puisse s’interroger sur la nature réelle de la démarche de ce dernier, depuis le milieu des années 1950, dans la perspective de son retour au pouvoir, certains le soupçonnant – notamment sur la base de confidences faites par Jacques Dauer, l’un des artisans de ce retour – d’avoir appuyé secrètement la montée en puissance du FLN, à seule fin d’accroître le désordre en Algérie et de donner aux Français un motif puissant de le rappeler aux affaires et d’abolir la IVème république. Le 10 octobre 1956, en visite à l’ambassade d’URSS, son directeur de cabinet, Gaston Palewski, déclare à l’ambassadeur : « De Gaulle est sur le point d’accéder au pouvoir. La dégradation de la situation en Algérie et les actes de terrorisme vont amener la chute de Guy Mollet. Le président Coty est pour De Gaulle. De Gaulle sera le premier qui va s’occuper du règlement du problème algérien. Dès qu’il sera au pouvoir, le général sera prêt à entamer des négociations avec les représentants algériens. » (cité par Henri-Christian Giraud, dans une conférence) Si une telle déclaration ne prouve pas l’existence d’un complot gaulliste, elle ne prétend pas moins offrir un plan d’avenir d’une grande précision et d’une grande assurance, comme si elle pouvait, non seulement donner des gages au mouvement indépendantiste, mais encore se baser sur une action dont elle anticiperait le plein déploiement et les effets. Cette hypothèse d’une fomentation du retour de De Gaulle offre l’avantage d’expliquer l’indécision ou les tergiversations ou les revirements, qui furent manifestement les siens, une fois ce retour effectué : il n’aurait pas eu encore vraiment prévu, ni peut-être même réfléchi à ce qu’il allait faire de l’Algérie (n’ayant plus été aux affaires, certains éléments indispensables pouvaient, certes, lui avoir manqué) ; qui plus est, il se serait retrouvé piégé par les ententes secrètes conclues avec le FLN, dont la montée en puissance et l’intransigeance croissante – que peut illustrer le remplacement de Ferhat Abbas par Ben Khedda, à sa tête, en août 1961 – l’auraient finalement débordé, sans qu’il puisse s’en défaire (L’illustrerait parfaitement ce qui est arrivé, entre juin 1960 et juillet 1961, à Si Salah, chef de la wilaya IV – région musulmane de l’Algérois – réfractaire au gouvernement provisoire et soucieux de conclure directement une entente avec les autorités françaises, qui fut reçu, avec ses adjoints, par De Gaulle en personne, avant d’être laissé dans l’incertitude d’une réponse puis périr dans une embuscade de l’armée française contre des fellaghas qui l’avaient fait prisonnier et le conduisaient devant le gouvernement provisoire, à Tunis. Tous les témoins algériens de la rencontre avec De Gaulle furent éliminés par des commandos français et les témoins français réduits au silence). N’est pas pour infirmer l’existence de telles ententes secrètes le fait que le gouvernement métropolitain et le FLN se respecteront, sur le territoire de la métropole, lors de la guerre qu’y mènera ce dernier contre les Algériens fidèles à la France et contre les messalistes (très majoritaires dans l’émigration) : les services secrets français avaient ordre de ne procéder à aucune élimination de membres du FLN et de leurs sympathisants, en métropole, et, de son côté, ce dernier n’y procéda à aucun attentat aveugle s’en prenant aux civils. N’est pas, non plus, pour l’infirmer, le fait que la création du Comité de salut public, à Alger, le 13 mai 1958, la veille de son appel au retour au pouvoir du général De Gaulle, est précédée, quatre jours plus tôt, de l’exécution de trois militaires du contingent prisonniers du FLN (Que cette triple exécution ait été ou non une pure coïncidence, qu’elle ait ou non relevé d’une stratégie purement FLN, il reste que, deux mois plus tôt, à Alger, Jacques Soustelle, ancien gouverneur général d’Algérie, préparait le retour du général, en s’assurant des bons offices d’Alain de Sérigny, directeur et éditorialiste très influent de La dépêche algérienne, qui, le 11 mai, publiera une tribune d’appel au général, dont l’écho sera considérable – tribune dans laquelle, selon Laura Schmitt, de Sérigny « met en concurrence les activistes ultras prêts à un coup de force s’appuyant sur l’armée seule, et les gaullistes menés par Léon Delbecque », gaullistes auxquels de Sérigny s’est rallié, fin mars). Pour se défaire de tels accords secrètement conclus et dont les effets se seraient avérés embarrassants, De Gaulle ne pouvait pas avoir recours à d’autres indépendantistes (essentiellement messalistes), dont la perte d’influence avait été la contrepartie de la montée en puissance du FLN, et puisqu’étant désormais soumis au chantage de la révélation de ce qu’avaient été ses agissements et tractations pour arriver au pouvoir. Dans de telles circonstances, le recours à des subterfuges pouvait s’avérer dérisoire, tel le projet de partition auquel il demande à Alain Peyrefitte de travailler ardemment et de donner une grande publicité, au second semestre 1961 (l’algérois et l’oranais revenant aux populations d’origine européenne et aux musulmans francophiles), projet auquel il semble n’avoir accordé d’autre finalité que de laisser croire au FLN qu’il pouvait bel et bien s’agir d’une solution à son extrémisme : manœuvre qui n’eut aucune suite (peut-être parce qu’éventée par des espions soviétiques qui auraient été présents dans l’entourage du chef de l’Etat, comme nous le verrons). D’un autre côté, quel effet auprès de l’opinion publique, de la solution que proposait Camus, à la suite du professeur en droit et député Marc Lauriol, pouvait avoir à craindre le chef de l’Etat ? Ce dernier avait conçu un fédéralisme reposant sur une chambre de députés commune à la métropole et à l’Algérie, mais dont une partie, élue par la seule métropole, légiférerait sur les sujets n’intéressant que la première, et une autre, élue par la seule Algérie (et dont la majorité aurait été de coutume coranique, aucune discrimination ne subsistant entre les habitants d’Algérie), sur ceux n’intéressant que la seconde, les deux se retrouvant pour légiférer en commun sur les sujets d’intérêt commun (cf. Algérie et Algérie nouvelle, in Actuelles III). En théorie, la proposition pouvait paraître adéquate, mais, en pratique, ne pouvait que se poser le dilemme de savoir où commence et où finit l’intérêt commun, quelles sont les affaires personnelles (pour reprendre le terme utilisé par Lauriol) et quelles sont les affaires communes, et aussi sous quel régime local risquaient de finir par vivre, par la force des choses, les Algériens d’origine non musulmane, minoritaires. Dans le fond, la vision qui s’avèrera être celle de De Gaulle – qu’elle ait été ou non forcée, voire faussée, par le cours des événements – était sans doute plus judicieuse, nonobstant les mauvais moyens qui auront été employés pour la réaliser… et mal la réaliser : prendre en compte le déséquilibre démographique qui risquait, tôt ou tard, de jouer en faveur des musulmans, jusqu’y compris concernant les affaires communes à la métropole et à l’Algérie, puisqu’il ne pouvait être question d’interdire à des citoyens de métropole de s’installer en Algérie, et vice versa. Défendre l’idée d’une Algérie française ne pouvait-ce pas qu’être une chimère sur le plan du droit et de la démocratie ? Mais Camus n’avançait pas sa proposition, en fanatique, et était tout à fait disposé à y renoncer pour une autre qui lui aurait paru plus pertinente, à condition qu’elle lui conserve sa terre natale à teneur – pour ne pas dire à culture – française.
Un accord de De Gaulle, tacite ou non, pour l’élimination de Camus est improbable, bien que son séjour d’isolement à La Celle et les dates auxquelles il eut lieu puissent immanquablement conduire à l’imaginer, la proximité de Lourmarin pouvant même faire supposer, soit qu’il cherche à brouiller les pistes, en donnant un motif d’éloigner la suspicion de quelqu’un qui n’aurait pu avoir la légèreté de séjourner longuement à deux pas de victimes du méfait qu’il aurait eu laissé s’accomplir et au moment où celui-ci venait juste d’être accompli, soit qu’il souhaite être au plus près du foyer de possibles tensions, en vue de réduire le nombre et l’action des intermédiaires nécessaires à son traitement – mais, à ce propos, on notera que, pendant son séjour, s’il reçoit la visite du préfet du Var, comme le rapporte son fils (ainsi que Paris-jour du 5 janvier, qui ajoute le préfet maritime de Toulon, comme invité), il ne reçoit pas celle de celui du Vaucluse. On ne doit pas cependant sous-estimer que De Gaulle déléguait entièrement le traitement et même – aussi étrange que cela puisse paraître – la décision des opérations spéciales au chef du SDECE (du moins selon certaines sources, car, selon d’autres, au moins pour ce qui concerne la lutte contre le FLN, la décision venait du premier ministre, Michel Debré – qui était très partisan de l’Algérie française, ce qui éloigne de lui toute suspicion concernant la mort de Camus). Néanmoins, beaucoup plus vraisemblable serait l’hypothèse d’un accord tacite entre le KGB et/ou son groupe habituel d’exécutants tchèques et un échelon des services secrets français infiltrés par les Soviétiques, un groupe d’agents ayant même pu, comme l’avance Catelli, constituer un service parallèle, à l’intérieur des services officiels, et ignoré d’eux. Une infiltration soviétique des services secrets français semble bien avoir eu lieu, en ces années, et avoir été de très grande ampleur, au dire notamment de deux espions soviétiques passés à l’Ouest : Anatoli Golitsyne et Oleg Kalugin (le conseiller à la sécurité du premier ministre français Michel Debré, Constantin Melnik, de son côté, certifiera que le mouvement gaulliste fourmillait d’agents du KGB). Au début du printemps 1962, le témoignage de Golitsyne, réfugié aux Etats-Unis depuis le 15 décembre, décida le Président Kennedy à adresser une lettre personnelle, remise, en mains propres, par porteur spécial, à De Gaulle, pour l’en avertir. Or, ce dernier, s’il en informa, sans tarder, le SDECE et le laissa procéder aux vérifications de mise, estima, par la suite, qu’il s’agissait plus d’une tentative de déstabilisation par les services étasuniens que d’une aide véritable (On pourra s’interroger sur la pertinence ou la sincérité de cette analyse, à un moment où la France vient de signer les accords d’Evian garantissant l’indépendance à l’Algérie, conformément au souhait de l’administration étasunienne, qui pouvait être parfaitement consciente que des services de renseignement en état de fonctionner étaient nécessaires à leur application, à moins de supposer que les services de renseignement étasuniens eussent été informés de la présence d’opposants résolus et efficaces aux accords d’Evian dans les rangs du SDECE, qu’il se serait donc agi de désorganiser – ce que semble, du reste, étayer la lutte très modérée que mena le SDECE contre l’OAS, qui comptait dans ses rangs d’anciens frères d’armes du directeur du Service, lequel, a contrario, fit mener une lutte résolue contre les barbouzes, ce qui valut, d’ailleurs, au SDECE une perquisition de son siège par la police judiciaire. Du reste, pas plus les Lettres, notes et carnets de cette période publiés par le fils Philippe, que les Mémoires d’espoir, ne portent de trace de cet état d’alerte au sein du SDECE, dont on peut supposer qu’il fit l’objet d’un traitement par voies secrètes auquel l’amiral n’a pu accéder ou qu’il n’a pas pu ou pas voulu divulguer – bien que l’on remarque aussi qu’il n’en est pas plus fait mention dans ses ouvrages de souvenirs consacrés à son père). Les interrogatoires de Golitsyne par des agents de la CIA et par une équipe mixte d’agents du SDECE et de la DST avaient pourtant montré que ce dernier ne mentait pas, mais qu’il n’avait cependant eu accès qu’à des documents où ne figuraient pas les noms des traitres – sa tâche ayant été d’évaluer les renseignements que ces derniers fournissaient, sans avoir à les connaître – ce qui compliquait les recherches. Golitsyne avertissait de la présence d’agents infiltrés dans le cabinet de De Gaulle, au Parlement, et dans les services de renseignement, services où était censé agir un réseau de 12 officiers sous le nom de code Saphir. Un seul agent français, haut-fonctionnaire travaillant à l’Etat-major général de la Défense nationale, depuis la fin des années 50, fut arrêté, en août 1963, alors qu’il travaillait désormais, depuis presque un an, à l’OTAN : Georges Pâques. Malgré l’ampleur et la gravité de la trahison dont il avait été coupable, qui font de lui le plus gros agent français prosoviétique à avoir été démasqué, il bénéficia d’un traitement de faveur de la Justice, avant d’être finalement gracié en 1970. Concernant le réseau Saphir, l’enquête semble avoir échoué à réunir des preuves suffisantes, avoir dégénéré en suspicion généralisée et avoir plongé le SDECE dans la confusion (laquelle, ajoutée à la défiance habituelle de De Gaulle envers les Anglo-saxons, fut à l’origine de son jugement sur l’affaire cité plus haut). Le seul résultat positif de l’enquête conduite au sein des services de renseignement fut, en 1970, la réorganisation du SDECE, qui entraîna la démission forcée de deux de ses hauts responsables, qui avaient été suspectés, quand d’autres, qui eux aussi l’avaient été, purent rester dans le service.
Sources
Livres :
Giovanni Catelli, La mort de Camus.
Herbert R. Lottman, Albert Camus (éd. 1978).
Olivier Todd, Albert Camus – une vie.
José Lenzini, Les derniers jours de la vie d’Albert Camus.
Thierry Wolton, Le KGB en France.
Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme.
Charles De Gaulle, Lettres, notes et carnets – juin 1958-décembre 1960 ; (id.) 1961-1963.
Id., Mémoires d’espoir.
Philippe De Gaulle, Mémoires accessoires, t. II.
Id., De Gaulle, mon père, t. I.
Philippe Barthelet et Olivier Germain-Thomas, Charles de Gaulle jour après jour.
André Figueras, Les origines étranges de la vème république.
Hélie de Saint Marc, Mémoires – Les champs de braises.
Albert Camus, Actuelles (I-III).
Articles :
Albert Camus, Kadar a eu son jour de peur (texte de la conférence à la salle Wagram du 15 mars 1957 publié dans Franc-tireur du 18 mars).
Grande enquête : Giovanni Catelli ″Camus a-t-il été assassiné ? ″ (interview de Catelli dans la revue en ligne L’inactuelle, 21 décembre 2019).
Giovanni Catelli, 60 ans de la mort d’Albert Camus : une polémique qui enfle (L’inactuelle, 20 juillet 2020).
Id., Jacques Vergès, Camus et le KGB (id.).
J. Leca, Algérie – Du nationalisme à l’indépendance (Encyclopaedia Universalis, 1982).
Xavier de Régis, Une ruse du général : la partition (Historia, numéro spécial mars 1982).
Laura Schmitt, Alain de Sérigny, homme de presse et acteur politique (20ème siècle, n° 130).
Paris-presse – L’intransigeant des 6 et 12 janvier 1960.
Le Figaro des 5 et 6 janvier 1960.
France-Soir des 5, 6 et 7 janvier 1960.
L’aurore du 6 janvier 1960.
Paris-jour du 5 janvier 1960.
Combat de septembre 1944 à avril 1945, des 5 et 12 janvier 1960 et du 5 mars au 4 avril 1960.
L’automobile, n° 166 de février 1960.
Articles francophones et anglophones sur Wikipédia :
Dmitri Chepilov (aussi art. russophone, par traducteur automatique)
Alexandre Chélépine (id.)
Ivan Serov
Nikita Khrouchtchev
Leonid Brejnev
Mao et maoïsme
Rupture des relations sino-soviétiques
Jacques Vergès
KGB
Paul Grossin
Ailleurs sur internet :
Albert Camus, au jour le jour (camusaujourlejour.com).
forum-auto.caradisiac.com (collection : Anciennes : Après-guerre 1945-1971 : Mythiques Facel-Vega, p. 61 et 602 – contient des photos de l’épave et des débris entreposés).
Documents audiovisuels :
La mort d’Albert Camus (actualités régionales du 5 janvier 1960, archives de l’INA).
Interview de Jean-François Mattéi par Arnaud Guyot-Jeannin (Radio Courtoisie, 19 novembre 2013).
Jean Guisnel et David Korn-Brzoza, L’histoire des services secrets français – 1940-2009 (4 épisodes).
Laure Adler et Patrick Rotman, Les brûlures de l’histoire – Le second front : la guerre d’Algérie en France 1954-1962.