Ferraille et hypothèses
Selon le biographe Herbert Lottman, qui rapporte l’avis des enquêteurs, « l’accident semblait dû au blocage d’une roue ou à la rupture d’un essieu » – du moins, est-ce la citation qu’en fait Catelli, dans la traduction française (p. 18) de son propre texte original (p. 14), traduction conforme à ce que dit ce dernier : « blocco di una ruota », alors que dans l’édition originale anglaise du texte de Lottman, il est question de « blowout », que l’édition française du même texte traduit par « crevaison » (p. 673), et dont la traduction exacte serait « éclatement », « blowout » par lequel est rendue la formule italienne de Catelli, dans son édition anglaise (p. 4), qui s’est donc permis de corriger (probablement avec l’accord de l’auteur). Catelli s’est manifestement livré à une traduction très libre du texte de Lottman – d’autant plus étonnante qu’elle est censée s’inscrire dans une suite d’arguments en faveur du témoignage de Zabrana, qui parle de crevaison – en l’interprétant, conformément à l’avis de René Etiemble, qui, dans un article publié, dès la fin janvier, dans une revue dirigée par Aragon, parle de blocage de la roue arrière-gauche, et semble s’être, avant tout, appliqué à incriminer le constructeur automobile et à innocenter son ami Gallimard (qui n’aurait donc pas été coupable d’avoir utilisé des pneus usés et/ou sous-gonflés) (cf. Lottman, p. 685)… et, pourquoi pas, au passage – qu’Etiemble en eût été conscient ou non – à innocenter des services secrets de l’Est ? (Précisons que l’enquête a établi que le taux d’usure des quatre pneus était de 40 %, et que leur pression avait été vérifiée pour l’avant-dernière fois où Gallimard s’était servi de la voiture sur un grand trajet, ce qui renvoie ni plus ni moins qu’à son départ de Paris, les jours avant Noël). On notera que la formule de Catelli n’implique pas nécessairement qu’il y ait eu, à la fois, blocage de roue et rupture d’essieu, ni que la roue et l’essieu en question auraient été attenants, puisque, si, au vu des images, l’essieu avant peut s’être rompu, rien ne montre que cela a pu être le cas de celui arrière. Pourquoi parler de « blocage d’une roue », comme le font Etiemble et Catelli ? Selon quel indice ou quel critère ? L’hypothèse semble, avant tout, justifiée par le fait que, par le passé, le propriétaire du véhicule avait fait réparer, à deux reprises, ce défaut sur la roue arrière gauche de son véhicule, selon son garagiste – défaut qui ne peut qu’être dû à une défaillance du système de freinage, notamment du tambour (ce qui, à la rigueur, aurait pu être constaté sur la roue et sur le tambour qui était resté joint à elle, même éprouvés par l’ « accident », bien qu’aucune source n’en ait fait état), un blocage de l’arbre de transmission, par contre, n’ayant eu pu qu’être nommé autrement que « blocage de la roue ».
Une photo montre, présent sur les lieux parmi les enquêteurs, à la nuit tombée (ce qui a lieu tôt, dans l’est de la France, en cette période de l’année, qui plus est, sous un ciel couvert, comme c'était le cas, ce jour-là), un homme en civil, portant une casquette, à quatre pattes, lampe électrique en main, inspectant la région de la roue arrière gauche. Il vise, en profondeur, le dessous de la voiture, comme s’il cherchait la cause de l’éclatement du pneu. Il est possible qu’il cherche aussi la cause du sillon laissé dans l’asphalte, qu’ont mentionné des articles de presse – celui de France-Soir du 7 janvier précisant qu’il était profond d’un centimètre. Le Journal L’automobile du mois suivant parlera d’ « une trace discontinue (…) longue d’une soixantaine de mètres », chiffre conforme à celui de l’enquête officielle : 63 mètres, trace qui était sans doute elle-même comprise dans ce que l’édition du 5 janvier du Figaro présente comme « des traces de frottement de pneu [qui] auraient été relevées sur 80 mètres » et qui s’arrêtaient définitivement avant le premier arbre heurté, lesquelles traces, selon l’édition de L’aurore du lendemain, indiqueraient que « c’est l’éclatement du pneu arrière gauche qui a déséquilibré la voiture » – défaillance du pneu arrière gauche que ne remet nullement en cause France-Soir, dans son édition du 7 janvier, tout en mentionnant « 150 m. de dérapage (…) 150 mètres de frottement sur la chaussée ». Si ce sillon était bien d’une longueur d’au moins 60 mètres ou plus, il a donc dû commencer d’être tracé, bien avant le premier choc, notamment si, selon la version B, celui-ci n’a eu lieu qu’au platane situé juste avant et du même côté que celui du choc final (distance qui n’excède pas treize mètres), d’autant plus qu’une photo, publiée à la une du Paris-presse du 6 janvier, montre les dix derniers mètres du sillon arrivant de la voie du milieu et ayant donc probablement eu – nonobstant les zig-zags et alors que nous manque le tracé intégral du sillon – leur point de départ à l’écart des platanes de droite. Selon la version B, ce sillon n’a donc pas pu être laissé par un tube ou longeron du châssis mis à vif, à l’endroit de sa section par le premier choc, ni par l’extrémité gauche de l’essieu avant mise à nu par le premier choc et, de plus, peut-être entraînée dans le mouvement aléatoire de l’essieu arraché (quoiqu’il semble plutôt être demeuré solidaire de la voiture, jusqu’au choc final, jusqu’auquel la voiture semble avoir eu un mouvement centrifuge et de demi-tour uni et bien déterminé), mais il a très probablement été laissé, comme le relève l’auteur de l’article de L’automobile déjà cité, par « un bord de la jante » de la roue arrière gauche, au vu notamment du fait que « la trace s’élargit au fur et à mesure que la jante s’écrase », la discontinuité de la trace, quant à elle, ayant résulté du « contact jante et ensuite pneu » avec le sol, le bord de la jante mordant et démordant le pneu, en alternance (et prouvant, au passage, que la roue ne s’est pas bloquée) (À noter que l’auteur de l’article paru dans France-Soir du 7 janvier avait déjà parlé de « la jante rabotée par plus de 150 mètres de frottement sur la chaussée », frottement dont l’effet aurait donc pu être, pour finir, un sillon creusé, de façon discontinue, sur une soixantaine de mètres). Pour autant, on n’oubliera pas que le pneu avant gauche fut retrouvé, lui aussi, comme l’arrière gauche, abîmé et, comme permet de le distinguer le film de l’INA, lui aussi déjanté, sur environ un tiers de son flanc interne (l’information publiée dans l’édition de France-Soir précitée, selon laquelle « trois des quatre roues étaient intactes », étant assurément fausse) : la sortie du pneu avant gauche de la jante pourrait donc avoir précédé l’enfoncement transversal de celui-ci (la façon dont il est abîmé), autrement dit l’éclatement du pneu (du moins, ce qui serait nommé ainsi) pourrait avoir précédé le choc de l’avant de la voiture contre l’arbre (arbre qui n’en resterait pas moins situé sur le bas-côté droit, empêchant ainsi de valider la version A) – hypothèse que permettrait la communication du reporter de France-Soir, faite le 5 et publiée le lendemain : « Il est vraisemblable qu’un pneu gauche, à l’avant ou à l’arrière, on ne sait, éclata » (observation dont il convient néanmoins de préciser qu’elle figure dans un compte-rendu sommaire, au point d’être défectueux, de la scène : il y est fait état d’un seul arbre touché par la voiture et d’absence de témoin de sa sortie de route et de son écrasement). Un détail sur la photo publiée dans Paris-presse gêne pourtant la version B (ou sa variante, dans laquelle le pneu défectueux ne serait pas celui arrière mais celui avant), non pas pour ce qui est de la trace laissée au sol, qui peut, en effet, avoir été laissée par la jante de la roue arrière (ou avant) gauche, mais pour ce qui est de l’endroit du premier impact : le sillon dans l’asphalte, qui semble s’arrêter, au gré de l’alternance déjà mentionnée, file selon une ligne qui semble pouvoir être prolongée jusqu’au platane au pied duquel repose l’épave arrière de la voiture. Il ne semble donc pas indiquer le platane précédent comme lieu d’un choc, à moins que, comme le pense l’auteur de l’article de L’automobile, la roue avant droite engagée sur le bas-côté « rencontre une rigole d’écoulement des eaux perpendiculaire à la route » qui fait dévier brusquement le véhicule vers le platane en question, sous-entendu à un moment où la jante cesse de marquer le sol, parce qu’elle mord le pneu. D’un autre côté, puisque le sillon s’arrête définitivement une quinzaine de mètres avant le second platane heurté, c’est donc que, jusqu’à ce moment au moins, la roue avant gauche (si c’est bien elle qui trace au sol) est encore solidaire du véhicule, lui-même dès lors peu ou pas entamé, et que donc le choc sur un platane situé à gauche, qui aurait notamment enfoncé transversalement le pneu et l’aurait détaché, n’a pas eu lieu, alors même que, qui plus est, il est désormais trop tard pour qu’il ait lieu : ce qui semble bien invalider définitivement la version A.
On pourrait penser que des photos rapprochées ont été prises de tous les platanes qui auraient pu paraître impactés, photos qui permettraient de trancher la question, sans risque d’erreur. Or, bien que le Paris-presse du surlendemain publie une photo d’ensemble de la scène sur laquelle une grosse flèche blanche est censée indiquer l’endroit du premier impact sur le platane qui précède celui de l’épave (comme le fait aussi, dans son édition du même jour, L’aurore, cette fois – sens de la prise de vue oblige – au moyen d’un cercle tracé sur la face du platane opposée à celle ayant été au contact de la voiture), force est de reconnaître que la documentation souhaitée manque. Tout au plus, le magazine L’automobile du mois de février publie-t-il, dans le coin droit du haut de la page 9, une photo en noir et blanc, malheureusement non légendée et dont le contraste semble avoir été accentué, de l’un des deux platanes touchés : pour toutes traces, l’arbre porte des marques sombres superficielles pouvant avoir été laissées par la peinture noire de la carrosserie du véhicule et/ou par le pneu avant gauche. Etant donné que cette photo jouxte le platane qui, sur le dessin de la reconstitution de la scène, figure comme ayant été le premier platane touché, on est porté à penser qu’il s’agit bien du platane du premier choc ; d’autant plus que de telles marques n’apparaissent pas sur le second platane, qui, quant à lui, a été relativement bien saisi par l’objectif des caméras et des appareils photo. Aucun autre détail visuel de l’arbre heurté en premier ne figure dans la documentation dont nous avons disposé et dont semblent avoir pareillement disposé tous les auteurs que nous avons cités jusque-là (sans quoi leur localisation du premier platane eût été plus décidée ou plus précise, et alors que l’avis tranché de l’auteur de l’article de L’automobile manque d’être étayé par un relevé exhaustif des traces au sol et par une photo de platane sans équivoque, notamment quant à sa localisation), auteurs qui, eux-mêmes, ont sans doute été tributaires de témoins ou d’enquêteurs qui pourraient n’avoir pas disposé de beaucoup mieux, que ce soit sur le terrain ou sur des photos. Du reste, la photo publiée dans Paris-Presse a visiblement été retouchée, par incrustation de détails : l’image du pneu gisant au milieu de la voie de droite a été ajoutée, non pas, sans doute, que l’objet ne se serait pas trouvé à cet endroit, juste après l’écrasement du véhicule, mais plutôt que la voie avait été déblayée au moment où la photo a été prise et que la scène a dû être reconstituée, au laboratoire photographique, sur la base de témoignages ; d’autre part, au platane de la rangée de droite censé avoir été touché en premier, dont l’image est lointaine et sombre et qu’une flèche blanche est censée pointer à l’endroit de l’impact, a été ajouté grossièrement, au bout de cette flèche, un trait épais très sombre débordant le tronc et censée figurer l’écorchure de l’arbre par le premier choc (détail qui n’apparaît sur aucune des prises de vue non retouchées où l’on aperçoit l’arbre, notamment celle de L’automobile dont nous avons déjà fait état). Aussi étrange que cela puisse paraître, de prime abord, la trace laissée sur le platane du premier choc pourrait n’avoir pas été spectaculaire, peut-être même difficile à distinguer d’une trace quelconque (éventuellement laissée par un engin agricole ou autre manœuvrant en bordure du bas-côté), la force d’inertie de l’arbre (qui est aussi celle du sol dans lequel il s’enracine) ayant été très supérieure à celle du véhicule, d’autant plus que le bois de platane est dur, d’une grande masse volumique et résilient (autant de qualités qui font qu’il est utilisé pour les billots de bouchers), à quoi s’ajoute le fait que son aubier se distingue peu du cœur et qu’il est recouvert d’une mince écorce marbrée, le tout rendant une écorchure peu photogénique. Faible trace probable qui pourrait, d’ailleurs, expliquer le rapport fait à la une du journal Combat du lendemain : « le véhicule quitta la chaussée, frôla un arbre, s’écrasa sur un second », à peine nuancé, en dernière page : « la puissante voiture a touché un premier arbre ». De son côté, dans son édition du même jour, Le Figaro rapporte que : « La Facel Vega s’écrasa contre un platane (…) [et] fut renvoyée contre un second platane treize mètres plus loin », formulation néanmoins atténuée, dans l’édition du lendemain : « le véhicule (…) heurta un platane. La voiture fut renvoyée contre un deuxième arbre (…) ».
Quoi qu’il en soit, la roue arrière gauche, qui a été retrouvée crevée et déjantée, comme le montrent les images, a très probablement été à l’origine de l’accident, comme le suggèrent les passagères, assises à l’arrière, notamment Janine, qui, interrogée par Lottman, à tête reposée, chez elle, plusieurs années après, dit avoir eu « soudain l’impression d’un virage puis que quelque chose s’effondrait sous le véhicule » (p. 673), impression d’effondrement dont on peut supposer qu’elle l’aurait d’autant plus eu que le phénomène aurait eu lieu dessous elle, à peu près à la verticale de l’endroit où elle se trouvait. Manifestement, une modification du roulement a précédé un affaissement du châssis ; quoique, lors d’une première déclaration faite à la presse, dès le lendemain, alors qu’elle était encore hospitalisée pour commotion de vertèbre cervicale et diverses contusions, elle s’était exprimée différemment : « J’ai senti un choc, comme si quelque chose se cassait. Puis la voiture a quitté la route », déclaration faite au moment où, sans doute pressée par les circonstances, elle condense son récit, omettant probablement d’évoquer une première embardée – légère, comparativement à la sortie de route – quand le pneu éclate, avant que la jante ne heurte le sol, produisant le choc, et que la voiture n’atteigne le bas-côté, au terme de la sortie de route. Rien n’indique donc que, s’il cherche vraisemblablement l’origine de l’éclatement du pneu et de la trace sur l’asphalte, l’homme à la casquette cherche aussi la preuve d’une rupture de l’essieu. Du reste, on peut aussi penser que l’objectif du reporter l’a saisi en train d’effectuer une simple inspection complète du véhicule, en bonne et due forme – hypothèse qui est néanmoins gênée par le fait qu’il ne s’agit pas d’un gendarme en uniforme, qui ne peut qu’être le premier, pour ne pas dire le seul, habilité et missionné à procéder à une telle inspection. Autre hypothèse : il peut être à la recherche de biens personnels des passagers qui auraient pu se trouver dissimulés sous le véhicule, la consigne ayant pu être donnée, en haut lieu (via la Préfecture – l’homme à la casquette ayant pu être un employé municipal), d’y porter un soin particulier, étant donné la notoriété de Camus (Il peut être, entre autres, à la recherche du chien des Gallimard, un petit teckel, dont, dans son édition du 6 janvier, France-Soir émet l’hypothèse qu’il se trouverait sous la voiture, et qui ne sera finalement jamais retrouvé). Du reste, c’était l’une des missions que confia, dans la soirée, le ministre de la Culture André Malraux à un adjoint de son directeur de cabinet qu’il dépêcha sur les lieux ; lequel s’entretint, à cette fin, avec la secrétaire de mairie, et poussa jusqu’à fouiller toutes les poches de Camus… Camus dont Olivier Todd remarque qu’il était, plutôt que l’ami, le protégé de Malraux.
Pour ce qui est du dispositif qui aurait troué le pneu, nous nous le représentons, de la manière suivante, que nous n’offrons donc qu’à titre de pure hypothèse. Nous avons lu, quelque part, que l’ « instrument technique » dont parle Zabrana aurait été « cousu dans le pneu ». Il l’aurait donc été jusqu’à la limite externe de la carcasse (dernière couche avant la chambre à air, dont étaient équipés les pneus à l’époque) et sur un flanc du pneu, sans doute celui interne (c’est-à-dire donnant sous le véhicule), pour demeurer parfaitement invisible. L’installation discrète de ce dispositif pouvait donc être favorisée par le fait que l’installateur devait opérer, allongé sur le dos, caché sous le véhicule (le châssis de la Facel Vega étant plus haut sous la malle que sous le reste du véhicule, l’installation sur un pneu arrière s’en trouvait facilitée), pendant qu’un ou plusieurs comparses faisaient le guet, dans les alentours. Plus tard, à grande vitesse (Michel Gallimard était connu pour faire de la vitesse, et l’état dans lequel a été retrouvé la voiture rend incontestable qu’il roulait très vite), l’air du pneu se dilate, entraînant mécaniquement la pression du flanc portant le dispositif sur ce dernier, qui devient alors perforant. Une fois perforé, le pneu éclate, en se déchirant le long de la ligne séparant le flanc, d’un côté, et, de l’autre, la bande de roulement et les nappes de ceinture (en nylon et en acier) – aussi appelées nappes de sommet – lesquelles ne remontent pas sur les flancs, ligne de séparation sur laquelle ou à proximité de laquelle devait avoir été posé le dispositif ; le résultat obtenu étant alors proche de celui de l’éclatement d’un pneu sous-gonflé, dont la carcasse s’est pliée sur ses côtés (Pour autant, si les images prises sur le site du drame, notamment le gros plan publié en page 9 de L’automobile, semblent montrer le pneu arrière gauche à plat – bien que son enfouissement partiel dans le sol défoncé ne permette pas de bien en juger – et son flanc externe partiellement déjanté mais non lacéré, elles n’en montrent pas le flanc interne, dont on ne peut donc constater comment il aurait pu être endommagé et déjanté, quoique l’on puisse déduire du fait qu’il n’y avait qu’un sillon (discontinu) dans le bitume (qui aurait donc été causé par le côté externe de la jante, dont, manifestement, la circonférence est, en partie, enveloppée par le pneu et abîmée) que le flanc interne du pneu ou bien n’était aucunement déjanté ou bien l’était entièrement (dans un cas, la jante mordant continûment le pneu, par l’extérieur, dans l’autre, par l’intérieur – à moins de supposer que la roue penchait vers l’extérieur, empêchant ainsi que le côté interne de la jante soit au contact de la route, l’hypothèse n’étant cependant aucunement étayée par les photos) (Au passage, on se demandera quelle partie de ce pneu entend décrire l’édition du 7 janvier de France-Soir, lorsqu’elle parle d’ « un pneu [arrière gauche] béant, déchiré, effiloché comme un vieux chiffon » : ne peut-il pas que s’agir du flanc interne ?). Par ailleurs, comme nous l’avons évoqué, si les enquêteurs ont parfois parlé d’éclatement de pneu sans préciser duquel il s’agissait, on ne sait donc s’ils parlaient du pneu avant gauche, situé à l’endroit précis du premier choc, lequel choc a pu, de fait, maquiller l’état antérieur du pneu (comme l’atteste notamment un enfoncement transversal de son flanc interne), ou s’ils parlaient, unanimement et décidément, du pneu arrière gauche ; quoique, sur le terrain, dès les douze premières heures, l’opinion dominante parmi témoins, journalistes et enquêteurs semble bien avoir été celle exprimée – nonobstant la communication faite le 5 janvier par le reporter de France-Soir, citée plus haut, et, d’autre part, à l’exception peut-être de la qualification de « frôlement » – par le journal Combat, dans son édition du 5 janvier, que nous avons déjà partiellement citée : « il semble que le pneu arrière gauche ait éclaté ; le véhicule quitta la chaussée, frôla un arbre, s’écrasa sur un second. » Ainsi, dans son édition du 5 janvier, Le Figaro note que « à la suite, vraisemblablement, de l’éclatement du pneu arrière gauche, la voiture fit à très vive allure une terrible embardée » (observation renouvelée, dans son édition du lendemain). Sur des photos prises après le déblaiement du site du drame (déblaiement qui eut lieu vers le lever du jour) et montrant l’épave de la voiture et ses plus gros débris entreposés dans l’enclot d’un garage situé au lieu-dit Petit-Chaumont (la dernière agglomération traversée par la Facel, avant sa sortie de route), il apparaît que l’essieu arrière a été dépouillé – sans doute par les enquêteurs – de sa roue arrière gauche, seul le tambour y étant resté fixé. Sur l’une des photos, il apparaît que les nappes (ou la nappe supérieure, si l’on en juge à l’épaisseur) du flanc externe du pneu arrière gauche, ainsi que la jante qui en est restée solidaire, sont détachées de ce qui semble être la carcasse mise à nu (ce qui, comme nous l’avons dit, ne paraît nullement être le cas sur les photos prises sur le site du drame et ne pouvait donc autoriser le reporter de France-Soir à se baser sur cet état du pneu entreposé pour produire sa description publiée dans l’édition du 7 janvier – cf. supra) : ces nappes semblent avoir été découpées manuellement, sans doute par les enquêteurs, qui, par cette opération, pourraient avoir cherché à vérifier leur état, pour comprendre ce qui était arrivé au flanc interne : en préservant l’état de ce dernier (au demeurant, peut-être très mauvais – et donc guère exploitable – comme peut le laisser penser la description du reporter de France-Soir), ils préservaient des indices pouvant s’y trouver. Au moment de l’éclatement – très loin en amont de la scène de l’écrasement du véhicule, loin même avant le départ du sillon – le dispositif de sabotage, sans doute robuste et minimal, a pu être dispersé dans la nature, ne pouvant désormais requérir l’attention que d’enquêteurs avertis, autant dire d’enquêteurs ayant, d’emblée, parmi leurs hypothèses de travail, celle d’un attentat sophistiqué pouvant impliquer des services secrets. Il ne fait guère de doute que la conception et la pose d’un tel dispositif devraient avoir été d’une grande technicité et d’une grande précision.
Quel que fût le décor dans lequel allait avoir lieu la sortie du véhicule, cette sortie avait toute chance d’être mortelle, étant donné la grande vitesse nécessaire à l’éclatement du pneu et qui rendait le redressement du véhicule très difficile, voire quasiment impossible. Même des tonneaux sur un terrain plat pouvaient être mortels. À quel endroit du trajet, la pose d’un tel dispositif aurait-elle eu lieu ? Le moment le plus propice était, bien sûr, à Thoissey, dans la nuit du 3 au 4, lorsque la voiture était garée près de l’hôtel-restaurant Le chapon fin, où les couverts et les chambres avaient été réservés, sans doute par communication téléphonique. Cette communication n’aurait pas forcément dû être interceptée, étant donné que Camus et Gallimard étaient, sur le conseil du second, des habitués de l’hôtel en question, qui constituait pour eux un relais privilégié, si ce n’est obligé, lors de leur déplacement en commun, entre Paris et le sud de la France. En outre, devant emprunter la nationale 6, ils pourraient avoir été pris en filature, dans le périmètre de leur halte nocturne imminente. Une Facel Vega était facilement repérable, étant donné sa forme caractéristique, sa taille, et le peu d’exemplaires en circulation, à cette époque (environ 700, dont certains sans doute vendus à l’étranger – à titre indicatif, on notera que le magazine L’automobile de février 1960 mentionne l’exportation aux USA de 75 % de la production de la HK 500 du mois de janvier) ; sans compter que la pose d’un mouchard sur le véhicule aurait pu y aider, cet appareil ayant pu être aussi facile à retirer, au moment du sabotage du véhicule, qu’il l’aurait eu été à poser.
L’un des arguments avancés à l’encontre de l’hypothèse d’un assassinat est que celui-ci eût été plus facile à effectuer par d’autres moyens et en d’autres circonstances, à l’instar de ceux nombreux effectués par le KGB, à l’étranger, au moyen de substances chimiques faciles à inoculer – par vaporisation, injection ou ingurgitation – et ne laissant rapidement aucune trace, même à l’autopsie : procédés dont Catelli donne un long aperçu (p. 101-122). Étant donné que la maladie chronique de Camus le rendait sujet à des crises aiguës, un empoisonnement aurait même pu d’autant moins éveiller des soupçons. Pourtant, adhérer à une telle objection pourrait revenir à mésestimer les moyens humains et matériels disponibles pour ce type d’action, à un moment donné. Du reste, Camus était connu pour aimer la compagnie, dont il avouait même ne pouvoir que difficilement se passer, son mode de vie ayant donc pu considérablement gêner le recours discret à un empoisonnement. En outre, notamment depuis l’obtention du prix Nobel (qui avait entraîné une grande polémique dans le milieu parisien et la défiance accrue des Soviétiques et d’indépendantistes algériens), sur le conseil de ses proches, il s’était mis à se méfier des inconnus cherchant à obtenir un rendez-vous avec lui. Certes, ses habitudes de vie pouvaient n’être pas sans offrir des créneaux, même brefs, propices à une action néfaste à son encontre : par exemple, sa promenade d’un kilomètre et demi, faite en solitaire, tous les matins, dans le bourg de Lourmarin et sa proximité (en passant notamment par les actuelles avenues Henri Bosco et Laurent Vibert, qui ont peu de riverains), avant de se mettre au travail. Quoi qu’il en soit, il reste encore à tenir compte qu’il pourrait n’avoir pas été le seul occupant de la Facel visé, un autre occupant ayant pu l’être, qui, du reste, pourrait avoir fait défaut : dans un cas, on pense à Michel Gallimard, dans l’autre, à René Char. Michel Gallimard dirigeait la collection de La Pléiade et semble n’avoir jamais manifesté d’engagement militant particulier. Il apportait, certes, des facilités à Camus, mais celui-ci disparu, ces dernières étaient, elles aussi, disparues. L’amitié ainsi que la proximité sur le plan des idées et de la pratique littéraire, semblent avoir été beaucoup plus fortes avec le second, lequel avait été résistant, quasiment à ses côtés, pendant la guerre, mais était connu, depuis, pour son refus d’engagement en politique et de prise de position publique, sur quelque autre sujet que la littérature, l’art et la philosophie (Il fera une exception, en 1966, en s’opposant à l’implantation d’une base de missiles nucléaires, sur le plateau d’Albion). On notera, quand même, que, selon Lottman, il avait été désigné par Camus comme son exécuteur testamentaire et que, à la mort de ce dernier, cette désignation se serait avérée problématique, aucun document l’attestant n’ayant pu être retrouvé par la secrétaire de Camus (cf. p. 685). Que pouvait éventuellement impliquer cette exécution testamentaire qui aurait pu fortement déplaire à des communistes et éventuellement à des gaullistes ? est, en l’occurrence, la seule question qu’il conviendrait de poser.