Chepilov et compagnie
L’ordre d’élimination serait venu de Dmitri Chepilov, alors qu’il n’était plus ministre des Affaires étrangères, depuis au moins un mois, mais désormais responsable de l’idéologie au Comité central du parti et, du reste, toujours membre du Politburo depuis 1956, du moins s’il est vrai que le motif de cet ordre aurait été l’article de Camus paru à la mi-mars 1957 dans Franc-tireur, en fait le texte d’une conférence faite trois jours plus tôt, à Paris, texte qui offrait deux, sinon trois, raisons de fortement et personnellement déplaire à Chepilov (comme nous le verrons, pour finir), et bien que Camus s’en était déjà pris personnellement, plusieurs fois, toujours à propos de la répression des Hongrois, cette fois au ministre Chepilov bel et bien en exercice (Notons que Zabrana ou sa source manquent de relever que Chepilov n’est plus ministre, en mars 1957. Ils l’appellent ministre, peut-être par facilité, d’autant plus justifiable que l’homme visé par Camus l’avait toujours été en tant que ministre ; Camus qui, pour autant, lui-même, ne semble pas avoir pris note du départ de Chepilov, à l’époque de sa conférence. Chepilov avait été remplacé par Andreï Gromyko, le 14 février. Cet ordre (plus exactement cette demande faite au KGB, avec l’autorité émanant d’un membre du Politburo) aurait mis trois ans à être exécuté, soit trois années sur les trente derniers mois desquelles Chepilov est relégué à un poste de directeur d’un département de l’Académie des sciences du Kirghizistan. Bien que d’abord serviteur loyal de Khrouchtchev, Chepilov s’oppose à lui, en juin 1957, lors de ce que Khrouchtchev dénonce comme une tentative d’anciens collaborateurs de Staline – au nombre de sept – de l’évincer du poste de premier secrétaire du Comité central du parti, bien qu’il semble aussi (certains observateurs disent : plutôt) qu’une majorité de membres du comité, dont les sept anciens collaborateurs de la répression stalinienne n’étaient qu’une partie, aient manifesté leur souhait du départ du premier secrétaire… qui, au demeurant, comme nous le verrons, aurait pu lui-même facilement être dénoncé comme un huitième... À cette occasion, exprimant les principales motivations de cette majorité, Chepilov (qui, sous Staline, avait été chef de la propagande de l’armée puis du comité central du parti, et, finalement, dans la dernière année du règne de Staline, directeur général de la rédaction de la Pravda, dont il avait précédemment assuré la direction du service de la propagande) salua Khrouchtchev pour son abandon du système de coercition politique établi par Staline, mais lui reprocha d’avoir laissé se reformer, à son propre égard, le culte de la personnalité, et de pratiquer un interventionnisme intempestif, dans tous les secteurs d’activité, en faisant montre de prétention à l’omniscience, alors qu’il manquait singulièrement de compétences. En représailles, avec l’appui du maréchal Joukov et du chef du KGB Ivan Serov, Khrouchtchev le chasse du Politburo, en même temps que les sept staliniens ayant participé à cette tentative. Chepilov perd aussi, à cette occasion, son poste au Comité central du parti. En 1962, à l’issue d’une seconde enquête, il est même exclu du parti. Un autre haut-dirigeant sera membre actif et à part entière d’un autre complot contre le même, débuté en 1963 : Alexandre Chélépine, qui avait quitté le KGB, deux ans plus tôt. Ce dernier complot, qui aura finalement raison de Khrouchtchev, avait dans ses rangs, outre Chélépine, devenu vice-premier ministre, ainsi que son protégé et successeur à la tête du KGB Vladimir Semichastny, Leonid Brejnev, qui, de fidèle soutien à Khrouchtchev (y compris en juin 1957) était devenu son opposant avant de devenir son successeur, en 1964. Ancien proche collaborateur et complice de Brejnev, quoique aussi son rival pour succéder à Khrouchtchev, Chélépine sera progressivement écarté du pouvoir par le nouveau premier secrétaire du parti, à partir de 1966 (il conservera, jusqu’à l’année suivante, le poste de secrétaire responsable des agences de sécurité de l’URSS, au Comité central), parce qu’il prônait un néo-stalinisme pur consistant notamment en la restauration de l’image positive de Staline, la non-coexistence pacifique avec les pays non communistes, la transition non pacifique vers le socialisme dans les pays capitalistes et l’entente mutuelle avec Mao (dont le culte de la personnalité devait cadrer parfaitement avec celle réhabilitée de Staline).
Toutes ces considérations nous conduisent à tirer les conclusions suivantes. Plutôt que de s’étonner que l’ordre d’élimination de Camus, qui aurait, somme toute, été motivé par des raisons personnelles, ait pu subsister, après le départ du Politburo de celui qui l’avait donné, et que cet ordre aurait mis autant de temps à être exécuté, deux raisons pourraient être avancées pour l’expliquer. Selon une première hypothèse, il pourrait s’être agi d’une conséquence du fait que le KGB était une organisation échappant à tout contrôle et qui, en tant que police politique, constituait un prolongement du Politburo, disposant, de plus, de moyens supérieurs aux siens, qu’elle pouvait même accroître continuellement. Ayant reçu un ordre d’élimination, en 1957, elle pouvait donc, à discrétion, le tenir pour valide, pour une période indéterminée. Selon une seconde hypothèse, il pourrait s’être agi d’une manipulation de la part du camp khrouchtchévien, puis, dans une certaine mesure, du camp brejnévien. Sachant que l’ordre avait été donné par Chepilov, puis qu’il était devenu périmé ou désuet, au départ du ministre, Khrouchtchev pourrait l’avoir ressorti et réactivé, tout en le mettant ou le laissant sur le compte de l’ancien membre du Politburo et ancien ministre – on serait tenté de dire : comme il se doit – sans avoir à la postdater. Cette implication de Chepilov aurait pu être divulguée (en interne, dans le milieu du renseignement soviétique), après la disgrâce de Chélépine (qui aurait été le maître d’œuvre de l’attentat). Chepilov et Chélépine pouvaient donc porter la marque de l’infâmie d’un acte dont le bénéficiaire n’en aurait pas moins été Khrouchtchev et plus largement le pouvoir soviétique (et donc aussi Brejnev). Catelli a bien montré que, moins de trois mois avant sa longue visite en France, qui eut lieu du 23 mars au 3 avril 1960, le dirigeant de l’URSS pouvait avoir un grand intérêt à la disparition de Camus, artiste et intellectuel renommé, récent prix Nobel, et qui fut le principal protagoniste de l’obtention du même prix, l’année suivante, par l’écrivain dissident Boris Pasternak (dont, à cette fin, l’œuvre dut être publiée en russe et fut, dans la foulée, diffusée clandestinement en URSS, et dont l’auteur fut alors violemment attaqué par Khrouchtchev, dans des déclarations publiques, jusqu’au moment où il renonça à recevoir le prix…).
Camus dénonçait régulièrement, avec grande audience et sans doute non moins grande influence, le « régime sanguinaire et impérialiste » de l’Union soviétique, ainsi que le totalitarisme communiste. Pour autant, à la lecture notamment de ses éditoriaux dans Combat de 1944 et 1945, il est manifeste, pour reprendre la formule d’Olivier Todd, qu’il « ne voit pas avant tout dans l’URSS un Etat totalitaire » (p. 388) (Todd relevant, au passage, que, à cette époque, « à Combat (…) on ne sait pas la vérité sur l’univers totalitaire soviétique, ou l’on ne veut pas la connaître »). À Gabriel Marcel, qui s’étonne qu’il ait fait de l’Etat franquiste le modèle de la société totalitaire, dans sa pièce L’Etat de siège, il répond, dans Combat, en décembre 1948, avoir « voulu attaquer de front un type de société qui s’est organisé ou s’organise, à droite et à gauche, sur le mode totalitaire », mais tout en affirmant, un peu plus loin, que « les premières armes de la guerre totalitaire ont été trempées dans le sang espagnol ». Dans une préface écrite en 1953, il désigne comme étant « l’abjection totalitaire [qui] est le pire des maux » ce dont la guerre et la résistance lui avaient donné de faire l’expérience, désignant ainsi le national-socialisme allemand, qu’il distinguait implicitement des « vices spectaculaires de la société révolutionnaire [bolchevique] », jugés implicitement évitables et amendables (cf. Le temps de l’espoir, in Actuelles II). Autant dire que, à l’instar de nombre de ses contemporains, il ne semble pas avoir été conscient du caractère inédit et exceptionnellement nocif du système totalitaire bolchevique. Pour autant, son opposition à ce qu’il nomme « le socialisme des potences » (titre de l’un de ses articles, publié en février 1957, dans la revue Demain) est certaine, tout autant que sa non-appartenance au courant communiste (qu’il avait quitté, après avoir été membre du parti communiste, de 1934 à 1937, en y ayant été, selon Todd, l’un de ces « novices innocents (…) [qui] ignorent l’essentiel chez Staline et (…) rendent des hommages distraits à Lénine » – p. 87). Pour lui, à la différence des nihilistes, la révolution n’est pas une fin en soi, elle n’est pas un « bien pur qui ne peut être ni trahi ni jugé » (ibid.).
Son indépendance et son imprévisibilité pouvaient constituer une grande inconnue menaçant la sérénité d’un voyage officiel qui avait été a priori placé sous le signe de l’arrangement et du rapprochement entre le gouvernement de la France et celui de l’URSS. De plus, sa position hétérodoxe dans les milieux de gauche concernant l’Algérie (essentiellement dans le milieu intellectuel, car ne manquaient pas des hommes politiques classés à gauche qui étaient, à la fois, opposants résolus à l’indépendance et au FLN, et partisans d’un rééquilibrage en faveur des populations musulmanes, tels Robert Lacoste, issu de la SFIO, ministre résident d’Algérie, jusqu’à la création, en mai 1958, à Alger, du Comité de salut public qui fait appel à De Gaulle), ajoutée à la grande audience qui était la sienne dans l’opinion publique, pouvait s’annoncer comme une puissante entrave au projet – du moins, à la démarche – gaulliste, en matière algérienne, nonobstant que, en métropole, l’intérêt de la population pour l’Algérie n’aura finalement jamais cessé de décroître. Au fil de renoncements et d’hésitations successifs, le pouvoir métropolitain s’acheminait vers la remise intégrale du pays dans les seules mains du FLN, alors qu’il existait un mouvement d’indépendantistes beaucoup plus respectueux de toutes les populations vivant sur le territoire algérien et des intérêts français, avec lequel Camus s’était senti et se sentait toujours des affinités, bien que, paradoxalement, son fondateur et directeur, Messali Hadj, avait été, depuis la fin des années 1930, le principal promoteur de l’indépendantisme algérien : le Mouvement National Algérien avait remplacé, en 1954, le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, qui lui-même avait remplacé, en 1946, le Parti du Peuple Algérien, aux côtés duquel Camus avait milité pour une amélioration juridique de la condition des populations non européennes (mise à l’écart du MNA qui, à en croire Lenzini, aurait même été un sujet de discussion entre lui et les Gallimard, dans la voiture, Camus rappelant, à cette occasion, qu’il était opposé à la façon dont De Gaulle préparait l’avenir de l’Algérie – cf. ibid., p. 51 et 75-76 – Qu’aurait donc été sa réaction, lorsque sera donné, en 1962, depuis l’Elysée, aux garnisons encore sur place, l’ordre de ne pas porter assistance aux populations d’origine métropolitaine et européenne ni à celles arabes et berbères francophiles, en danger de mort imminente et de maltraitance extrême, du fait d’un mouvement insurrectionnel qui venait pourtant d’être vaincu militairement par la France, en 1957, à Alger, et était sur le point de l’être, sur tout le reste du pays, mais entre les seules mains duquel le même donneur d’ordre s’était appliqué à remettre l’avenir de l’Algérie ? (Pour la fin de l’année 1960 et pour l’ensemble de l’Algérie, un militaire français présent sur le terrain, Hélie de Saint Marc, notera : « Sur le terrain, notre victoire était évidente (…) Mais, paradoxe absolu, le moral était au plus bas. La position du général de Gaulle paraissait de plus en plus favorable au FLN. » – Mémoires, p. 254) Qu’aurait été la réaction de celui qui déclara, un jour, qu’il abandonnerait la nationalité et le territoire français, de même que sa terre natale algérienne, en cas d’indépendance de celle-ci ? cf. Todd, p. 713). L’Algérie était aussi ce pays sur lequel l’URSS – sans doute très bien renseignée du projet de De Gaulle ou de ses intentions vacillantes et/ou mal dissimulées – pouvait avoir des visées postindépendance, comme l’avenir le confirmera, lorsque la seconde apportera une aide militaire à la première, désormais officiellement alignée sur elle – visées sur lesquelles, dans un article publié en 1958, Camus attirait l’attention, en appelant à « considérer la revendication de l’indépendance algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe (…) que pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale » (Actuelles III, p. 203).
Dans une lettre qu’il avait adressée, le 26 octobre, au grand amateur de longs séjours hors de Moscou et d’URSS qu’était – tout au contraire de Staline – l’actuel dirigeant soviétique, De Gaulle lui avait proposé, en s’adressant à lui à la 3ème personne, de venir « en France autant de temps qu’il le pourra et le voudra dans la période comprise entre le 20 février et le 31 mars (…) au moins huit jours (…) afin que sa visite constitue une réelle prise de contact avec la France. » Dans son édition du 11 janvier, le journal Combat relève un subit emballement de la presse – celle communiste n’ayant sans doute pas été en reste – à présenter, à l’encontre de la position officielle du gouvernement français, comme étant fixé et défini le prochain voyage du dirigeant soviétique. L’entrée dans la nouvelle année ou dans le trimestre de la visite pouvait-elle suffire à expliquer cet emballement ? Du reste, la date du voyage qui, fin février, avait été officiellement fixée du 15 au 29 mars, dut finalement être repoussée d’une dizaine de jours, pour cause d’état grippal du dirigeant soviétique, sa durée devant être, par la même occasion, écourtée, étant donné que De Gaulle devait effectuer une visite officielle de trois jours à Londres, le 5 avril (Une épidémie de grippe sévissait, en effet, dans la région de Moscou et Khrouchtchev pourrait avoir eu son système immunitaire affaibli par un long voyage en Asie du sud-est qu’il venait juste de terminer). Pendant les onze jours de la visite, le chef d’Etat français ne s’entretiendra pas moins de quatre fois avec son homologue, dont l’avant-dernière sur une journée entière : les 23 et 24 mars et les 1 et 2 avril, entretiens auxquels s’ajoute un dîner, le 31. Un mois auparavant, dans la nuit du 2 au 3 mars, une « mesure administrative d’éloignement » officiellement justifiée par « le maintien de l’ordre et les raisons impérieuses de sécurité » avait conduit à l’arrestation, dans toute la France, d’environ 800 personnes, pour la quasi-totalité d’entre elles des ressortissants de pays d’Europe de l’Est, dont certaines âgées ou malades, et à leur déportation en Corse – et pour une cinquantaine d’entre elles à l’île de Ré et à Belle-Ile – où elles durent rester jusqu’au 4 avril, sans qu’on leur communique la moindre explication écrite (cf. Combat des 5 et 8 mars 1960). Selon Catelli, ces exilés, dont certains, sous le coup de la rafle, firent une crise cardiaque, décédèrent prématurément ou tentèrent de se suicider, beaucoup étant pris d’angoisse de vivre une première étape sur le chemin de leur expulsion du territoire à destination de leurs pays d’origine, étaient « des activistes anticommunistes, membres d’organisations d’exilés légales et enregistrées officiellement, d’associations d’anciens combattants, d’organisations caritatives, en possession d’une carte de séjour et du passeport Nansen, le passeport du réfugié politique, dont Albert Camus aussi s’était préoccupé ». Toujours selon Catelli, « les listes utilisées par la Police pour la déportation ont probablement été préparées par le gouvernement avec la collaboration de l’ambassade d’URSS et du PCF » (60 ans de la mort de Camus : une polémique qui enfle). À l’époque, un député français, Jean-Baptiste Biaggi (qui s’apprêtait à quitter le mouvement gaulliste, notamment pour différend sur la question algérienne) interrogea le gouvernement pour savoir si la collaboration occasionnellement mise en œuvre entre les services de sécurité français et ceux soviétiques ne revenait pas à livrer à ces derniers les noms d’anticommunistes présents en France et les plans du dispositif de lutte antisubversive de l’Etat français. Quoi qu’il en soit, le dirigeant soviétique quittera la France, en exprimant de la satisfaction. Seuls deux brefs incidents auront émaillé son tour de France : deux déploiements de banderoles, l’une rappelant l’invasion de la Hongrie, l’autre lui demandant de quitter la France, banderoles qui furent rapidement enlevées, la première, depuis un toit d’immeuble, par les pompiers, la seconde et avec elle la personne l’ayant déployée par des hommes en tenue civile présents dans la foule. L’intérêt que Khrouchtchev pourrait avoir eu à la disparition de Camus pourrait n’avoir pas été troublé par les services français, très infiltrés, comme nous le verrons, par les services secrets soviétiques, et, par ailleurs, par nature, censés devoir s’accorder aux aspirations du pouvoir légal ou répondre à ses demandes. Du reste, ne peut-on pas penser que ces agents infiltrés auraient pu être auteurs d’une intoxication du pouvoir gaulliste, lui faisant croire à une réelle menace venant de ceux destinés à être raflés et le forçant ainsi à faire place nette pour le dirigeant soviétique – le genre de manipulation dont pouvait être friand le KGB, la France pouvant être alors présentée au monde comme marchant aux côtés de l’URSS et usant de ses méthodes ?
Ce que Khrouchtchev présentait comme son programme de déstalinisation (qu’avait contribué à définir Chepilov pour le fameux rapport du premier secrétaire au Comité central du 25 février 1956, rapport qui devait initialement rester « secret », car il ne fallait pas que la population eut le sentiment ou l’espoir qu’elle assistait à un changement de régime) n’incluait pas, autrement que de manière allusive, la dénonciation des éliminations physiques d’opposants, de récalcitrants et de suspects, pas plus celle de la collectivisation, des famines organisées et des déportations au Goulag, qui plus est, la fin de la politique de coercition politique ne concernait que les membres du parti communiste, et, en priorité, tous ceux qui avaient été jusque-là parfaitement staliniens (L’ensemble des victimes de Staline, politiques ou non, communistes ou non, n’auront droit à des égards – balbutiants – qu’en 1961). Khrouchtchev, notamment en tant que premier secrétaire du parti communiste ukrainien, avait été l’un des protagonistes de la répression stalinienne, ayant cosigné, conformément au protocole du parti, l’ordre d’exécution sommaire de 690 000 indésirables, exécutions dont, en outre, pour des milliers d’entre elles, il avait exprimé publiquement et avec véhémence le souhait qu’elles aient lieu ou encore la satisfaction qu’elles aient eu lieu. Il n’est donc pas étonnant que, au moment d’accéder au premier secrétariat du parti communiste de l’Union soviétique, il ordonne au chef du KGB Serov de supprimer des archives de Staline tous les documents pouvant l’incriminer (Staline ayant, du reste, pris soin d’établir et de conserver sous le coude un dossier infâmant sur chacun de ses collaborateurs). Bien qu’il soit indéniable qu’un mouvement de fond de dénonciation des crimes du bolchevisme par les bolcheviques eux-mêmes ait été déclenché par Khrouchtchev, le développement de ce mouvement, qui ne pouvait que passer par la critique intégrale et finalement l’abandon de la doctrine bolchevique elle-même, sera long et s’accommodera encore longtemps de pratiques ne pouvant qu’être rangées dans la catégorie de « crimes contre l’humanité ». Une dénonciation véritable et complète des crimes de Staline n’aurait pu que s’étendre aux crimes similaires et précurseurs commis par Lénine, ce qui aurait contrevenu au projet des successeurs de Staline d’assurer la continuité du régime. Du reste, c’est bien Khrouchtchev qui, en 1959, a lancé une campagne anti-religieuse consistant en fermetures d’églises, restrictions du droit du culte et emprisonnements, et qui, trois ans plus tôt, à l’automne 1956, avait pris la décision d’envahir la Hongrie, pour y réprimer la révolte, événement lors duquel périrent et furent emprisonnés ou déportés des dizaines de milliers de Hongrois. À cette occasion, Camus écorna l’image que souhaitait se donner le ministre des Affaires étrangères soviétique, à l’international, notamment lors de la conférence sur le sujet au Conseil de sécurité de l’ONU... Dans son article du 18 mars 1957 (transcription de sa conférence du 15), qui, à en croire Zabrana, aurait tant déplu à celui qui avait quitté depuis peu son poste de ministre et qui, dans le camp soviétique, était tenu pour grand connaisseur et grand promoteur de l’idéologie communiste (ce qui était désormais sa fonction, au sein du parti), Camus procédait à une comparaison entre le système totalitaire bolchevique et la culture occidentale, au détriment imparable du premier, puis terminait en parlant des « massacres couverts ou ordonnés par Chepilov et ceux qui lui ressemblent ». Il y avait donc, là, possiblement, deux atteintes à l’amour-propre d’un homme : l’une touchant le nouveau responsable de l’idéologie communiste, l’autre touchant l’ex-ministre ayant eu à traiter de l’agression d’un pays étranger par son propre pays ; voire trois, si l’on ajoute que celui que les anciennes fonctions de chef de la propagande étaient censées avoir rendu expert en la matière, se trouvait battu sur ce terrain. En outre, les attaques nominatives et régulières de Camus contre Chepilov, depuis quatre mois et demi, jusqu’à celle qui aurait été vécue comme paroxystique ou comme la goutte de trop, pourraient avoir d’autant plus contrarié leur cible que, n’étant pas issu du milieu des professionnels de l’international (handicap qu’il compensait par une très grande mémoire, une très grande érudition et une très grande politesse), Chepilov pouvait n’avoir pas fait vraiment partie du cercle des hauts-dirigeants soviétiques ayant pris des décisions importantes, en la matière (le comble étant alors que Camus le présentait comme un modèle auquel les autres n’avaient qu’à ressembler ! présentation à l’appui de laquelle, cependant, il convient de relever que, par ses fonctions passées ou présentes de chef de la propagande et de gardien de l’idéologie, Chepilov s’offrait, de fait, comme un parangon en matière de soviétisme ; en quoi, Camus ne se serait donc pas trompé, ni n’aurait abusé). Pour autant, si l’on peut user d’une telle métaphore, ce serait bien, en définitive, Khrouchtchev qui aurait raflé la mise de Chepilov contre Camus, sur une table de jeu qui avait pu être désertée par les joueurs, depuis longtemps, mais dont lui était resté le maître, en titre… maître d’y faire revenir les joueurs et maître de leur faire reprendre la partie… Il reste que la solution la plus simple serait sans doute de se ranger à l’hypothèse d’un KGB évoluant de façon autonome et ayant à sa tête un Chélépine, personnage dont nous avons vu qu’il était on ne peut plus compatible avec la décision d’éliminer un gêneur non communiste, hors du territoire de l’Union soviétique… un KGB qui aurait cru pouvoir anticiper le service des intérêts de Khrouchtchev.