Si l’on se range à la thèse de George Melton, selon laquelle, chacun de leur côté, Henri d’Astier et Charles De Gaulle étaient décidés – pour le premier, seulement à partir du 21 décembre – à assassiner Darlan, il n’en reste pas moins que, selon la même thèse, le second a été le seul instigateur du projet, dans lequel il a dû prendre – ou, plus exactement, garder – la main, d’une manière très sournoise, en essayant de le défaire de son emprise royaliste, tout en lui laissant paradoxalement une empreinte du même genre, derrière laquelle il lui était possible de se dissimuler, alors même qu’il envoyait les royalistes à leur perte, au fiasco. Rappelons-nous le mot de l’abbé Cordier, dans les colonnes de L’Aurore, trente ans après les faits et deux ans après le décès du général : « De Gaulle ne tenait pas à voir le comte de Paris réussir. Surtout, il voulait éviter que le prince n’assumât l’héritage de Vichy en Afrique du Nord. Un seul moyen pour empêcher cette combinaison : la mort brutale de Darlan. » Ce qui est arrivé, par la suite, aux membres du groupe des Cinq aide à comprendre rétrospectivement ce qu’avait été leur engagement, leur rôle, respectifs, relativement à De Gaulle. De retour en France, en décembre 1944, après un exil de sept mois en Espagne, Jacques Lemaigre-Dubreuil et son adjoint Jean Rigault furent enlevés et emprisonnés dans un bâtiment de la Sécurité militaire, avant d’être inculpés pour « intelligence avec une puissance étrangère en temps de guerre » et finalement acquittés (L’accusation désignait bien les Etats-Unis ! Du reste, juste avant de partir pour l’Espagne, Lemaigre-Dubreuil avait comme désamorcé l’interprétation qui allait pouvoir être faite de son exil, dans une lettre cinglante et très circonstanciée au général, citée intégralement par de Sérigny, en annexe : « Il est facile de prévoir comment on essayera de présenter ma décision. On dira que je suis passé aux Allemands, à la collaboration. Il sera cependant difficile de faire admettre, qu’ayant lutté sans interruption contre l’Allemagne et dans les moments où tout semblait présager sa victoire, je change de camp lorsque tout le monde, et vous-même, sait que sa défaite est assurée. ») ; après avoir subi des périodes d’emprisonnement et de séquestration, entrecoupées de mises en liberté, le premier fut assassiné, au Maroc, par une unité auxiliaire du SDECE, en juin 1955 (selon Pierre Péan, « De Gaulle ne lui a jamais pardonné d’avoir préparé le débarquement américain sans lui en avoir référé, et d’avoir failli imposer – via les Américains – le général Giraud, à sa place » – p. 389 – cependant que le crime pourrait avoir eu aussi d’autres mobiles : faire cesser son soutien aux nationalistes marocains – crise nationaliste qui fut, d’ailleurs, l’occasion pour un autre exilé en Espagne, le général Noguès, très apprécié au Maroc, de reprendre du service pour la dénouer, à la demande du gouvernement français ; récupérer un document confidentiel adressé, en 1941, par le général Juin au général Rommel, dans lequel le Français offrait ses services à l’Allemand, en se déclarant prêt à combattre sous ses ordres – en 1943, le tribunal d’épuration de l’armée jugera qu’il lui avait ouvert les portes de la Tunisie – document qui était passé entre les mains de Déat, de Pucheu et de Darlan, Darlan dont il portait une annotation dans la marge : « on ne lui en demandait pas tant ». Remarquons que, Darlan et Pucheu étant morts pendant la guerre, il n’était resté, longtemps, que Déat, mort six mois avant Lemaigre-Dubreuil, et que De Gaulle tenait en grande estime, depuis qu’il était entré en relation suivie avec lui, dans le milieu des années 1930, et qui, réfugié en Italie, où il mourra, ne fut pas arrêté, après sa condamnation à mort par contumace en juin 1945. Selon Pierre de Villemarest, les deux hommes s’étaient mis d’accord pour que chacun laisse l’autre en paix, après la guerre. Peut accréditer l’existence et l’authenticité du document, mais aussi et surtout que le mobile de l’assassinat n’en relevait pas, le fait que Juin manifestera beaucoup d’égards pour Mme Lemaigre-Dubreuil devenue veuve. Il serait, en effet, incompréhensible qu’il lui eût manifesté de la reconnaissance de ne pas avoir divulgué un document resté dans les affaires de son mari, tout en risquant fortement de signifier, par la même occasion, que cette reconnaissance parachevait l’assassinat. Et s’il avait estimé devoir prendre, par une même amabilité, les devants, son attitude n’aurait pas manqué de pouvoir paraître criante d’hypocrisie. Que le document eût été ou non le mobile du crime, dès lors que la veuve n’en révélait rien, il avait tout intérêt à ne pas perturber le cours des choses. En revanche, résident général au Maroc de 1947 à 1951, il avait mené une politique de répression des nationalistes, tout à l’opposé de la politique prônée par Lemaigre-Dubreuil, et pouvait donc chercher à se disculper d’un crime qui pouvait lui être imputé. – cf. Rémi Kauffer, OAS – Histoire d’une guerre franco-française, p. 386, Hoisington, p. 135, Péan, p. 498. En avril 1966, Germain Jousse, devenu général, écrira à l’abbé Berthuel, ancien collaborateur et continuateur de l’œuvre du père Théry, décédé en 1959 : « le ministre de la Justice de [de Gaulle] me convoquait à Paris à la fin d’octobre 1944 pour me demander de lui remettre des documents compromettants pour le général Juin que je pouvais avoir, contre remise desquels, je serais nommé général et recevrais enfin un commandement. Vous imaginez ma réponse ! »… pas sûr qu’il y ait à l’imaginer, puisqu’il fut nommé général… – autographe de Jousse reproduit par Francine Dessaigne, p. 13). Quant à Rigault, dont, comme le dit Renée Pierre-Gosset, « on ne discernait pas exactement le jeu » (des rumeurs ont couru qu’il avait été à l’origine de l’arrivée de Darlan à Alger, trois jours avant le débarquement), et dont, toujours selon elle, « le débarquement [africain] a servi sa politique personnelle », qui n’en était pas moins, pour reprendre le mot de Maurras, celle d’un génie politique ayant su utiliser les Américains au service de la France, il sut se faire relativement oublier et put continuer une carrière dans le journalisme, jusqu’à créer, dans les années 1950, un nouvel hebdomadaire, France-Documents, vite renommé Bulletin de Paris, avant de vivre retiré, les deux décennies suivantes. Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, après avoir été conseiller du Comité français de libération nationale, fut promu par De Gaulle ambassadeur en zone française en Allemagne, puis ambassadeur en Turquie, fonction d’ambassadeur qui lui fut subitement retirée, en septembre 1955, sous le ministère d’Antoine Pinay (qui avait dû subir, venant de certains proches de De Gaulle, une campagne de calomnies concernant sa conduite pendant la guerre), épreuve traumatisante du diplomate qui prit fin avec son décès, un an plus tard. Henri d’Astier de la Vigerie, après avoir été prétendument désavoué et tenu à l’écart par De Gaulle, jusque dans les semaines suivant sa sortie de prison, devint, à la fin d’octobre 1943 (sept mois après son frère Emmanuel et une semaine avant son frère François), compagnon de la Libération, et débarqua en Provence, le 15 août 1944, à la tête d’un détachement spécial (d’éclaireurs) des Commandos de France, qu’il avait créés au printemps et qui étaient devenus une composante de la demi-brigade de choc du lieutenant-colonel Gambiez ; participation au débarquement qu’il avait négocié directement avec les Américains et que De Gaulle avait donné l’ordre au préfet de la Corse Charles Luizet d’empêcher, en l’arrêtant en Corse, où il devait faire escale (Ancien sous-préfet de Tiaret, dans le département d’Oran, jusqu’au débarquement d’Afrique du Nord, date de sa révocation par le gouvernement, Luizet, gaulliste et franc-maçon, avait défendu, après la mort de l’amiral, le recours au comte de Paris comme la seule solution possible) (cf. J.-B. d’Astier, Qui a tué Darlan ?, p. 9 et 45) : le chef du gouvernement provisoire a-t-il eu soudain la hantise que, lors des opérations en métropole, à un moment aussi crucial, d’Astier ne se mette à parler et ne parle trop, au contact d’officiels civils ou militaires qui ne pouvaient qu’être d’une précieuse utilité à Charles De Gaulle pour l’établissement de son pouvoir ? Ou, tout comme il suspecte Gambiez de giraudisme et a donné instruction au BCRA de l’empêcher de tenir un rôle de premier ordre dans la libération de la France, cherche-t-il à priver celle-ci de la fougue et de l’audace de l’élément politiquement incontrôlable Henri d’Astier ? Quoi qu’il en soit, ayant outrepassé l’ordre que venait de lui révéler Luizet – ce dont De Gaulle ne tiendra pas rigueur à celui-ci, puisqu’il le nommera préfet de police de Paris, après la guerre – d’Astier réussit à débarquer, et mena son détachement jusqu’en Alsace, où, en décembre, il le réunifie aux Commandos de France, dont il prend alors le commandement, tout en refusant d’être nommé général, et qu’il conduit jusqu’en Autriche. Après la guerre, il renouera avec le journalisme, en créant le quotidien L’Etoile du soir, qui durera une quinzaine de mois, puis tentera, avec moins de succès encore, de créer un autre journal et diverses associations culturelles et politiques, et, enfin, échouera à se faire élire député, en 1951, avant de mourir, dans un hôpital genevois, en octobre de l’année suivante, lors d’une opération chirurgicale à la tête, consécutive à une blessure reçue sur un champ de bataille de la Somme en 1916. Alphonse Van Hecke reçut le commandement du 7ème Régiment de Chasseurs et fut nommé général de brigade, en 1946, tout en s’engageant ardemment en faveur du gaullisme. Parmi ceux qui furent leurs principaux associés, Alfred Pose, qui, avant la guerre, avait collaboré avec les Allemands, en les aidant à financer certains de leurs projets, en vertu de convictions européistes et de son sens des affaires, et qui échappa aux poursuites du juge Voituriez, parce que très utile financièrement au gouvernement de Giraud, reprit la tête de la BNCI, dès février 1943, puis, après la guerre, en devint un administrateur et un directeur de filiales, de même qu’un administrateur et un actionnaire d’autres sociétés, tout en menant, parallèlement, une réflexion, dans le domaine monétaire et dans le domaine politique, visant, dans ce dernier cas, à introduire le principe monarchique et le principe aristocratique au sein de la démocratie. Le comportement de De Gaulle à son égard n’est pas sans rappeler celui à l’égard du comte de Paris, comme le montre Ordioni : « Après la guerre, alors que sous l'Occupation sa femme [restée en métropole] avait été en butte aux persécutions de la Gestapo, il le sera de celles des milieux d'affaires et de l'Administration issue de la Résistance qui chercheront à lui créer des difficultés jusque dans sa banque (…) En 1952, au cours d'une tournée qu'il effectuait dans le Sud-Ouest, le général de Gaulle lui fera demander au téléphone s'il ne pourrait pas venir dîner à Sare, dans la propriété que les Pose possèdent là et où, précisément, ils séjournaient. Il y vint, s'y montra d'une extrême affabilité pour son hôte, allant jusqu'à solliciter son concours si, d'aventure, il revenait ″aux affaires″. Mais quand Alfred Pose, déjà maire de Saint-Jean-de-Luz et élu membre de l'Institut en 1953, se présenta aux élections sénatoriales dans les Basses-Alpes, des mains anonymes écriront en lettres écarlates un peu partout sur les murs de la ville : ″Pose = assassin : Darlan.″ Il sera battu, mais aussi à ce point frappé que sa robustesse cédera bientôt sous ce dernier choc reçu. » (Tout commence à Alger, p. 548-549) Son adjoint Marc Jacquet, après avoir vécu sous une fausse identité pour échapper aux poursuites judiciaires liées à ses différentes activités en Afrique du Nord, et notamment sa participation au complot contre Darlan, sera retrouvé par la Sécurité militaire, qui, pour l’occasion, se sera exceptionnellement substituée à la Justice militaire, puis sera présenté à la DGSS, étape dont il n’aura pas eu à pâtir, puisqu’il deviendra député et conseiller général dans les années 1950, puis, n’ayant pas été réélu, industriel, avant de mener une carrière politique de premier plan sous la Vème république : directeur de groupes gaullistes au Parlement, maire et ministre.
Pour finir, il convient d’évoquer l’existence d’indices d’une entente secrète entre De Gaulle et les Britanniques pour dissimuler la vérité sur l’assassinat. Citons ce qu’écrivaient, à la fin des années 1980, Coutau-Bégarie et Huan : « Des 2 000 télégrammes échangés entre la France combattante à Londres et ses représentants (dont ceux d’Alger) en novembre et décembre 1942, on ne retrouve que le dixième dans les archives françaises. On pourrait pallier cette carence par les archives britanniques : les services d’écoute décryptaient systématiquement tous les messages des gouvernements en exil ou mouvements de résistance installés à Londres. Mais, bizarrement, parmi toutes les séries de messages ainsi déchiffrés, une seule reste obstinément fermée aux chercheurs : celles de la France combattante… » (p. 687-688) À ces lacunes s’ajoute ce qui a tout l’air de relever de procédés classiques de désinformation, par amplification ou parasitage : ainsi, on s’en souvient, le pistolet Colt dont, selon les journalistes-historiens anglais Verrier et Cave Brown, se serait servi Bonnier, après que l’arme eut disparu des affaires du major étasunien Carleton Coon, instructeur au camp d’Aïn Taya, alors que tous les éléments de l’enquête démentent formellement l’emploi d’une telle arme, et que, par ailleurs, dans son ouvrage de souvenirs, Coon ne témoigne même pas de sa disparition. De même, les 4 000 dollars qui, selon Verrier, auraient été remis à Bonnier, après avoir été prélevés sur le montant apporté par le général d’Astier, alors que tous les témoignages se sont toujours accordés à parler de 2 000 dollars. Ou encore le fait que Stuart Menzies, le chef de l’Intelligence Service, se serait trouvé à Alger, au moment de l’assassinat, en train de prendre le café, en compagnie de son adjoint le colonel Winterbotham et des chefs du renseignement français de terre et de l’air, les colonels Rivet et Ronin (qui, depuis le début de 1941, communiquaient régulièrement avec l’IS), lorsqu’on vint leur annoncer la nouvelle, qui les aurait tous laissés dans une totale indifférence (scène rapportée par Winterbotham, dans Ultra Secret, p. 119, et reprise par Cave Brown, p. 452 ; le fait qu’il y a eu une traduction française de l’ouvrage du soi-disant témoin direct n’étant pas pour affaiblir notre soupçon). Or, selon Coutau-Bégarie et Huan (p. 711), le colonel Paillole, chef du contre-espionnage français, présent à Londres en cette période, a certifié y avoir rencontré Menzies, le jour-même de l’assassinat. Probablement l’agent britannique Winterbotham a-t-il menti, et probablement les deux journalistes-historiens ont-ils été abusés par des sources, qu’ils omettent, d’ailleurs, de mentionner. Le mensonge pourrait avoir visé à faire monter au paroxysme la thèse de l’origine britannique (ou gaullo-britannique – Rivet et Ronin seront repris dans les services spéciaux de De Gaulle) pour mieux la laisser retomber plus bas encore qu’elle n’avait pu l’être. Indépendamment, il pourrait avoir laissé entendre qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter de qui pouvait avoir agi à l’encontre d’un gouvernant suggéré être, par la même occasion, tout aussi insignifiant qu’illégitime.