Epilogue : Le furet
Commentaire sur la deuxième partie du « Huitième chant » du roman « Le Purgatoire » de Pierre Boutang (reprise du chapitre « Le furet » du roman « Quand le furet s’endort »).
La scène a lieu à la mi-juin 1944, dans l’Oranie. S’y déroulent simultanément une chasse au furet et une discussion entre les chasseurs sur la situation politique en France, avec un jeu de correspondances habile entre les deux. En sont les protagonistes :
- Varlin de Sorbiers, Montalte et Dorlinde, trois lieutenants monarchistes, appartenant à un régiment de spahis cantonné dans la région en vue de sa participation au débarquement de Provence, qui aura lieu deux mois plus tard ;
- Antonio, un paysan-minotier espagnol, éleveur d’un furet et chasseur, qui porte un casque colonial et vote communiste ;
- Amzza, ordonnance kabyle de Dorlinde ;
- le furet d’Antonio (« petit carnassier bizarre qui ne vaut que par un instinct puissant, mais absurde, mal armé, exposé anormalement à l’échec » – animal figurant De Gaulle) ;
- un lapin (à propos duquel Dorlinde tient le discours suivant : « [le furet] le rêve seulement et n’en connaît que la panique, que l’odeur du sang qu’il doit sucer. Dès que la conscience intervient… La haine de l’Allemand pourrait être considérée comme sa passion maîtresse, rendant raison de tout. Mais je ne le crois pas » ; lapin dont, à la demande pressante de Varlin, il finit par dire qui il représente : « le bourgeois français et une partie du petit peuple ; ce qui a été ″vichyste″, jusqu’au huit novembre (…) bourgeois moyens (…) dynasties républicaines [que la Révolution nationale essayait] de faire agir et s’articuler sous une loi nouvelle du bien commun (…) anciens notables, bourgeois singuliers, moins solidaires de la république et du désastre »… énumération dont on conviendra qu’elle peut inclure Darlan et Giraud) ;
- un terrier (métaphore de l’Histoire – « le terrier historique »).
(Les termes « terrier » et « lapin » étant génériques, puisque la chasse met en scène deux terriers et deux lapins).
Après une tentative réussie dans un premier terrier, duquel furet et lapin sont ressortis vivants et ont été attrapés, Amzza a entraîné Antonio à recommencer dans un second terrier. Cette fois, rien n’en est ressorti, ni lapin, ni furet. Pressé de retourner à sa ferme et à son moulin, Antonio confie à Amzza la tâche de guetter la sortie du furet, qui doit être en train de digérer le sang de sa proie, en dormant. Dans le cours de la conversation qui s’ensuit, en l’absence d’Antonio, Dorlinde déclare à Varlin qu’on aurait tort de croire que De Gaulle est l’homme des communistes : « Il doit les détester autant que vous ». Varlin l’interroge, en retour :
– En somme, vous croyez, avec tant d’autres, banalement, à un retournement du personnage.
– Non. Pas au sens ordinaire : un retournement suppose quelque souplesse, et l’espace continu dans lequel se retourner. De Gaulle est l’homme d’une passion, pas du pouvoir seulement. Il est furet, non chasseur ; l’échec est inscrit en lui ; si, par chance, il réussit, il s’endormira. Connaître l’avenir serait désigner celui qui l’attendra à sa sortie du terrier.
– Amzza…
– Oui, quelqu’un, quelque chose de tel. Un pouvoir ancien et patient, une ruse calme sous le soleil. Quelqu’un qui aurait loisir, ne serait pas contraint d’aller au moulin, pourrait user sans scandale ni folie de la vivante contradiction du furet : un Amzza qui n’aurait pas été placé là par Antonio.
– Je vois à qui vous pensez : un fils de Saint Louis et de Louis XI.
– Oui. En son principe, sa légitimité (comme dit de Gaulle – premier à reparler d’elle), le très vieux mal, l’antique avarice qui brouille la fin et les moyens aurait une chance de guérir. Pour nous autres Français, du moins. Ce miracle, même, suffirait-il ?
Vers trois heures Amzza a reparu. Il a fait un détour par le cantonnement avant d’aller vers Antonio. Dorlinde est près du puits. Antonio scie des planches. Amzza s’explique, avec plus de gestes que d’habitude ; Antonio crispé, fait une vilaine grimace, reprend la boîte vide, s’approche de Dorlinde : – ″Il est perdu.″ – ″Pourquoi ne l’a-t-il pas enfumé ?″ – ″Il l’a enfumé ; il devait y avoir d’autres sorties.″
La suite pourrait être citée intégralement, résumons-la simplement en disant que, un peu plus tard, Amzza avouera à Dorlinde n’avoir pas le lapin (dont la mort dans le terrier semble ainsi confirmée, sous réserve d’une bouche du terrier qui n’aurait pas été repérée) mais avoir le furet, qu’il a donc volé. Ce que le narrateur commente : « Depuis cent cinquante ans, en France, la propriété avare, féroce, et toute une morale du garder et de l’arracher, reposent tranquillement sur les biens volés, dits nationaux. Amzza a attendu sous le soleil. Seraient-ils assez patients et fidèles, lui [Dorlinde], Montalte, Varlin, et leur fraternité secrète, pour attendre – produire, laisser venir au jour et à l’être – un Etat capable de refréner l’avarice, l’usure universelle ? »
Ce texte, qui a été écrit vers 1950 et repris au milieu des années 1970 et qui témoigne d’une bonne connaissance de la chasse au furet, à laquelle l’auteur a, plusieurs fois, assisté, pendant ses années en Afrique du Nord, peut être diversement interprété ou, comme le relève Georges Laffly, à l’instar d’une fable, diversement appliqué. Il est possible d’y voir une allusion au complot contre Darlan (dans le premier terrier) et à celui contre Giraud (dans le second terrier). Le premier a paradoxalement échoué, dans la mesure où son but était de placer à Alger le cheval de Troie gaulliste qu’aurait été le gouvernement transitionnel du comte de Paris, mais dont Giraud a finalement pris la place, en conséquence de quoi, un gouvernement non gaulliste soutenu par les Etasuniens est toujours en place. Le second a réussi, et même doublement, Giraud ayant été anéanti politiquement, en octobre 1943, en étant exclu du CFLN, dont il a dû laisser la direction au seul De Gaulle, lequel n’a, pas plus à ce moment qu’à un autre ultérieur, été rattrapé par ceux qui l’avaient jusque-là tenu et aidé – ne serait-ce qu’en le laissant faire – à s’installer dans « le terrier historique » : notamment, les communistes. Si le texte dénonce incontestablement le scandale et la folie que constituerait la prise du pouvoir, en France, par les communistes, il laisse aussi comprendre que le comte de Paris pourrait coincer De Gaulle, à l’issue des événements. La question est alors de savoir comment il pourrait le faire, « sans scandale ni folie ». Convenons que, à l’automne 1965, le prince aurait pu dire au candidat à la Présidentielle : contrairement à votre promesse, vous voulez être candidat à ma place, laissez-moi plutôt l’être, sans quoi je fais des révélations qui jetteront la consternation et le trouble dans le pays : sorte d’injonction à laquelle De Gaulle n’aurait pu que se soumettre, afin d’éviter précisément le scandale et les réactions outrées de partisans ou d’opposants. Pour finir, on remarquera que la fable n’évoquerait – par prudence ? par déférence ? – qu’une élimination politique de Darlan et de Giraud. Le furet ne tue pas le premier lapin, et la mort du second ne peut être le symbole de la mort physique de Giraud, dont on sait qu’il réchappera même à une tentative d’assassinat, moins de trois mois plus tard. À noter, enfin, que le kabyle Amzza s’empare du furet, alias De Gaulle. Amzza est « un pouvoir ancien et patient, une ruse calme sous le soleil » qui a su attendre et saura sans doute encore attendre : une allusion probable aux futurs événements qui conduiront à l’indépendance de l’Algérie.
Nous nous demandions s’il n’y a pas eu prudence ou déférence à n’évoquer qu’une élimination politique. En 1980, Boutang affirmera : « Je ne crois pas que de Gaulle ait pensé un instant à l’assassinat » ; mais pourquoi ne dit-il pas : « Je sais qu’il n’y a pas pensé, au dernier (décisif) instant », puisqu’il est censé s’être trouvé au domicile de son ami Henri d’Astier, dans la nuit du 23 au 24, là où, deux jours plus tôt, tout, en la matière, venait d’être tiré au clair ou, du moins, mis sur la table ? Peut-on admettre que l’ambiance au domicile n’aurait pas été propice à la révélation, intentionnelle ou non, de ce qui s’y tramait depuis quelques jours, voire quelques heures ? L’hypothèse paraît invraisemblable, notamment eu égard à la complicité politique et journalistique ancienne qui unissait Boutang et d’Astier, et que le premier évoque, d’ailleurs, comme étant toujours d’actualité, en ce 23 décembre : « notre commun sentiment monarchique et l’identique analyse de la politique et de la guerre rendirent l’entretien [au haut-commissariat] chaleureux et franc ». Reste à savoir si Boutang a supposé que François d’Astier aurait menti, en ayant prétendu transmettre un ordre de De Gaulle ; ou encore s’il était porté à admettre, comme le lui aurait eu présenté Henri d’Astier, que François d’Astier avait donné l’ordre, de lui-même, sans en avoir été missionné par De Gaulle, ni même lui en avoir référé. Dès lors qu’il déclare, toujours en 1980, avoir « la conviction totale » qu’il n’y eut « chez le Prince [ni] l’intention, ni l’ordre d’un meurtre », ce dont la conversation, dans la journée du 23 (probablement dans l’après-midi), au haut-commissariat, avec un Henri d’Astier se déclarant prêt à forcer la main du comte lui apporte même « la base d’une preuve », puisqu’elle interdit logiquement que le Prince ait pu avoir donné l’ordre d’élimination, deux jours plus tôt, comme le prétend pourtant Louise d’Astier, il est au moins clair que le comte n’a pas été le vrai commanditaire de l’assassinat, dont il a même très probablement été réticent, sinon réfractaire, à avaliser le projet. Le 23, Henri d’Astier n’est manifestement pas dépositaire d’une parole du comte qui soit claire en la matière. À supposer, néanmoins, que ce dernier eût esquissé une sorte d’acquiescement, le 21, sa parole n’avait rien de décisif et n’attestait aucune intention d’assumer avoir donné l’ordre d’assassinat. Du moins, dénier « chez le Prince l’intention [et] l’ordre d’un meurtre » peut-il, alors, avoir son pendant obligé dans l’incroyance « que de Gaulle ait pensé un instant à l’assassinat », mais sans que la symétrie des deux assertions ne puisse constituer leur bien-fondé. Pour autant, il n’est pas exclu que, lorsqu’il rencontre fortuitement Boutang, dans la galerie du patio du haut-commissariat (où il attendait son rendez-vous avec Rigault), dans la journée du 23, d’Astier n’ait pas voulu lui révéler que le comte avait donné son accord au projet d’action violente, et qu’il ait préféré s’en tenir à paraître prendre toute l’affaire sous sa seule responsabilité. La révélation de la position exacte du comte pourrait donc avoir été faite à Boutang, quelques heures plus tard, le soir ou dans la nuit. Par la suite, par intérêt pour la cause monarchique, Boutang se serait cantonné à ne rapporter que le propos du courant de la journée, qui lui avait fait entrevoir le recours à « des moyens violents », quoique sans lui faire penser « pourtant (…) à un meurtre » ; limitation du témoignage à laquelle il avait beau jeu de se tenir, pour éviter de mentir, du moins autrement que par omission. À l’appui, on peut s’étonner qu’il ne rapporte jamais rien des conversations tenues ultérieurement dans la journée avec d’Astier, sans doute plus exhaustives et approfondies que celle à brûle-pourpoint et en condition de semi-confidentialité, au haut-commissariat. Bien plus, dans ses témoignages publics de 1980, il ne dit jamais avoir logé chez d’Astier, dans la nuit du 23 au 24, après avoir dîné avec lui et Rigault, au restaurant. Son biographe Giocanti laisse entendre qu’il n’aurait fait la confidence que tardivement (dans les années 1990) et en comité restreint. Tout au plus, Boutang peut-il paraître s’autoriser subtilement une ouverture, une amorce de transition vers autre chose que la discussion de la journée, en évoquant la scène du restaurant : « Au dîner, Henri d’Astier et ses amis [dont Rigault] confirmèrent sans la fixer tout à fait l’impression que notre entretien [au haut-commissariat] m’avait suggérée » : …sans la fixer tout à fait… et alors qu’il ne s’était agi que d’une impression qui lui avait été suggérée… S’il n'est pas sûr que cette amorce de transition ne fût pas celle d’une rétractation, dans la mesure où, ne tenant pas à informer Rigault du projet d’assassinat, d’Astier aurait pu alors tenir, en matière de recours à la violence, un langage encore plus édulcoré que celui tenu dans la journée, il n’est pas non plus sûr qu’elle n’aurait pas paru signifier, cette fois, une implication certaine du prince dans le complot de mise à l’écart prochaine de Darlan, mise à l’écart à laquelle ne devait pas être foncièrement hostile Rigault (tellement il pouvait être acquis, dans son cercle de la collaboration franco-américaine, que l’amiral allait se retirer de lui-même, prochainement, outre que l’on rappellera que Rigault se définissait comme monarchiste.) Quoi qu’il en soit, la vérité pourrait être la suivante : chez d’Astier, le soir ou dans la nuit du 23 (lors de laquelle il déclare avoir peu dormi), Boutang apprend, d’une part, la position exacte de De Gaulle, et, d’autre part, celle du comte. Dès les premières heures du jour, et parce qu’il désapprouve le recours à l’assassinat politique, et parce qu’il a tout intérêt à fuir la proximité de d’Astier devenue subitement une sorte de guêpier, il retourne précipitamment à Rabat. Plus tard, il rend compte des deux positions du général et du comte, avec une retenue qui confine à la tromperie. Du coup, ce que laisse paraître, en creux, son témoignage est que De Gaulle a donné l’ordre de l’élimination physique de Darlan et que le comte a clairement signifié qu’il ne s’y opposait pas. Il existe, néanmoins, une hypothèse alternative, une variante, à ne pas négliger : le 21, le comte aurait déclaré laisser l’initiative aux gaullistes de faire ce que bon leur semble pour qu’advienne le régime – transitoire ou non – gaullo-monarchiste et leur aurait promis de leur emboîter le pas (d’enfourcher leur cheval qui n’aurait plus eu grand-chose d’un cheval de Troie), en assurant la fonction suprême, dès que la place de haut-commissaire serait rendue libre. Ainsi, n’aurait-il cautionné ni explicitement ni directement un projet d’élimination physique, et encore moins aurait-il donné l’ordre de son exécution. On comprendrait que, le lendemain, peut-être pris dans une sorte de remord, il tente de convaincre Rigault de faire une ultime demande de soutien auprès des Américains, demande qu’il pourrait avoir prévu d’accompagner de la révélation du projet gaulliste (dont il devait au moins soupçonner la nature criminelle), dans l’espoir d’inciter Roosevelt à lui donner satisfaction, en lui laissant prendre la main, quitte à ce qu’il fasse alliance avec Giraud… Mais, comme nous le savons, Rigault déclina la demande pressante de servir d’intermédiaire.