Questions : Mario Faivre ment-il, en affirmant que, au moment du déjeuner, le 24, Cordier fut averti par Bonnier qu’il souhaitait essayer l’arme dont il disposait depuis le matin, demande à laquelle l’abbé parut acquiescer, alors que – dans l’hypothèse d’une défectuosité prévue, plutôt que de la seule taille excessive de l’arme – elle ne pouvait que remettre en cause le sabotage du complot ? Ou bien Rosfelder ment-il, en affirmant que deux revolvers défectueux avaient été remis par Cordier, afin d’accréditer l’idée d’un Cordier opposé aux gaullistes et donc à leur complot (complot gaulliste dont Rosfelder se revendique expressément, tout en reconnaissant qu’il s’agissait accessoirement d’un complot monarchiste) ? Comment Cordier aurait-il pu être assez naïf pour croire que Bonnier n’allait pas ou ne risquait pas d’essayer les armes ? Leur défaut ne tenait-il pas, plutôt que dans la défectuosité de leur mécanisme, dans leur taille, en vertu de laquelle elles n’avaient aucune chance de passer inaperçues dans le vêtement de Bonnier ? Défaut auquel Rosfelder aurait préféré substituer un autre plus probant, pour renforcer, rendre plus vraisemblable, la thèse de l’entrave de Cordier à l’action gaulliste, défaut qu’il précise, cependant, en 2000 : « Un des deux revolvers ne marchait pas et la plupart des munitions étaient hors d’usage » (Insoumission, II), une précision qui n’est pas sans recouper, d’une part, ce qu’a déclaré Bonnier au capitaine Gaulard, le soir du 25 : « Mon pistolet m’a été fourni ; on m’en avait d’abord fourni un, mais ou les cartouches étaient de mauvaise qualité, ou le pistolet ne valait rien, quand j’ai voulu l’essayer il n’a pas fonctionné. On m’en a donné un autre qui fonctionnait bien », et, d’autre part, ce qu’objecte le juge Voituriez, à l’abbé Cordier, le 25 janvier, à propos du revolver du capitaine Watson trouvé chez Henri d’Astier, lors de la perquisition, et qui aurait été la première arme fournie à Bonnier : « Ce révolver a une caractéristique, c’est que s’il fonctionne apparemment, en réalité sa percussion est mauvaise et seulement un tiers des balles est percuté. Or, si nous nous rapportons aux déclarations de Bonnier de la Chapelle, celui-ci dit que le révolver qui a servi à la tentative manquée du matin, avait soit des cartouches en mauvais état soit un mauvais fonctionnement ; une invraisemblable coïncidence fait trouver un révolver de ce type chez M. d’Astier, où vous habitez, et M. d’Astier ne le connaît pas ! » Notons que le juge use du terme « revolver », alors que Bonnier, devant Gaulard tout comme devant Garidacci, semble avoir toujours usé du terme « pistolet », du moins, l’usage du premier terme ressort-il d’un procès-verbal de Cordier, qui, afin de pouvoir mieux incriminer l’abbé, pourrait avoir substitué le terme « revolver » à celui qu’avait effectivement utilisé Bonnier. Quoi qu’il en soit, terme de « pistolet » qui conforte sans doute Geoffroy d’Astier à parler d’un Boltun Patent automatic pistol qu’aurait remis l’abbé et qui fut trouvé, lors de la perquisition au 2 rue La Fayette, quoique, paradoxalement, Geoffroy, tout comme sa tante Louise d’Astier, dans le récit qu’elle fait de l’arrestation de son mari, désigne, par erreur, cette même arme comme un revolver ! Or, il est très important de remarquer que, de leur côté, aussi bien Mario Faivre que Jean-Bernard d’Astier et Roger Rosfelder font parfaitement la distinction entre revolver et pistolet, termes qu’ils n’utilisent jamais, à tort, l’un pour l’autre, et que les deux premiers décrivent Bonnier montant dans la voiture, en début d’après-midi, avec un revolver dans les mains, revolver qu’il a ensuite échangé avec le pistolet de Jean-Bernard. Que l’abbé lui aurait remis un pistolet, en milieu de matinée du 24, reste évidemment compatible avec le fait que, en début de matinée, Bonnier a déclaré à son ami Raynaud qu’il avait dérobé un revolver à Sabatier dont il comptait bien se servir pour commettre son acte. Déclaration matinale qui, elle-même, reste compatible avec le fait qu’il aurait reçu deux revolvers des mains de Cordier, la veille, mais alors que, du coup, se pose la question de savoir comment, après avoir éventuellement jugé que ces deux revolvers étaient défectueux, il pourrait avoir pris un revolver à Sabatier, au camp d’Aïn Taya, où, selon le directeur du camp qu’était Sabatier lui-même, il s’était rendu, pour la dernière fois, le 22. Si Bonnier avait bien sur lui un revolver du camp d’Aïn Taya, le matin du 24, il faudrait en déduire soit qu’il l’avait dérobé avant le 22 – or Sabatier déclare ne s’être rendu compte de sa disparition que le matin du 25 – soit que ce revolver lui fut remis par Sabatier lui-même (qui, chaque matin, faisait l’aller-retour Aïn Taya-Alger, en voiture, pour approvisionner le camp en denrées) – dernière hypothèse la plus probable.
Dans l’hypothèse où, emporté par sa fougue et son obstination à remplir une mission qu’on avait pensée pour lui, Bonnier s’acheminait à utiliser un revolver inapproprié (du fait de sa taille et/ou de son mécanisme) fourni par Cordier, il pourrait, néanmoins, avoir compris, à temps, (peut-être parce qu’on lui suggérait) que le revolver de Sabatier ferait mieux l’affaire, mais sans l’avoir essayé, en faisant confiance au mot du sergent : « Sois tranquille, celui-là marche. » (En relatant ce propos tiré du témoignage de Garidacci qu’il se remémore, Voituriez commet-il l’erreur de l’attribuer à Sabatier, plutôt qu’à Jean-Bernard d’Astier, voire qu’à Mario Faivre ? Mais, dans ce cas, il faudrait en déduire que l’arme de Jean-Bernard n’a pas été essayée, puisque n’ayant pas dû être utilisée, au contraire de ce que rapportent les témoignages de Mario et de Jean-Bernard. Enfin, si l’on en croit l’avertissement général du juge, le fait que ce propos ne figurerait pas dans le procès-verbal original de l’interrogatoire de Garidacci, de même que n’y figurerait pas cette rencontre matinale entre Bonnier et Sabatier qui en aurait été l’occasion, ne signifie pas nécessairement qu’il s’agirait de choses qui n’ont pas été rapportées devant le juge, lequel s’était, en effet, réservé d’omettre de consigner dans les procès-verbaux ce qu’il jugeait, selon ses propres mots, « inutile et dangereux », quoique, en l’occurrence, on pourra s’interroger sur l’à-propos d’une telle caractérisation, puisque le juge n’a jamais hésité, tout au contraire, à accuser Louis Cordier et Henri d’Astier (avec lequel Sabatier communiquait, par l’intermédiaire de Bonnier). Si Sabatier a bien remis, de la façon que raconte Garidacci, son revolver à Bonnier, cela prouverait la disposition de ce dernier à agir, en suivant aveuglément les consignes qu’on lui donnait – en l’occurrence, que lui donnait celui qui n'était autre que son chef, au camp d’Aïn Taya, nonobstant qu’il n’aurait guère fréquenté le camp, mis sur pied, rappelons-le, une semaine seulement avant l’assassinat). D’un autre côté, Garidacci et Achiary pourraient avoir flairé le traquenard antigaulliste dans lequel Bonnier était tombé, et, en retour, l’auraient manœuvré pour qu’il incrimine le clan royaliste de la rue La Fayette, ou, comme le général Noguès dit l’avoir entendu de Bergeret, en séance du Conseil impérial, et en avoir reçu confirmation du colonel Horry, le commissaire du gouvernement chargé de l’instruction, ils l’auraient manœuvré pour « qu’il déclare qu’il avait agi seul » (n’oublions pas qu’Achiary, chef de la sécurité du territoire – ou contre-espionnage – en Algérie, reste sous l’administration d’Henri d’Astier, et même sous celle de Louis Cordier, qui codirige le service de renseignement du ministère, avec un capitaine de frégate), à moins, encore, qu’ils ne lui aient prêté purement et simplement de fausses déclarations. Devant le juge, le 9 janvier, contre la promesse qu’aucune charge ne pèsera contre lui, à la suite des déclarations qu’il va faire et qui vont constituer ni plus ni moins que le point de départ de l’enquête, Achiary déclare : « l’abbé Cordier constitue un cas pathologique (…) un cas psychologique très caractérisé. On peut dire de lui qu’il est un maniaque du crime », propos s’inscrivant dans une lignée de témoignages qu’a rapportée Chantérac et dont les auteurs ont tous des motifs d’être soupçonnés de partialité ou d’affabulation : 1) le capitaine Jobelot, gendre d’Henri d’Astier, qui pourrait avoir cherché à détourner de celui-ci vers l’abbé, outre la responsabilité de pratiques ésotériques divinatoires qui auraient eu lieu au domicile des d’Astier, des griefs du genre de ceux concernant l’assassinat d’espions prisonniers que relate le vice-consul étasunien d’Oran Ridgway Knight dans ses souvenirs restés inédits (griefs que n’est pas pour défaire de d’Astier son projet d’enlèvement de Rigault, qu’il soupçonnait d’être beaucoup mieux renseigné sur le projet monarchique qu’il ne le laissait paraître et de vouloir le faire échouer, au bénéfice de Darlan, l’enlèvement du secrétaire ayant été prévu pour le faire parler avant de l’exécuter – cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 697) ; 2) le capitaine Dorange, à propos duquel De Gaulle ne tarira pas d’éloges et d’attention, lors d’une conversation avec le général Juin, en novembre 1945, malgré ou au gré du fait que le capitaine le jugeait avoir été rendu odieux par Capitant (cf. Chantérac, p. 226) ; enfin, 3) le commissaire Loffredo, ni plus ni moins que le subordonné et le missionné d’Achiary… (cf. Chantérac, ch. 2, J.-B. d’Astier, p. 126) (Dans la mouvance de ces témoins pourrait figurer celui anonyme qui, dans Le Figaro du 23-24 décembre 1945, a présenté l’abbé comme l’unique instigateur et préparateur de l’assassinat, article que nous avons déjà commenté, en y pointant tous les indices d’une manipulation). Après avoir reçu le revolver de Sabatier, Bonnier pourrait avoir estimé qu’une autre arme, un pistolet, pouvait éventuellement encore mieux faire l’affaire, celui dont Jean-Bernard avait pu soudainement lui vanter les qualités, en tout cas, la vérification et la mise au point toute récentes, ce que seule une séance d’essai devait néanmoins permettre de s’assurer. Sur ce, informé, en milieu de journée, qu’il souhaitait essayer l’arme de Sabatier et donc informé qu’il avait déjà délaissé celles qu’il lui avait proposées, la veille, Cordier, pris dans une sorte de fatalité, aurait laissé faire… en se consolant peut-être, à l’idée que l’attentat pouvait encore échouer, malgré tout... L’hypothèse est compatible, en profondeur, avec le témoignage de Jacques Brunel devant Voituriez, le 12 janvier : « [le matin du lendemain de l’assassinat], je suis resté seul avec Cordier qui a commencé par me dire qu’il voudrait bien qu’Achiary se débrouille pour faire échapper le petit gosse. Je lui ai demandé s’il le connaissait, il me répondit que c’était Bonnier de la Chapelle. J’ai repris : ″Mais vous le connaissez ?″ Il m’a répondu : ″C’est un petit très bien, très courageux, il voulait tuer l’amiral, il fallait que celui-ci soit tué, maintenant il faut essayer de tirer le jeune homme de là.″ Étonné d’une pareille révélation je lui ai dit ″mais vous étiez au courant du projet ?″, il m’a répondu que le petit lui en avait parlé et qu’il n’avait pas pu l’en empêcher. » Enfin, la suite du témoignage de Brunel pourrait continuer de faire état d’un Cordier s’adaptant aux événements (outre l’assassinat de Darlan, dont il prend acte, en ne souhaitant pas s'appesantir à faire valoir que son élimination aurait dû se cantonner à être politique, l’échec du comte à prendre le pouvoir et l’installation confirmée de Giraud au haut-commissariat, lequel a refusé la grâce de Fernand) : « le 28 ou le 29 décembre, à la Brasserie des Facultés (…) Cordier m’a déclaré que le jeune homme avait déjà essayé de tuer l’amiral Darlan dans la matinée, mais qu’il n’avait pas vu l’amiral, heureusement ajoutait-il, car le révolver avait été essayé à midi par Bonnier qui s’est aperçu qu’il ne fonctionnait pas. Il avait alors changé d’arme et que celle de l’après-midi était un 7.65. » (Voituriez, p. 303 et 305) (La dernière précision cherche-t-elle à rectifier ce qu’a propagé la presse : un 6,35, ou suggère-t-elle que ce n’était pas l’arme de Sabatier, en tout cas un 7,65, que possédait Bonnier, le matin ?) La très forte réticence (et encore pourrait-il ne s’agir que d’un euphémisme) de l’abbé – ainsi, d’ailleurs, que d’Henri d’Astier, quoique, dans son cas, peut-être moindre, et surtout révolue, depuis la visite de son frère – à faire assassiner l’amiral est encore corroborée par un échange entre l’abbé et Faivre, au domicile des d’Astier, en fin de matinée du 22 décembre, en présence d’Henri, Louise et Jean-Bernard d’Astier, que relate Mario, dans son ouvrage : « — François d’Astier nous a apporté le message de de Gaulle, nous ignorons si d’autres que lui sont au courant. — Penses-tu [Faivre tutoie l’abbé] que cette consigne devait être donnée de toute façon, ou seulement en cas d’échec des pourparlers ? Cordier est debout, raide, figé. — L’échec était certain, les pourparlers n’ont été que le prétexte à la venue du général d’Astier, dit-il presque sans desserrer les dents [Notons, au passage, que la remarque est très importante, car elle laisse entendre que les tractations de Pose avec le comte, d’une part, et, d’autre part, avec les présidents des conseils généraux, procédaient d’une intention gaulliste]. Henri et moi avons espéré à tort. — Le mot élimination ne prête-t-il pas à diverses interprétations ? Il a l’air surpris du terme. — C’est un euphémisme d’Henri. En réalité c’est un ordre d’exécution. Je lui dis que je suis d’accord et que je vais me rendre à la ferme Demangeat pour une rapide mise au point de l’opération [Yves Demangeat est un ami d’Henri d’Astier qui, depuis la fin novembre, met une partie de sa ferme, au lieu-dit Mour Laïn, au cap Matifou, à la disposition du Corps franc]. Il m’arrête. — Non, ce n’est pas ce qu’il faut faire. » Sur ce, arrive Marc Jacquet, qui propose une action d’un groupe d’officiers volontaires, qui arrêteraient, jugeraient et fusilleraient Darlan, sur-le-champ. À quoi Cordier répond par sa fameuse formule : « C’est impossible, il faut faire en sorte que ne puissent être mis en cause ni la Résistance, ni de Gaulle, ni le comte de Paris. Ce doit être classé comme l’acte d’un isolé. Il faut quelqu’un de très décidé. » Puis, Jacquet étant reparti du domicile des d’Astier, l’abbé expose son fameux plan à Mario. (cf. Nous avons tué Darlan, III) Le fait que l’exposé du plan a lieu après le départ de Jacquet est un détail qui, selon notre hypothèse, peut avoir une grande importance, Jacquet étant gaulliste et peut-être même, comme nous croyons l’avoir compris, agent gaulliste et pseudo royaliste infiltré en Afrique du Nord. Comme ils l’ont déclaré et argumenté, au moins à deux reprises, entre la mi-novembre et la mi-décembre, en réponse au sous-lieutenant Gendron du Corps franc qui venait leur renouveler sa proposition de passer à l’action pour éliminer physiquement Darlan, aussi bien Cordier que d’Astier étaient opposés à l’assassinat du haut-commissaire (cf. Vergez-Chaignon, p. 147 et 155). Bien que Jacquet ait pu paraître, à l’occasion, se conformer à leur avis – ainsi, « vers le 15 décembre », lorsqu’il déclare à Alain de Sérigny que l’amiral est prêt à laisser son poste, si on le lui demande, l’ambassade de Washington pouvant alors lui être offerte (finale qui n’est pas pour garantir la sincérité du propos : un gouvernement gaullo-monarchiste, comme celui qui était prévu – dont au moins les trois-quarts des membres sont gaullistes, comme nous l’avons vu – nommant Darlan ambassadeur aux Etats-Unis !) (cf. Echos d’Alger, p. 150) – il n’en reste pas moins évident que, par-delà même son caractère exubérant qui pourrait l’avoir conduit à commettre des imprudences ou des bévues, Jacquet a tenu un rôle de jusqu’au-boutiste, certainement plus gaulliste que monarchiste (ne serait-ce que tellement il était évident à tout observateur sérieux qu’un assassinat politique ne pouvait que nuire aux ambitions du prince), depuis sa lettre à Henri d’Astier du 16 novembre jusqu’à son annonce de l’assassinat imminent du haut-commissaire à Beau de Loménie, le 22 décembre.
Si l’on se range à la thèse de George Melton, selon laquelle, chacun de leur côté, Henri d’Astier et Charles De Gaulle étaient décidés – pour le premier, seulement à partir du 21 décembre – à assassiner Darlan, il n’en reste pas moins que, selon la même thèse, le second a été le seul instigateur du projet, dans lequel il a dû prendre – ou, plus exactement, garder – la main, d’une manière très sournoise, en essayant de le défaire de son emprise royaliste, tout en lui laissant paradoxalement une empreinte du même genre, derrière laquelle il lui était possible de se dissimuler, alors même qu’il envoyait les royalistes à leur perte, au fiasco. Rappelons-nous le mot de l’abbé Cordier, dans les colonnes de L’Aurore, trente ans après les faits et deux ans après le décès du général : « De Gaulle ne tenait pas à voir le comte de Paris réussir. Surtout, il voulait éviter que le prince n’assumât l’héritage de Vichy en Afrique du Nord. Un seul moyen pour empêcher cette combinaison : la mort brutale de Darlan. » Ce qui est arrivé, par la suite, aux membres du groupe des Cinq aide à comprendre rétrospectivement ce qu’avait été leur engagement, leur rôle, respectifs, relativement à De Gaulle. De retour en France, en décembre 1944, après un exil de sept mois en Espagne, Jacques Lemaigre-Dubreuil et son adjoint Jean Rigault furent enlevés et emprisonnés dans un bâtiment de la Sécurité militaire, avant d’être inculpés pour « intelligence avec une puissance étrangère en temps de guerre » et finalement acquittés (L’accusation désignait bien les Etats-Unis ! Du reste, juste avant de partir pour l’Espagne, Lemaigre-Dubreuil avait comme désamorcé l’interprétation qui allait pouvoir être faite de son exil, dans une lettre cinglante et très circonstanciée au général, citée intégralement par de Sérigny, en annexe : « Il est facile de prévoir comment on essayera de présenter ma décision. On dira que je suis passé aux Allemands, à la collaboration. Il sera cependant difficile de faire admettre, qu’ayant lutté sans interruption contre l’Allemagne et dans les moments où tout semblait présager sa victoire, je change de camp lorsque tout le monde, et vous-même, sait que sa défaite est assurée. ») ; après avoir subi des périodes d’emprisonnement et de séquestration, entrecoupées de mises en liberté, le premier fut assassiné, au Maroc, par une unité auxiliaire du SDECE, en juin 1955 (selon Pierre Péan, « De Gaulle ne lui a jamais pardonné d’avoir préparé le débarquement américain sans lui en avoir référé, et d’avoir failli imposer – via les Américains – le général Giraud, à sa place » – p. 389 – cependant que le crime pourrait avoir eu aussi d’autres mobiles : faire cesser son soutien aux nationalistes marocains – crise nationaliste qui fut, d’ailleurs, l’occasion pour un autre exilé en Espagne, le général Noguès, très apprécié au Maroc, de reprendre du service pour la dénouer, à la demande du gouvernement français ; récupérer un document confidentiel adressé, en 1941, par le général Juin au général Rommel, dans lequel le Français offrait ses services à l’Allemand, en se déclarant prêt à combattre sous ses ordres – en 1943, le tribunal d’épuration de l’armée jugera qu’il lui avait ouvert les portes de la Tunisie – document qui était passé entre les mains de Déat, de Pucheu et de Darlan, Darlan dont il portait une annotation dans la marge : « on ne lui en demandait pas tant ». Remarquons que, Darlan et Pucheu étant morts pendant la guerre, il n’était resté, longtemps, que Déat, mort six mois avant Lemaigre-Dubreuil, et que De Gaulle tenait en grande estime, depuis qu’il était entré en relation suivie avec lui, dans le milieu des années 1930, et qui, réfugié en Italie, où il mourra, ne fut pas arrêté, après sa condamnation à mort par contumace en juin 1945. Selon Pierre de Villemarest, les deux hommes s’étaient mis d’accord pour que chacun laisse l’autre en paix, après la guerre. Peut accréditer l’existence et l’authenticité du document, mais aussi que le mobile de l’assassinat n’en relevait pas, le fait que Juin manifestera beaucoup d’égards pour Mme Lemaigre-Dubreuil devenue veuve. Il serait, en effet, incompréhensible qu’il lui eût manifesté de la reconnaissance de ne pas avoir divulgué un document resté dans les affaires de son mari, tout en risquant fortement de signifier, par la même occasion, que cette reconnaissance parachevait l’assassinat. Et s’il avait estimé devoir prendre, par une même amabilité, les devants, son attitude n’aurait pas manqué de pouvoir paraître criante d’hypocrisie. Que le document eût été ou non le mobile du crime, dès lors que la veuve n’en révélait rien, il avait tout intérêt à ne pas perturber le cours des choses. En revanche, résident général au Maroc de 1947 à 1951, il avait mené une politique de répression des nationalistes, tout à l’opposé de la politique prônée par Lemaigre-Dubreuil, et pouvait donc chercher à se disculper d’un crime qui pouvait lui être imputé. – cf. Rémi Kauffer, OAS – Histoire d’une guerre franco-française, p. 386, Hoisington, p. 135, Péan, p. 498. En avril 1966, Germain Jousse, devenu général, écrira à l’abbé Berthuel, ancien collaborateur et continuateur de l’œuvre du père Théry, décédé en 1959 : « le ministre de la Justice de [de Gaulle] me convoquait à Paris à la fin d’octobre 1944 pour me demander de lui remettre des documents compromettants pour le général Juin que je pouvais avoir, contre remise desquels, je serais nommé général et recevrais enfin un commandement. Vous imaginez ma réponse ! »… pas sûr qu’il y ait à l’imaginer, puisqu’il fut nommé général… – autographe de Jousse reproduit par Francine Dessaigne, p. 13). Quant à Rigault, dont, comme le dit Renée Pierre-Gosset, « on ne discernait pas exactement le jeu » (des rumeurs ont couru qu’il avait été à l’origine de l’arrivée de Darlan à Alger, trois jours avant le débarquement), et dont, toujours selon elle, « le débarquement [africain] a servi sa politique personnelle », qui n’en était pas moins, pour reprendre le mot de Maurras, celle d’un génie politique ayant su utiliser les Américains au service de la France, il sut se faire relativement oublier et put continuer une carrière dans le journalisme, jusqu’à créer, dans les années 1950, un nouvel hebdomadaire, France-Documents, vite renommé Bulletin de Paris, avant de vivre retiré, les deux décennies suivantes. Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, après avoir été conseiller du Comité français de libération nationale, fut promu par De Gaulle ambassadeur en zone française en Allemagne, puis ambassadeur en Turquie, fonction d’ambassadeur qui lui fut subitement retirée, en septembre 1955, sous le ministère d’Antoine Pinay (qui avait dû subir, venant de certains proches de De Gaulle, une campagne de calomnies concernant sa conduite pendant la guerre), épreuve traumatisante du diplomate qui prit fin avec son décès, un an plus tard. Henri d’Astier de la Vigerie, après avoir été prétendument désavoué et tenu à l’écart par De Gaulle, jusque dans les semaines suivant sa sortie de prison, devint, à la fin d’octobre 1943 (sept mois après son frère Emmanuel et une semaine avant son frère François), compagnon de la Libération, et débarqua en Provence, le 15 août 1944, à la tête d’un détachement spécial (d’éclaireurs) des Commandos de France, qu’il avait créés au printemps et qui étaient devenus une composante de la demi-brigade de choc du lieutenant-colonel Gambiez ; participation au débarquement qu’il avait négocié directement avec les Américains et que De Gaulle avait donné l’ordre au préfet de la Corse Charles Luizet d’empêcher, en l’arrêtant en Corse, où il devait faire escale (Ancien sous-préfet de Tiaret, dans le département d’Oran, jusqu’au débarquement d’Afrique du Nord, date de sa révocation par le gouvernement, Luizet, gaulliste et franc-maçon, avait défendu, après la mort de l’amiral, le recours au comte de Paris comme la seule solution possible) (cf. J.-B. d’Astier, Qui a tué Darlan ?, p. 9 et 45) : le chef du gouvernement provisoire a-t-il eu soudain la hantise que, lors des opérations en métropole, à un moment aussi crucial, d’Astier ne se mette à parler et ne parle trop, au contact d’officiels civils ou militaires qui ne pouvaient qu’être d’une précieuse utilité à Charles De Gaulle pour l’établissement de son pouvoir ? Ou, tout comme il suspecte Gambiez de giraudisme et a donné instruction au BCRA de l’empêcher de tenir un rôle de premier ordre dans la libération de la France, cherche-t-il à priver celle-ci de la fougue et de l’audace de l’élément politiquement incontrôlable Henri d’Astier ? Quoi qu’il en soit, ayant outrepassé l’ordre que venait de lui révéler Luizet – ce dont De Gaulle ne lui tiendra pas rigueur, puisqu’il le nommera préfet de police de Paris, après la guerre – d’Astier réussit à débarquer, et mena son détachement jusqu’en Alsace, où, en décembre, il le réunifiera aux Commandos de France, dont il prend alors le commandement, tout en refusant d’être nommé général, et qu’il conduit jusqu’en Autriche. Après la guerre, il renouera avec le journalisme, en créant le quotidien L’Etoile du soir, qui durera une quinzaine de mois, puis tentera, avec moins de succès encore, de créer un autre journal et diverses associations culturelles et politiques, et, enfin, échouera à se faire élire député, en 1951, avant de mourir, dans un hôpital genevois, en octobre de l’année suivante, lors d’une opération chirurgicale à la tête, consécutive à une blessure reçue sur un champ de bataille de la Somme en 1916. Alphonse Van Hecke reçut le commandement du 7ème Régiment de Chasseurs et fut nommé général de brigade, en 1946, tout en s’engageant ardemment en faveur du gaullisme. Parmi ceux qui furent leurs principaux associés, Alfred Pose, qui, avant la guerre, avait collaboré avec les Allemands, en les aidant à financer certains de leurs projets, en vertu de convictions européistes et de son sens des affaires, et qui échappa aux poursuites du juge Voituriez, parce que très utile financièrement au gouvernement de Giraud, reprit la tête de la BNCI, dès février 1943, puis, après la guerre, en devint un administrateur et un directeur de filiales, de même qu’un administrateur et un actionnaire d’autres sociétés, tout en menant, parallèlement, une réflexion, dans le domaine monétaire et dans le domaine politique, visant, dans ce dernier cas, à introduire le principe aristocratique et le principe monarchique au sein de la démocratie. Le comportement de De Gaulle à son égard n’est pas sans rappeler celui à l’égard du comte de Paris, comme le montre Ordioni : « Après la guerre, alors que sous l'Occupation sa femme [restée en métropole] avait été en butte aux persécutions de la Gestapo, il le sera de celles des milieux d'affaires et de l'Administration issue de la Résistance qui chercheront à lui créer des difficultés jusque dans sa banque (…) En 1952, au cours d'une tournée qu'il effectuait dans le Sud-Ouest, le général de Gaulle lui fera demander au téléphone s'il ne pourrait pas venir dîner à Sare, dans la propriété que les Pose possèdent là et où, précisément, ils séjournaient. Il y vint, s'y montra d'une extrême affabilité pour son hôte, allant jusqu'à solliciter son concours si, d'aventure, il revenait ″aux affaires″. Mais quand Alfred Pose, déjà maire de Saint-Jean-de-Luz et élu membre de l'Institut en 1953, se présenta aux élections sénatoriales dans les Basses-Alpes, des mains anonymes écriront en lettres écarlates un peu partout sur les murs de la ville : ″Pose = assassin : Darlan.″ Il sera battu, mais aussi à ce point frappé que sa robustesse cédera bientôt sous ce dernier choc reçu. » (Tout commence à Alger, p. 548-549) Son adjoint Marc Jacquet, après avoir vécu sous une fausse identité pour échapper aux poursuites judiciaires liées à ses différentes activités en Afrique du Nord, et notamment sa participation au complot contre Darlan, sera retrouvé par la Sécurité militaire, qui, pour l’occasion, se sera exceptionnellement substituée à la Justice militaire, puis sera présenté à la DGSS, étape dont il n’aura pas eu à pâtir, puisqu’il deviendra député et conseiller général dans les années 1950, puis, n’ayant pas été réélu, industriel, avant de mener une carrière politique de premier plan sous la Vème république : directeur de groupes gaullistes au Parlement, maire et ministre.
Pour finir, il convient d’évoquer l’existence d’indices d’une entente secrète entre De Gaulle et les Britanniques pour dissimuler la vérité sur l’assassinat. Citons ce qu’écrivaient, à la fin des années 1980, Coutau-Bégarie et Huan : « Des 2 000 télégrammes échangés entre la France combattante à Londres et ses représentants (dont ceux d’Alger) en novembre et décembre 1942, on ne retrouve que le dixième dans les archives françaises. On pourrait pallier cette carence par les archives britanniques : les services d’écoute décryptaient systématiquement tous les messages des gouvernements en exil ou mouvements de résistance installés à Londres. Mais, bizarrement, parmi toutes les séries de messages ainsi déchiffrés, une seule reste obstinément fermée aux chercheurs : celles de la France combattante… » (p. 687-688) À ces lacunes s’ajoute ce qui a tout l’air de relever de procédés classiques de désinformation, par amplification ou parasitage : ainsi, on s’en souvient, le pistolet Colt dont, selon les journalistes-historiens anglais Verrier et Cave Brown, se serait servi Bonnier, après que l’arme eut disparu des affaires du major étasunien Carleton Coon, instructeur au camp d’Aïn Taya, alors que tous les éléments de l’enquête démentent formellement l’emploi d’une telle arme, et que, par ailleurs, dans son ouvrage de souvenirs, Coon ne témoigne même pas de sa disparition. De même, les 4 000 dollars qui, selon Verrier, auraient été remis à Bonnier, après avoir été prélevés sur le montant apporté par le général d’Astier, alors que tous les témoignages se sont toujours accordés à parler de 2 000 dollars. Ou encore le fait que Stuart Menzies, le chef de l’Intelligence Service, se serait trouvé à Alger, au moment de l’assassinat, en train de prendre le café, en compagnie de son adjoint le colonel Winterbotham et des chefs du renseignement français de terre et de l’air, les colonels Rivet et Ronin (qui, depuis le début de 1941, communiquaient régulièrement avec l’IS), lorsqu’on vint leur annoncer la nouvelle, qui les aurait tous laissés dans une totale indifférence (scène rapportée par Winterbotham, dans Ultra Secret, p. 119, et reprise par Cave Brown, p. 452 ; le fait qu’il y a eu une traduction française de l’ouvrage du soi-disant témoin direct n’étant pas pour affaiblir notre soupçon). Or le colonel Paillole, chef du contre-espionnage français, présent à Londres en cette période, certifie y avoir rencontré Menzies, le jour-même de l’assassinat. Probablement l’agent britannique Winterbotham a-t-il menti, et probablement les deux journalistes-historiens ont-ils été abusés par des sources, qu’ils omettent, d’ailleurs, de mentionner. Le mensonge pourrait avoir visé à faire monter au paroxysme la thèse de l’origine britannique (ou gaullo-britannique – Rivet et Ronin seront repris dans les services spéciaux de De Gaulle) pour mieux la laisser retomber plus bas encore qu’elle n’avait pu l'être. Indépendamment, il pourrait avoir laissé entendre qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter de qui pouvait avoir agi à l’encontre d’un gouvernant suggéré être, par la même occasion, tout aussi insignifiant qu’illégitime.