14 - Complot contre l’abbé Cordier ?
Décidé à Londres, l’assassinat a été planifié dans la mouvance du Corps franc d’Afrique, qui est en contact avec De Gaulle, par l’intermédiaire du SOE, avec le groupe Combat-Alger de Capitant, par l’intermédiaire d’un membre du Corps dénommé Le Dieu de Ville, enfin avec Henri d’Astier de la Vigerie, par l’intermédiaire de Fernand Bonnier de la Chapelle. De plus, Henri d’Astier est en contact indirect avec Londres, par l’intermédiaire de deux officiers du SOE, qu’il rencontre régulièrement, à Alger : le colonel Anstruther et le major Keswick, appartenant respectivement au commandement de la mission Brandon et à celui de la mission Massingham. La mise en œuvre implique des membres du Corps franc affectés au camp d’Aïn Taya : notamment Sabatier, Faivre, Bonnier et Rosfelder. Henri d’Astier a chargé son adjoint, l’abbé Cordier, d’apporter les derniers réglages. Cordier, qui – comme d’Astier, naguère, avant qu’il ne change d’avis, sous la pression de son frère, en visite à Alger du 19 au 22 – préfère que la mise à l’écart de l’amiral se fasse exclusivement, et surtout assurément, au profit du comte, a flairé le coup gaulliste et a réussi à faire modifier le plan initial de la jeune équipe d’une action de rue (mitraillage de la voiture de l’amiral) en une action plus discrète à l’intérieur du haut-commissariat, notamment au prétexte que la première risquerait d’entraîner des victimes inutiles, et surtout il a réussi à leur remettre des armes problématiques – trop voyantes et mécaniquement défectueuses qui, immanquablement, feront échouer l’attentat et dévoiler le complot gaulliste, facilement dénonçable comme tel, du fait de l’arrestation de l’exécutant, qui ne manquera pas de s’ensuivre… lequel aura opportunément demandé à rencontrer le gaulliste Louis Joxe, comme le lui aura eu demandé, in extremis, lors de l’entrevue du matin, Cordier… alors que, deux jours auparavant, pour paraître œuvrer à un complot monarchiste et, ainsi, paraître s’inscrire dans les limites de directives gaullistes, ce dernier avait déclaré, devant Mario Faivre et Jean-Bernard d’Astier, que Bonnier se présenterait avec une convocation de La Tour du Pin, qui se trouvait être un monarchiste.
Une convocation impliquait une préparation interne au haut-commissariat, avec document officiel rempli par un personnel du secrétariat aux Affaires étrangères tenu par le monarchiste Tarbé de Saint-Hardouin, alors que la demande de visite à Louis Joxe n’aura qu’à prendre, quasiment en dernière minute, la forme du remplissage d’une fiche par le visiteur, à son arrivée sur les lieux. À ce stade, il n’y a pas d’indices qui permettraient de savoir si, à l’arrivée du haut-commissaire, la porte de son bureau était grande ouverte ou fermée : une porte fermée pour dissimuler une fenêtre ouverte attesterait des complicités internes au haut-commissariat mais pouvant être aussi bien monarchistes que gaullistes, tous courants représentés dans le personnel des secrétariats. De ce point de vue, Cordier n’avait pas plus de raison de l’avoir laissée être ouverte par l’huissier que d’avoir empêché qu’elle le fût, cependant que, cherchant à insinuer une complicité gaulliste, il pouvait très bien avoir opté pour la seconde solution, d’autant plus que la porte devait être fermée pour préserver l’ouverture de la fenêtre, et sans doute aussi pour fixer la cible occupée à l’ouvrir, et ainsi rassurer Bonnier. Il est donc fort probable que, comme l’a raconté, le soir du 24, ce dernier au policier Ricard, Darlan ait dû ouvrir la porte. Ensuite, Henri d’Astier, secrétaire à l’Intérieur, présent dès 16 heures au haut-commissariat, aura su imposer au personnel concerné la version d’une porte comme à l’habitude grande ouverte, et ne laissant donc présager aucune complicité dans le haut-commissariat. Il pourrait d’autant plus l’avoir fait qu’il venait d’apprendre, en arrivant, que, contrairement à ce qui avait été prévu, Joxe, qui appartenait au même secrétariat que lui – les Affaires politiques – avait été demandé par le visiteur. Qu’il n’aurait pas fait changer le nom demandé par le visiteur tiendrait au fait qu’il était impossible de modifier le registre des visites, sauf à fournir l’indice qu’il y avait eu machination. Citons ce qu’a déclaré Bonnier à Ricard : « Quand j’ai pu m’approcher de Darlan, il ouvrait la porte de son bureau, c’est à cet instant que je l’ai abattu, il s’est écroulé en plein travers de la porte, m’empêchant de rentrer dans le bureau. » (Decaux, p. 118) La largeur du battant d’une porte ne pouvant guère être inférieure à 80 cm, et l’amiral mesurant 1,66 m, pour entraver la porte grande ouverte, il lui fallait tomber, le corps aligné au mur ; or il est tombé à gauche de la porte, laquelle ne pouvait donc être ouverte que d’un seul battant pour être entravée, ce qui tend bien à prouver qu’elle n’avait pas été protocolairement ouverte, ce qu’elle eût été des deux battants. L’amiral a donc ouvert la porte, en poussant vraisemblablement le battant de gauche sur lequel devait donc être fixée la poignée, à moins que tomber « à gauche de la porte » n’ait voulu signifier simplement : « vers la gauche » ou « à gauche du battant », auquel cas il pourrait avoir ouvert le battant de droite. Pourquoi Bonnier aurait-il menti au policier, en cette toute fin de journée du 24, en parlant d’une porte fermée ? Aurait-il cherché à se défendre, en indiquant avoir eu des complices au haut-commissariat, conformément au plan initial qui consistait à mettre dans le coup des royalistes ayant fait laisser la porte fermée et s’étant fait demander par le visiteur ? En ces dernières heures du 24, Bonnier vient de s’entretenir avec le commissaire Garidacci, qui, le 10 janvier, soutiendra, devant le juge Voituriez, en faisant totalement l’impasse sur le registre, que « le criminel avait demandé M. de La Tour du Pin pour s’introduire à l'intérieur du haut-commissariat ». Le lendemain, 25, à quelques heures de son procès, Bonnier aurait donc rétabli la vérité, en effectuant son croquis montrant les deux battants ouverts… mais croquis montrant (outre, comme nous l’avons dit, les battants ouverts vers l’extérieur, ce qui était probablement impossible, et le bureau situé tout à gauche, hors du prolongement de la porte, ce qui l’était certainement) le corps de la victime, certes à gauche, mais, conformément au bureau dont il aurait heurté l’angle avant, presque complètement à l’écart de la porte, et montrant, par ailleurs, que le meurtrier est parti immédiatement vers la droite, en passant devant le bureau, sans avoir dû enjamber la victime, alors que Hourcade certifie le contraire… Ou bien Bonnier a dû enjamber la victime et il est donc parti vers la gauche, ou bien il est parti vers la droite, sans avoir dû l’enjamber. Dans les deux cas, le croquis est inexact. Un indice supplémentaire vient étayer que l’amiral dut ouvrir la porte et qu’il dut ouvrir son battant gauche : situé – dans sa largeur – en face et près de ce battant, le bureau, au contact duquel est venu s’effondrer l’amiral, en le heurtant du bas de la tête, devait empêcher Bonnier d’enjamber le corps, raison pour laquelle celui-ci a pu être retardé, permettant à Hourcade de l’empoigner, au moment où il venait de « sauter par-dessus le corps », selon les mots du capitaine, saut que le meurtrier fit forcément en diagonale du seuil de la porte, pour éviter, à la fois, la partie inférieure du corps, le bureau et le battant droit fermé, et pouvoir ainsi se retrouver derrière le battant, devant le bureau, et trouver, du même coup, un accès direct à la fenêtre ; alors que, du côté gauche, le saut à effectuer aurait été, d’une part, plus long, le corps de la victime s’étendant plus à gauche du battant ouvert qu’à droite, et, d’autre part, dans un passage réduit par le battant gauche qu’un banc situé dans l’angle de la pièce empêchait de se rabattre complètement (ajoutons que la photo de l’amiral assis à son bureau, publiée par Ordioni, montre que le bureau était, du côté de la porte, soit en forme d’équerre, soit prolongé, à l’arrière, par un petit meuble d’appoint, extension sur laquelle l’amiral est accoudé et qui pouvait notamment servir à déposer des dossiers en provenance ou à destination du personnel administratif, sans que celui-ci eût à s’avancer loin dans la pièce) : spontanément, Bonnier a jugé qu’il perdrait moins de temps et risquait moins une chute, à la réception, en partant vers la droite – d’autant plus que, à gauche, l’angle de la cheminée l’attendait, cheminée qui, elle-même, réduisait le passage, en aval du saut ! Malgré ces indices concordants, l’hypothèse de la porte ouverte des deux battants reste défendable : venant de faire feu sur sa victime, qui tombe à gauche de la porte, Bonnier s’avance vers elle, puis, entendant ou devinant arriver Hourcade sur son arrière-droit, il saute par-dessus le corps, pour passer devant le bureau, évitant ainsi de perdre du temps à contourner le corps et de se retrouver nez à nez avec le capitaine. Rappelons, cependant, que Hourcade ne se trouvait pas à plus de deux mètres de lui, au moment de la première détonation, qui, comme il le raconte à Alain Darlan, le fit se retourner et voir l’amiral s’effondrer, pendant que retentissait la deuxième détonation, qui est le moment où, dit-il, « je fis un bond vers l’assassin qui se déroba, sautant par-dessus le corps de ton père pour viser à nouveau. C’est à ce moment que je l’attrapai à la gorge et au poignet. » Faisant de la deuxième détonation le moment du tir fatidique, en direction duquel il vient juste de se retourner, il omet de préciser qu’il ne pouvait s’agir que d’une troisième détonation, dont, du reste, il ne fait pas mention : les deux premiers tirs ayant été effectués très vite, il les aura confondus et mémorisés en un seul tir, alors que seul un troisième a touché l’amiral, tir en direction duquel il a eu le temps de se retourner. Par ailleurs, peut-être se livre-t-il à une interprétation, en affirmant que Bonnier se disposait à viser à nouveau, sur la simple base du fait qu’il venait de s’approcher du corps. La distance étant, à ce moment, très réduite entre Bonnier et Hourcade, le premier peut-il avoir pris le risque qu’elle devienne nulle, en prenant le temps de tirer à nouveau ? D’ailleurs, s’il avait pensé le faire, il aurait très probablement, soit avant de le faire, soit après, sauté par-dessus la partie supérieure du corps, dans la direction la plus éloignée de son assaillant, alors que le battant droit ouvert ne lui offrait pas de protection pour faire autrement ; or le croquis de Bonnier indique qu’il est passé par la droite, devant le bureau. Au demeurant, indépendamment même de cette question du temps nécessaire à un nouveau tir, on peut trouver étrange que Bonnier n’ait pas fui par la gauche. La raison pourrait en avoir été que le corps était à ce point proche de la cheminée ou dans l’axe de son angle, que chercher à l’éviter, par un saut, n’aurait pu quasiment que se terminer par une entrée en collision avec la cheminée. En définitive, ce qui permet de trancher entre les deux hypothèses – celle de la porte fermée et celle de la porte grande ouverte – est, outre le fait que la première est plus vraisemblable que la seconde (le battant droit fermé rendant préférable de partir par la droite, alors que partir par la gauche, bien que malaisé, reste sans doute possible et devient préférable, lorsque les deux battants sont ouverts, puisque Hourcade arrive par l’arrière droit), un élément externe : le registre des visiteurs qui mentionnait une demande d’audience auprès d’un gaulliste, implication d’un gaulliste qu’il ne pouvait que revenir à un autre gaulliste du haut-commissariat, Henri d’Astier – bien placé pour le faire, de par ses fonctions de secrétaire à l’Intérieur (subdivision du secrétariat aux Affaires politiques) – de minimiser, en supprimant un indice qui relevait du plan initial dont il avait eu connaissance (l’abbé Cordier l’ayant exposé devant lui et Mario), et qui ne pouvait que renforcer la suspicion à l’encontre du demandé en audience, alors même qu’initialement celui-ci ne devait pas être un gaulliste. Cet indice était la porte fermée et sa suppression la censure des témoignages le mentionnant. Le fait que Chamine, dont l’informateur est Jean Rigault, affirme que la porte était fermée, vient à l’appui. Rigault, monarchiste, n’était pas au courant du projet prétendument monarchiste d’assassiner l’amiral, et le procès-verbal douteux de Bonnier censé donner le fin mot sur l’affaire le présente comme n’étant « pas en excellents termes » avec d’Astier, tout en présentant ce dernier sous un jour favorable, puisque comme n’étant pas au courant des actions personnelles de Bonnier, qui a référé de son intention de tuer le haut-commissaire au seul abbé Cordier, présenté comme le seul vraiment impliqué dans l’assassinat, à ses côtés. Etroitement associé aux Américains, Rigault ne pouvait aucunement cautionner la suppression d’un indice pointant vers les gaullistes. Néanmoins, nous rappelant que, deux jours avant l’assassinat, il avait décliné la demande du comte d’intercéder, en sa faveur, auprès d’eux, nous ne pourrions pas exclure qu’il aurait cherché à nuire, après coup, à ceux qui avaient voulu l’amener au pouvoir, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, l’indice que constituerait la porte fermée, corrélé à celui d’une convocation par La Tour du Pin ou d’un remplissage de fiche de demande d’audience à son nom, est en leur défaveur, si ce n’était pas que, plus loin, Chamine précise que Bonnier « avait rempli une fiche (…) au début de l’après-midi, au nom de M. Joxe » (p. 473) (ce qui, notons-le, au passage, s’accorde mal avec le fait qu’il n’aurait pas eu à renouveler sa demande du matin, pour la raison qu’elle n’avait pas changée, comme le soutient Vergez-Chaignon, à moins qu’il ne l’eût remplie au poste de garde et que l’huissier n’eût ensuite pas souhaité en prendre connaissance).
La participation des gaullistes rendue manifeste par le tour de l’abbé, la voie sera alors d’autant plus dégagée pour la démission de l’amiral, au profit du seul comte de Paris, démission que l’abbé souhaite ardemment, pour l’avoir déclaré, vers la mi-décembre, sans exprimer la moindre intention meurtrière, à l’inspecteur Marcel Schmitt : « Si l’amiral Darlan pouvait s’en aller, tout cela changerait. D’ailleurs, je crois qu’il en est bien question et s’il ne s’en va pas de son plein gré, il trouvera bien quelqu’un qui le fera partir (…) J’espère que pour la Noël il se sera décidé. En tout cas, il y aura du changement avant la nouvelle année. » Intention pacifique qu’il confirme, trente ans plus tard, dans les colonnes de L’Aurore : « Je n’avais pas du tout, en décembre 1942, souhaité, préparé, organisé le meurtre de Darlan. Au contraire sa mort dérangeait mes plans (…) on était en train de négocier avec lui. Darlan devait se retirer. Le comte de Paris était allé voir son bras droit, le général Bergeret, pour en discuter. Pour permettre à ce plan d’aboutir, il fallait surtout ne pas braquer Bergeret et les gens de Vichy. Darlan ne devait pas mourir. Effectivement, son meurtre allait faire rater ma combinaison. » Que l’abbé ait cherché à court-circuiter, à désamorcer, l’action gaulliste est corroboré par un souci constant qu’il formule, depuis l’arrivée du comte à Alger : « Pour réussir l’opération du comte de Paris, il faut aller très vite. » déclare-t-il, un jour, à Jacques Brunel, qui précise : « Il l’a répété d’ailleurs d’autres fois, mais a toujours dit ″l’opération″ ». À Bonnier, pour l’inciter à retourner au haut-commissariat, en milieu de journée du 24, il lance : « Les jours passent, il faut que Darlan disparaisse. Maintenant il faut faire vite. » Qu’il paraisse ainsi s’inscrire dans une opération d’élimination physique réelle, ne signifie pas nécessairement, redisons-le, qu’il s’y inscrit réellement : la veille, dans la matinée, il déclarait à Faivre : « De toute façon Bonnier va agir. Est-ce que j’ai la possibilité de lui en refuser les moyens ? » (Chamine, p. 500, Sérigny, p. 301, G. d’Astier, p. 310-311, Voituriez, p. 271). Mais, de leur côté, les trois jeunes hommes ont essayé les armes qu’il leur a offertes, et Bonnier s’est entendu avec Sabatier pour qu’il lui prête une arme (ce que semble, néanmoins, ignorer Rosfelder, qui semble même ignorer la tentative du matin, alors que, de son côté, Faivre, s’il ne déclare, à l’époque, avoir apprise celle-ci qu’après qu’elle eut eu lieu, déclare, dans son ouvrage, que l’abbé le mit au courant, dès le 22, mais sans lui indiquer le moment de la journée où l’action devrait avoir lieu et sans qu’il fût question de Sabatier). Le sergent n’aura plus qu’à déclarer le vol de son revolver (ou, plus exactement, d’un revolver appartenant à un membre du Corps franc, dont il est le responsable, à Aïn Taya : l’aspirant Arguilhère), qui plus est, il n’aura qu’à le faire pendant qu’a lieu l’action, pour bien faire comprendre qu’il n’y participe pas (la déclaration de son vol ou de sa perte, dans l’après-midi du 24, aura pourtant l’effet inverse de celui escompté : Sabatier est rapidement suspecté par le capitaine Castaing d’avoir fourni à Bonnier l’arme prétendument disparue). Il convient, ici, de faire un retour sur la déclaration de Bonnier à Raynaud, en début de matinée, et sur les deux commentaires qu’y ajoute ce dernier : « ″J’ai piqué le révolver de Sabatier″ (…) Je compris qu’il n’avait pas eu besoin de ″piquer″ le révolver de Sabatier, il ne disait pas pistolet », la finale pouvant sous-entendre qu’il aurait dû user de ce mot, ou pouvant chercher à souligner ou à confirmer que l’arme dont disposait Bonnier n’était effectivement pas du type de celle qui allait être utilisée pour tuer l’amiral. Sabatier possédait très probablement un revolver, et même un gros revolver, comme le Colt .45 qui avait été distribué, à la fin d’un déjeuner, à chacun des membres du Special detachment qui y participaient, trois jours avant la transformation du détachement du SOE en Corps franc. Ce serait donc bien « un énorme revolver » – selon les mots de Faivre – de Sabatier que pouvait avoir en mains Bonnier, au moment de monter dans la voiture du matin et dans celle de l’après-midi, et Raynaud jugerait devoir le souligner. L’hypothèse est néanmoins gênée par le fait que Faivre dit avoir ensuite remis cette arme à Cordier, après qu’elle eut été échangée avec le 7,65 de Jean-Bernard. Mais peut-être était-ce simplement une façon de dire qu’il revenait à Cordier de s’occuper des suites à donner à cette arme, notamment de la faire retourner au camp. D’un autre côté, il est probable que Sabatier, de même que l’aspirant Arguilhère, possédait une autre arme, plus performante que le vieux Colt, comme nous l’avons expliqué. Cette arme pourrait avoir été, elle aussi, un revolver, mais d’un calibre inférieur au 11,43 du Colt, plus précisément de calibre 7,65. On comprendrait donc que Sabatier se précipite pour déclarer la disparition de ce dernier, alors qu’elle n’aurait jamais eu lieu. Venant d’être averti par l’un des occupants de la voiture que Bonnier avait finalement choisi un 7,65, et peut-être même venant d’être averti que Bonnier n’avait pas pu s’enfuir du lieu du crime, il déclare ce qu’il peut déclarer, faute de mieux : la disparition d’un revolver 7,65, n’ayant pas de récente possession d’un pistolet 7,65 à attester, l’important, au demeurant, étant que les munitions puissent correspondre. Pour autant, l’hypothèse la plus probable est qu’il aurait simplement cherché à produire un alibi de non-participation à l’assassinat, alors que le revolver qui lui avait été réellement dérobé (un gros calibre) avait été exclu, in extremis, par Bonnier de son action du jour. Le revolver dérobé au camp d’Aïn Taya pourrait n’avoir pas été en bon état de fonctionnement ou n’avoir pas donné pleine satisfaction à Bonnier. Il est alors remplacé par le pistolet 7,65 que Mario Faivre avait offert, la veille, à Jean-Bernard d’Astier, après l’avoir récupéré chez un réparateur. Pourquoi Rosfelder ment-il, en parlant d’un remplacement d’arme, effectué dès le 23, et en le présentant comme seul remplacement à avoir eu lieu ? – ce que semblent même ignorer Mario et Jean-Bernard, pour lesquels, comme nous l’avons dit, dans la voiture, l’après-midi, Bonnier a sorti « un énorme revolver », selon le premier, un « gros revolver », selon le second, arme que, après l’avoir essayée, il a remplacée par le pistolet que lui tendait Jean-Bernard… « Un énorme revolver » qui pourrait avoir été un revolver de Sabatier dérobé à Aïn Taya ou le revolver d’un adjoint de Van Hecke, Lindsay Watson – cette dernière arme, comme nous l’avons vu, ayant été confiée à Henri d’Astier pour révision, et ce dernier ayant pu en avoir profité pour la confisquer pour usage inconsidéré – revolver de Sabatier ou de Watson qui pourrait ainsi avoir été l’un des deux revolvers fournis par Cordier, la veille… Seules deux dépositions, devant le juge, les 10 et 11 janvier, l’une du commissaire Garidacci, l’autre du préfet Temple, toutes deux censées rapporter une déclaration qu’aurait faite Bonnier au commissaire, le soir du 24 – le second déclarant en avoir reçu la confidence du commissaire lui-même, le 4 janvier – font état d’une arme, en l’occurrence un revolver, remise à Bonnier par Cordier, la première donnant une indication sur le calibre et précisant la date : « le 24 au matin (…) l’abbé Cordier me remit un révolver de gros calibre, chargé » (dépositions que le juge rapporte, de mémoire, et que les chercheurs qui ont consulté les archives du procès n’étayent par aucun procès-verbal original de l’audition de Bonnier, hormis, tout au plus, Vergez-Chaignon, qui fait état d’un quatrième procès-verbal qu’elle juge, par bien des côtés, problématique, et même faux sur cette question de l’arme, et dans lequel Bonnier affirme que « c’est par lui [l’abbé] que j’ai pu me procurer le pistolet et les cartouches » – p. 217. L’amiral Moreau, qui avait consulté le dossier, cinquante-cinq ans avant eux, sans prendre de note, ne fait pas état, dans son compte-rendu de lecture, d’une arme remise par Cordier, que ce soit le 23 ou le 24, pas plus que les très larges extraits du procès-verbal authentique de l’audition de Garidacci que publie Chamine n’en font mention. Rappelons que, dès son début, et même pour ainsi dire à son amont, l’enquête a été orientée vers les monarchistes, à la suite d’une déposition du commissaire Achiary, agent gaulliste qui participe aux réunions du groupe de Capitant, et dont l’audition avait été vivement recommandée au juge par le colonel Paillole, le commandant des services spéciaux de Vichy, récemment arrivé à Alger, après un détour par Londres, où il avait pris contact avec le BCRA. Ainsi s’exprime, le soir du 9 janvier, sous condition d’impunité totale, le chef de la sécurité du territoire – les renseignements généraux : « J'accuse deux personnes d'être les instigateurs directs du meurtre de l'amiral Darlan : ces deux personnes sont : l'abbé Cordier, demeurant à Alger, 2 rue La Fayette, et Henri d'Astier de La Vigerie, demeurant au même endroit, secrétaire adjoint aux Affaires politiques du Haut-commissariat en Afrique française. Ces deux personnes ont fait assassiner l'amiral Darlan pour le compte et au profit du comte de Paris qui, d'après une conversation entre l'abbé Cordier et Me Jacques Brunel, conversation qui m'a été rapportée par ce dernier à Laghouat, le 7 janvier 1943, a instamment prié ses deux disciples de hâter le crime. »)
On remarquera que, en omettant de mentionner qu’un remplacement d’arme aurait eu lieu, entre l’obtention d’un pistolet chez un armurier réparateur, la veille, et la première tentative de Bonnier au haut-commissariat, Rosfelder et Faivre évitent d’impliquer la section du Corps franc du camp d’Aïn Taya dirigé par Sabatier, et, d’autre part, qu’en mentionnant un remplacement qui aurait eu lieu la veille, Rosfelder n’a plus besoin de mentionner Jean-Bernard d’Astier, l’après-midi, raison pour laquelle il ne le signale même pas comme présent dans la voiture (mais il en fait, tout au plus – d’ailleurs assez invraisemblablement – celui qui a fourni à Cordier les deux gros revolvers, après les avoir pris dans les affaires de son père). Plus encore qu’il n’a pas besoin de le mentionner, il a sans doute intérêt à ne pas le faire, dans la mesure où, en 1972, Jean-Bernard peut déjà soutenir ce qu’il soutiendra, en 1992, dans son ouvrage, à savoir que Cordier remit « l’arme » à Bonnier, quasiment juste avant que celui-ci ne monte dans la voiture conduite par Schmitt, arme dont il faut chercher la spécification dans le récit qu’il fait, une page plus loin, de l’échange du « gros revolver » contre son pistolet, dans la voiture conduite par Mario, en début d’après-midi. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les témoignages de Rosfelder et de Faivre ne recoupent ni celui de Jean-Bernard (qui, à la rigueur, pourrait impliquer que le revolver de Sabatier était passé dans les mains de l’abbé, avant de passer dans celles de Bonnier, nonobstant qu’un 7,65 est peu susceptible de cadrer avec la désignation de gros revolver, ou, plus encore, d’énorme revolver, comme le dit Faivre), ni celui qu’a adressé Pierre Raynaud au second, en 1982, témoignage selon lequel Bonnier, rencontré dans son studio de la rue Michelet, en début de matinée, lui a déclaré s’apprêter à partir au haut-commissariat, avec le revolver de Sabatier en poche – mais à un moment où il n’a sans doute pas encore rencontré l’abbé, en quoi ce témoignage, au demeurant bien plus circonstancié que celui de Jean-Bernard, est en porte-à-faux avec lui (Six ans plus tard, comme en réponse tardive, Mario réitère, dans une lettre à Pierre, le témoignage de son livre parlant d’un énorme revolver échangé, en début d’après-midi, avec le pistolet 7,65 qu’il avait offert à Jean-Bernard, tout en précisant qu’il s’agissait d’un revolver « de calibre sans doute .38 », soit 9,6 mm). Il n’y a pareillement rien d’étonnant à ce que Rosfelder et Faivre aient carrément tu ces témoignages de Jean-Bernard et Pierre, et notamment celui du second, en étant allés jusqu’à omettre, dans leurs ouvrages, de mentionner son nom (lui pourtant le plus proche ami de Bonnier). La raison pour laquelle Jean-Bernard avait sur lui une arme est probablement qu’il était prévu qu’il remplace Bonnier, en cas de nécessité. Remplacement dont on peut penser, et dont on peut même être quasiment certain, qu’il n’aurait pas accepté de l’effectuer, sans avoir reçu l’accord de son père, malgré ce qu’il raconte, dans son ouvrage : « Dès que Cordier eut pris en main cette affaire, il s’en chargea seul et ni mon père, ni un autre membre de ma famille, mis à part moi, n’y fut mêlé ou en fut simplement informé. J’avais un certain mérite à me montrer discret car, par nature, je me confiais toujours à ma mère. » (p. 34) Témoignage qui, malgré la réserve que nous exprimons à son sujet, peut venir étayer notre hypothèse sur le rôle de l’abbé, dans le complot du 24 : une démarche solitaire visant à saboter un attentat gaulliste et, en tout cas, à le faire apparaître comme spécifiquement gaulliste (afin de contrecarrer une manipulation des royalistes par les gaullistes). De son côté, Garidacci a peut-être cherché à protéger le fils de son supérieur administratif, Henri d’Astier, en déclarant au juge Voituriez que Bonnier lui avait dit avoir essayé le revolver (qu’il venait de recevoir des mains de Cordier), pendant qu’il se rendait au haut-commissariat pour la première fois, en compagnie de camarades dont Faivre et Sabatier, et qu’il l’a, sur-le-champ, remplacé par celui que lui offrait ce dernier (Notons que le témoignage, tel que rapporté, de mémoire, par Voituriez, ne commet pas nécessairement l’erreur sur la personne de Sabatier, alors que, dans le bref compte-rendu – plus encore hasardeusement reconstitué que réellement remémoré – d’un autre interrogatoire, il est avéré que le juge confond Sabatier et Rosfelder, en faisant du premier, à la fois, celui dont l’arme a été volée, et celui qui se trouvait, l’après-midi, avec Jean-Bernard d’Astier, dans la voiture conduite par Mario Faivre et qui y a tendu son arme à Bonnier). La protection des d’Astier par Garidacci, et, dépendamment, le lâchage de Cordier par le même et par Henri d’Astier lui-même, est appuyé par le quatrième procès-verbal d’interrogatoire de Bonnier, sans doute en grande partie une invention du commissaire : « J’affirme avoir tué l’Amiral Darlan (…) après en avoir référé à M. l’abbé Cordier (…) qui m’a remis le plan des bureaux (…) le pistolet et les cartouches (…) J’ai recruté de ma propre initiative (…) des hommes de main (…) Mais M. Dastier (sic) n’a jamais été au courant de cette action personnelle. » Soupçon à l’encontre de Garidacci que vient étayer le fait que, comme nous l’avons vu, il aura soustrait à la connaissance du juge Rondreux un procès-verbal (condensé de premières déclarations faites par Bonnier) impliquant expressément Henri d’Astier dans le complot d’assassinat.
« Dans l’après-midi du même jour, sortant d’une séance d’arbre de Noël de nos marins, j’appris la mort de l’amiral Darlan. Celui qui l’avait tué, Fernand Bonnier de la Chapelle, s’était fait l’instrument des colères exaspérées qui mettaient autour de lui les âmes en ébullition, mais derrière lesquelles, peut-être, remuait une politique décidée à liquider un ″expédient provisoire″ après l’avoir utilisé. » Ainsi parle Charles De Gaulle, dans ses mémoires. Récit à comparer avec celui d’Ordioni : « Curieusement à Londres, le général de Gaulle de son côté s'est éloigné de son quartier général de Carlton Gardens, pour un court séjour en Ecosse. Revenant à Londres en fin de ce même après-midi du 24 décembre, il trouve sur le quai de la gare son aide de camp, dépêché par Gaston Palewsky, pour l'informer de l'événement. » (Le secret de Darlan, p. XXVII). Selon Palewski, qui s’exprime dans ses Mémoires d’action, l’aide de camp François Charles-Roux, venu accueillir le général, à la gare, en toute fin de soirée, venait juste d’apprendre la nouvelle d’employés des chemins de fer. La BBC n’ayant diffusé la nouvelle que le lendemain, il est donc quasi certain – et, du reste, tout à fait normal – que la nouvelle était parvenue à Londres, dès le 24, probablement par le canal du SOE. Il n’est donc pas exclu qu’un agent britannique ait été missionné pour avertir indirectement De Gaulle arrivant en gare, en se faisant passer, auprès de son aide de camp, pour l’un des employés des chemins de fer, à moins qu’il ne fût réellement l’un d’eux… annonce indirecte qui pouvait être une façon de mettre de la distance entre le gouvernement de Londres et l’assassinat, de même qu’entre ce gouvernement et le CNF. La version obtenue du quartier général de De Gaulle par John Richards, un inspecteur de Scotland Yard chargé de la surveillance des Français gaullistes, selon laquelle De Gaulle aurait appris la nouvelle, en écoutant une petite radio portative dans le train, est, quant à elle, encore moins vraisemblable. Elle indique, cependant, qu’une confusion a régné, du côté gaulliste, à propos de la source. Manifestement soucieuse d’être conforme aux Mémoires de Charles De Gaulle, Michèle Cointet rejette les deux versions, l’une venant de Palewski, l’autre de Maurice Dejean, le commissaire aux Affaires étrangères du CNF, et déclare que De Gaulle « peut en avoir eu connaissance par un journaliste, à l’issue de l’arbre de Noël à Greenock, ou un peu plus tard à l’hôtel central de Glasgow où les services britanniques ont pu juger utile de l’informer », soit, dans les deux cas, après 18 h 30, heure où il sort de l’Arbre de Noël, ou encore grâce à « une liaison radio de Combat entre Alger et Londres », la fameuse radio de L’Hostis, liaison qui aurait donc été retransmise vers Glasgow. (cf. Gun, p. 364, Cointet, p. 186 et 188-189). Comment admettre que, longtemps après, l’affaire n’ait toujours pas été tirée au clair, chez les gaullistes ? Il est très probable que De Gaulle n’a jamais communiqué, à propos de sa source véritable, mais qu’il n’a pas non plus cherché à unifier la communication de son entourage sur le sujet, peut-être parce qu’il était trop tard ou que l’information s’est avérée être, dès l’amont, diffusée diversement, ne rendant pas nécessaire une unification. Qu’il ait pu être informé, avant son départ de Glasgow, à 21 h 30, est possible, tout comme l’est le fait qu’il n’aurait pas eu vraiment à être informé, autrement que par la confirmation d’une nouvelle à laquelle il s’attendait : deux hypothèses que ne permet pas de départager le fait que, en gare de Londres, il se contente de faire une réponse murmurée à Charles-Roux : « Ça n’est qu’un début ». Le matin, avant son départ pour Glasgow, il avait enregistré son allocution radiophonique de la veillée de Noël, dans laquelle une phrase résonne étrangement : « Ce jour de Noël 1942 (…) le peuple français achève au fond de son cachot le rassemblement national, longtemps retardé par le mensonge et la trahison. » Qu’est-ce qui, dans la matinée du 24, permet à l’orateur de faire de ce Noël 1942 le moment d’un achèvement ? S’agit-il d’exprimer une faveur aux Américains, de leur manifester de la bonne volonté, quatre jours après l’invitation de Roosevelt à se rendre à Washington ? Obligeance allant jusqu’à faire de leur présence en Afrique du Nord le principe et le moteur du rassemblement national ? Or, on le sait, ce n’est pas du tout une opinion que De Gaulle aurait déjà exprimée, ni qu’il exprimera ultérieurement, à commencer par trois semaines plus tard, à la conférence d’Anfa, il est vrai après que Roosevelt aura eu annulé son invitation et confirmé son appui à Giraud. Un autre mot interroge : « trahison », le mot qui, on s’en souvient, était en vogue chez les gaullistes, à Londres, pour dénoncer l’Amiral, notamment depuis l’arrivée de François d’Astier, fin novembre, mais que De Gaulle avait déjà utilisé, à même fin, dix jours plus tôt, devant Churchill et Eden, en leur déclarant que « rien ne justifiait d’avoir des relations avec un traître. » Par ailleurs, remarquons que, si les Britanniques l’ont averti en gare de Londres, ils ne l’avaient très probablement pas déjà fait à Glasgow, et que donc, s’il a été averti en Ecosse, ce fut sans doute par un canal français, dont tout porte à croire qu’il ne relayait pas une source britannique depuis Londres mais qu’il avait son départ à Alger. Quant au reste du passage de ses Mémoires précité, évoquer, comme il le fait, la formule « expédient provisoire » par laquelle Roosevelt nomma, un jour de novembre, Darlan, afin d’appuyer l’hypothèse que le président ait pu finalement en arriver à se débarrasser de l’amiral, revient à omettre qu’il aurait surtout pu avoir le motif de se débarrasser de la formule, dont on rappellera que son ministre à Alger, Robert Murphy, a précisé, dans ses mémoires, qu’elle n’avait été ni plus ni moins que nécessitée par les circonstances du moment, comme nous l’avons, d’ailleurs, fait valoir, et comme le rappelle l’amiral Moreau, tout en rappelant que la propagande gaulliste aux Etats-Unis et au Royaume-Uni avait été la composante majeure de ces circonstances (cf. p. 228-229)… une formule provisoire, en somme… Étant donné que Charles De Gaulle semble ainsi user de sa rancœur coutumière à l’égard des Américains pour diluer toute réelle interrogation sur l’identité des commanditaires, il ne fait que donner l’occasion de renforcer la suspicion à son égard. Et s’il ne veut rien dire de plus pertinent, et encore moins rien avouer, il est très compréhensible que ceux qui se sont retrouvés impliqués dans le complot de l’assassinat ne veulent rien concéder ; concession qui, de fil en aiguille, et avec les agissements d’agents gaullistes manipulateurs de l’opinion, pourrait les faire apparaître endossant réellement et entièrement l’assassinat :
Cordier ne veut pas avouer avoir planifié l’action de Bonnier dans le haut-commissariat, pour la simple raison que la tournure qu’a finalement prise cette action n’était pas celle que lui et ses éventuels associés royalistes avaient prévu, mais bien les gaullistes. Ces derniers ont profité de son imprévoyance – notamment de ce qu’allait pouvoir être une reprise en main des événements par le gaulliste Henri d’Astier – ou de son dédain du sort qu’allait pouvoir connaître l’amiral, en (ré)instillant ou en laissant Bonnier réinstiller, de lui-même et quasiment à son insu, l’assassinat réel dans un projet de faux-assassinat. Parmi les associés royalistes que l’abbé a pu mettre au courant de son stratagème figure peut-être son chef, le gaullo-monarchiste Henri d’Astier – qui avait pu hésiter à lui demander de passer à l’action criminelle, dans la mesure où sa motivation principale n’était ni plus ni moins que la recherche d’une formule politique et du procédé de sa mise en œuvre qui permettraient de se défaire de Darlan, tout en conjurant d’autres menaces (notamment le communisme et l’hégémonie anglo-saxonne) – d’Astier qui, en pragmatique, s’accorde avec le climat d’alors, décrit par le comte de Paris : « Il est très difficile de définir les responsabilités des uns et des autres dans un milieu qui était dans une mouvance quotidienne, une perpétuelle agitation. Du matin au soir, on ne savait pas qui était qui. Et pendant la journée, les fidélités changeaient de nature et de couleur. Tout le monde participait à cette angoisse, à cette incertitude qui planait. C’était une ambiance atroce. » (Delorme, p. 163-164)
Bonnier – décrit par un ancien camarade comme un « gaulliste excité », à l’été 1941, aux Chantiers de la jeunesse, et, par une voisine de la famille, comme un « gaulliste fervent », au second semestre 1940 – ne veut pas dire que l’ordre de tuer le haut-commissaire lui est venu de la mouvance gaulliste, par crainte que les chefs de la police, Henri d’Astier et André Achiary – tous deux au cœur de réseaux gaullistes (en Afrique du Nord et même en métropole, pour le premier, via le réseau Orion et l’engagement de ses deux frères) – ne l’abandonnent au sort qui, pour autant, allait être finalement le sien. Cet ordre pourrait avoir été considéré (avantageusement du point de vue des chefs gaullistes) comme lui étant venu du bas de la mouvance, eu égard à ce dont cherche à convaincre ou se convaincre Philippe De Gaulle, dans son entretien avec Michel Tauriac, en ne faisant sans doute, du reste, que se conformer à la position de son père, qui, parlant de Darlan, avait déclaré à Alain Peyrefitte que « quatre hommes ont joué à la courte paille à qui serait chargé de son exécution. » (C’était de Gaulle, I, p. 438). Selon le fils du général, « fervents gaullistes » étaient les camarades du Special detachment qui se sont réunis, d’eux-mêmes, le 19 novembre pour procéder, par tirage de la courte paille, à la désignation de celui qui allait tuer Darlan : Fernand Bonnier de la Chapelle, Robert Tournier, Othon Gross et Philippe Ragueneau (cf. De Gaulle, mon père, p. 279). Scène rapportée par le dernier (un gaulliste inconditionnel) et qui vit la désignation du premier, et scène que Pierre Raynaud, ami intime de Fernand, dont il est très informé du cours de l’existence, tient pour authentique mais comme n’ayant joué aucun rôle dans la suite des événements, au contraire de ce qu’a soutenu Ragueneau, pourtant absent d’Algérie depuis un mois, au moment de l’assassinat du haut-commissaire, et qui allait le rester, les onze mois suivants.
Giraud ne veut pas dire officiellement qu’il sait l’origine purement gaulliste de l’assassinat, afin de ménager l’avenir, raison pour laquelle il accrédite la thèse d’un Bonnier royaliste et d’un comte possiblement commanditaire, en refusant de faire procéder au complément d’enquête que demandait Bergeret, le 25 décembre, en faisant exécuter Bonnier, le lendemain, et en refusant brutalement au comte d’appuyer sa candidature au haut-commissariat. Pour autant, autant par scrupule et par souci de l’avenir (le matin du 26, il lui déclare : « Moi qui suis monarchiste, je vous dis que vous devez partir ! » – Delorme, p. 165) que par souci des formes légales, et sans doute parce qu’il suffit qu’un complot soit dit de monarchistes pour ne pas impliquer nécessairement le prétendant, il lui demande de faire une déclaration signée à destination du juge, selon laquelle il n’a rien à voir avec l’assassinat et désavoue ses auteurs, déclaration que le comte adressera au général, lequel contraindra ensuite le juge de l’accepter (épisode qu’embellira ce dernier, comme nous l’avons vu, en soutenant que la demande venait de lui-même et que la déclaration lui fut adressée personnellement).
Pose ne veut pas dire qu’il travaille, depuis longtemps – sans doute à la demande des Britanniques – à un accord entre royalistes et gaullistes, mission pour laquelle il a embauché Marc Jacquet (probablement sur recommandation de Capitant et Viard et d’agents de l’IS infiltrés dans le réseau du colonel Heurtaux, auquel appartenait Jacquet, la BNCI ayant, du reste, des intérêts à Londres, au travers d’une filiale) et mission qui doit déboucher sur un projet de gouvernement commun temporaire à Alger (dans lequel les gaullistes se préparent à avoir la main), car, ce faisant, il compromettrait les gaullistes par ce qui est officiellement déclaré être un assassinat royaliste ou d’inspiration royaliste, et ses affaires à la BNCI-A, dont il a repris la tête, après avoir démissionné du gouvernement Giraud, pourraient s’en ressentir, à la fin de la guerre, et même avant, en cas d’installation prochaine effective de De Gaulle à Alger. Sur les intérêts entrepreneuriaux et financiers de Pose plane aussi le grief de la coopération de la BNCI avec les Allemands, dans la période d’avant l’entrée de leurs troupes sur le territoire français. Pose demeure donc relativement vulnérable, surtout dans l’ambiance des jugements discrétionnaires propres aux gaullistes ; vulnérabilité qui peut, d’ailleurs, expliquer que, mis en cause, en janvier, par Achiary dans le complot de l’assassinat de Darlan, et alors même que, quelques jours avant cet assassinat, il aurait été, selon Voituriez, membre du comité gaulliste avec Capitant et Henri d’Astier, il ne bronche pas.
Le comte de Paris ne veut pas dire qu’il a donné son consentement à l’exécution de l’ordre gaulliste d’éliminer physiquement Darlan, car, précisément, ce n’est pas lui le commanditaire. En outre, peut-être a-t-il été mis au courant du subterfuge par lequel Cordier entendait se mettre en travers du complot visant à amener De Gaulle au pouvoir, par sabotage du plan initial conçu dans la mouvance du Corps franc, et peut-être l’a-t-il été après le départ de François d’Astier pour Londres, auquel il aurait néanmoins eu déjà donné son approbation pour le projet de vrai assassinat. Ainsi, serait-il placé devant le dilemme d’avoir à dire que, dans sa planification et sa mise en œuvre royalistes ou cordiéristes, postérieures ou parallèles à son approbation par lui-même, ce projet ne fut que celui d’un faux attentat. Du même coup, il ne veut pas dire avoir logé chez les d’Astier, où s’est nouée toute l’intrigue : le lieu où Bonnier rapporte quasi quotidiennement des nouvelles du cap Matifou, le lieu de la transmission par François d’Astier de l’ordre venant de Londres, le lieu de transit des 40 000 dollars, le lieu de « beaucoup de remue-ménage (…) causé par des visites mystérieuses » selon une déclaration de Bonnier à Garidacci (visites mystérieuses de « personnalités importantes » qui sont toujours de mise, après son arrestation, les soirs du 24 et du 25, selon les témoignages de Faivre et de Raynaud – cf. Faivre, III, Decaux, p. 125), le lieu d’une possible, quoique peu vraisemblable, manipulation de Cordier par Henri d’Astier, qui aurait pu faire agir son hôte et homme de main, afin de le faire passer ultérieurement pour le seul planificateur de l’attentat et l’ultime instructeur de Bonnier, alors que le même d’Astier aurait su que Mario Faivre, Bonnier et Rosfelder se préparaient à réinvestir le complot, en lui redonnant sa finalité gaulliste (Hypothèse que ne sont pas pour infirmer les formules « mes plans » et « ma combinaison » dans la bouche de Cordier – cf. supra – et la description de la situation algérienne ultérieure, à l’automne 1943, que donne Mario Faivre : « De Gaulle est maintenant à Alger capitale de la France en guerre. Il est le chef du Gouvernement provisoire (…) Le lieutenant Pierre-Marie Cordier [que le général vient de décorer de la médaille de la Résistance, en novembre] est sur le front d’Italie. Son chef, le capitaine Cadol, lui a révélé qu’il avait reçu secrètement l’instruction de profiter d’un engagement avec l’ennemi pour l’abattre. » – Nous avons tué Darlan, IV, Chantérac, p. 256 – ce qu’on ne pourra que rapprocher de la mort de Marcel Schmitt, qui eut lieu, à l’automne 1944, lors de la bataille de Metz, selon Geoffroy d’Astier… et alors qu’Alain Decaux, de son côté, parle de la mort de Joseph Schmitt, lors de la libération de Colmar, en janvier-février 1945… Marcel et Joseph Schmitt, deux inspecteurs de police réputés être d’une très grande habileté – qualité qui pourrait avoir impliqué de la duplicité – et que le commissaire Loffredo avait affectés à la surveillance du comte de Paris, depuis son arrivée jusqu’à son départ d’Alger, et dont au moins le premier avait été déplacé de métropole pour servir à Alger, à la demande de Cordier… deux inspecteurs qui, assurément, ne connurent pas le sort d’Achiary, entré, en 1944, au service de la Direction générale des services spéciaux, qui avait succédé au BCRA, et dont le chef était Soustelle…) Du même coup, le comte ne veut pas dire non plus qu’une voiture de fonction du secrétariat aux Affaires politiques conduite par le chauffeur de Van Hecke, Charles Ponchon, accompagné de l’abbé Cordier, voiture munie d’un permis de circuler délivré par Henri d’Astier, est venue le chercher à la frontière marocaine, le 9 décembre. Il préfère impliquer un jeune homme de dix-neuf ans, Mario Faivre, qui, accompagné de Cordier, serait venu l’y chercher. Remarquons, enfin, que, soit par déférence envers un ecclésiastique – qui, au demeurant, n’eut jamais la fonction d’aumônier, ni à l’armée, ni aux Chantiers de la jeunesse, ni dans un Corps franc – soit parce qu’il entend indiquer que l’abbé ne fut ni malintentionné ni réellement malfaisant dans toute l’affaire, soit encore pour les deux raisons, il ne refuserait pas de le nommer comme présent dans la voiture. Pour autant, s’est-il jamais fait une idée très nette sur le personnage ? Dans les années 1990, devant Delorme, il paraît insinuer qu’il aurait été le principal agent manipulateur de Bonnier, en lui ayant promis « monts et merveilles », au contraire de ce qu’affirme pourtant le fameux procès-verbal condensé de Bonnier établi par le commissaire Garidacci, selon lequel ce rôle fut rempli par le seul Henri d’Astier, document qui ne fut révélé au juge Voituriez et divulgué que le jour-même où le comte quittait Alger. Toujours devant Delorme, le comte ajoute : « Cordier était un personnage assez pittoresque, que je voyais de temps en temps. Un curé combattant qui avait fait tout le débarquement. J’ignore ce qu’il pensait vraiment. C’était étrange de voir ce prêtre royaliste mêlé à des affaires si complexes… » (p. 163)