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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (XXIII)

Publié le 2 Octobre 2024, 14:20pm

 

13 - « Vous en êtes sûr ? »

 

Au départ des événements algérois de l’automne 1942, une chose est certaine : des gaullistes et des royalistes sont présents en Afrique du Nord, certains d’entre eux ont la double appartenance, tels Henri d’Astier, double appartenance qui, dans son cas, peut être l’une des raisons pour lesquelles il n’est pas un partisan inconditionnel de la venue et de l’installation de De Gaulle en Afrique du Nord. Tous appartiennent ou fréquentent plusieurs organisations ou réseaux : ainsi René Capitant est membre d’un comité gaulliste qui gravite autour du groupe des Cinq, lequel ne comprend officiellement aucun gaulliste, ni, d’ailleurs, aucun tenant d’un autre mouvement politique, quoique d’Astier en soit membre et y dissimule son engagement royaliste et gaulliste. Marc Jacquet, gaulliste de conviction, que, dès la fin novembre, le comte avait clairement identifié comme n’étant ni plus ni moins que « gaulliste et républicain » (Mémoires, p. 191), est de l’entourage du banquier Alfred Pose, monarchiste convaincu, en qui Boutang voyait de « l’antigaullisme » (cf. Le Monde du 20 février 1980) (Souvenons-nous que, au premier semestre 1942, Ordioni voyait en Jacquet un homme qui « partageait l’antigaullisme viscéral de son patron », observation qui n’est pour garantir l’authenticité du gaullisme de l’un et l’autre), mais que des témoignages disent être membre du comité de Capitant (témoignages rapportés par le juge Voituriez et dont Geoffroy d’Astier ne pourra pas dire qu’ils contiennent une erreur que le juge aurait reprise de l’ouvrage de Chamine, dont, selon d’Astier, il se serait aidé pour pallier son défaut de mémoire, à une époque où le dossier de l’instruction n’était pas libre d’accès : en effet, aucune trace d’un Pose dans ce que, comme Joxe dans ses mémoires, la journaliste nomme les triumvirs gaullistes Henri d’Astier, Louis Joxe, René Capitant). Appartenance de Pose à l’organisation gaulliste régionale que n’est pas pour démentir l’avertissement qu’il lance au comte, le 26 novembre, au moment de lui faire part de la lettre que, deux jours plus tôt, sur les conseils d’Henri d’Astier, les conseils généraux viennent d’adresser à Darlan pour l’inviter à démissionner, lettre dont Pose saisit l’occasion (sans doute préméditée avec d’Astier) pour presser le comte d’accepter que ces mêmes conseillers généraux puissent faire appel à lui pour remplacer le haut-commissaire : « Nous sommes menacés d’une combinaison de Gaulle-Catroux », avertissement dont on a tout lieu de penser qu’il exprime une opposition certaine au second mais seulement conditionnelle – autrement dit nullement de principe – au premier ; et, d’autre part, appartenance que n’est pas non plus pour démentir l’argument par lequel, le lendemain de l’assassinat, Pose pense pouvoir convaincre Murphy d’accepter ou de faire accepter à Roosevelt l’accession du comte au poste de haut-commissaire : élu, conformément à la loi Tréveneuc, le comte donnera ensuite les pouvoirs civils à De Gaulle, et ceux militaires à Giraud, ce qui laisse entendre (ou peut laisser entendre) qu’il se retirera complètement, après avoir joué son rôle d’unificateur et d’arbitre (cf. Paillat, II, p. 157). Enfin, pour ne rien simplifier, il existe, au moment du débarquement, des partisans ou sympathisants d’un homme, chef militaire, auquel le ralliement permettrait, aux yeux de beaucoup, d’accorder tous ceux qui souhaitent éviter soit un gouvernement monarchiste, soit un gouvernement gaulliste, tout en reconnaissant la nécessité de se tenir à l’écart du gouvernement de Vichy et du gouvernement qui risquerait de le prolonger ou d’en prendre le relais et que pourrait diriger un homme comme l’amiral Darlan. Choisir, pour être à la tête d’un gouvernement d’Afrique du Nord, le général Giraud, républicain monarchisant, ni pétainiste, ni gaulliste, mais n’excluant pas d’établir des ponts avec ceux de Londres et ceux de Vichy – ne serait-ce que parce que les nécessités du recrutement de personnels y obligent – était donc l’option première du groupe des Cinq, dans le cadre du débarquement. Cette option pouvait amadouer un personnel politique de tous horizons. Ainsi, Louis Joxe, qui appartenait – au moins pendant un temps, s’il est vrai, comme nous l’avons vu, qu’il y aurait remplacé Pose – au comité dirigé par Capitant, était giraudiste et gaulliste, et concevait parfaitement qu’un gouvernement giraudiste puisse s’offrir comme la première étape d’un gouvernement incluant des gaullistes. Plus tard, « entre février et mai 1943 », cette relative proximité ancienne avec Giraud fera sans doute que, comme le remarque Kersaudy, le représentant britannique MacMillan « travaillant en étroite concertation » avec lui, ainsi qu’avec Monnet, Catroux et Eisenhower, « va modifier suffisamment l’image et l’état d’esprit du commandant en chef civil et militaire pour rendre possible la venue à Alger du général de Gaulle… » (Churchill, p. 508) Jusqu’à cette venue, et notamment à l’automne et l’hiver 1942, il convient de ne pas accorder trop d’importance au Comité de libération nationale du général De Gaulle, ce dernier n’étant jamais qu’un militaire rebelle aux institutions militaires et civiles exilé du territoire français et qui n’a aucune prise sur le débarquement voulu par Roosevelt, un débarquement qui, de fait, ne peut qu’appuyer et stabiliser le gouvernement dont l’installation l’accompagnerait : celui de Giraud ; alors que lui, De Gaulle, de son côté, dispose de l’appui d’un gouvernement britannique de plus en plus contraint de tenir compte de l’avis divergeant de son imposant allié étasunien.

C’est alors que la sorte de dénominateur commun qu’est Giraud, qui pourrait permettre toutes sortes d’options ultérieures (ralliement, association, succession) rate son entrée en scène, au point de quasiment faire défection, et d’être coiffé par Darlan. Les Anglais, dont l’acheminement du général n’a pas été un franc succès, y ont-ils contribué ? Ont-ils sciemment cherché à placer un Giraud affaibli, en porte-à-faux, afin de l’inciter à laisser Darlan s’installer, tout en ayant, quant à eux, déjà en vue l’élimination de ce dernier (qui ne jouit pas d’une vraie reconnaissance dans l’opinion des Français et des Anglo-saxons) ? Un agent aux affinités gaullistes ne se trouve-t-il pas au groupe des Cinq, agent appartenant, par ailleurs, à des organisations paramilitaires et des réseaux de résistance franco-britanniques : le Corps franc d’Afrique, le réseau Orion (intégré au BCRA) et le réseau oranais de Tostain et Théry, quand d’autres gaullistes – notamment Jacquet et Capitant (en relation intermittente avec l’Intelligence Service, via la radio de L’Hostis) – sont des associés des Cinq ? Une fois Giraud discrédité, mis à l’écart, et l’amiral à la tête d’un pouvoir incertain, il reste, en premier lieu, la possibilité d’avoir recours à l’option royaliste (celle gaulliste ne pouvant convenir à tous les Cinq ni à une grande majorité d’Africains du Nord, nonobstant la passivité faite d’attentisme et de versatilité de ces derniers). Dans cette perspective, le comte de Paris se déclare conciliateur et fédérateur des Français, sans avoir le projet, à court ou moyen terme, de rétablir la monarchie, mais en pouvant constituer une bonne entrée en matière pour l’arrivée de De Gaulle à Alger. Comme par un fait exprès, les royalistes ont parmi les Cinq au moins deux de leurs agents : Henri d’Astier de la Vigerie et Jean Rigault, le premier accessoirement gaulliste, quand le second adhère à l’antigaullisme. Dans l’orbite proche des Cinq, figurent aussi Pose et Jacquet. Une fois le comte mis dans le coup du projet de remplacement de Darlan, censé ne pas devoir passer par son élimination physique, et sans que publicité puisse être faite du projet, du fait de la clandestinité obligée du prétendant et du fait de possible réticences de républicains, il ne reste plus qu’à ajouter une touche ou retouche gaulliste. C’est ainsi que débarque à Alger l’émissaire gaulliste, le général François d’Astier de la Vigerie. Il vient (ré)organiser et maquiller le milieu gaulliste et accessoirement le milieu royaliste : le monarchiste Pose quitte le devant du comité gaulliste pour mieux mettre celui-ci à l’abri de toute suspicion future. Surtout, au terme d’un tête-à-tête, seul à seul, de plus de deux heures, entre le général et le comte, ce dernier est désormais convaincu (ou, du moins, se laisse aller à paraître tel) de la nécessité d’éliminer physiquement le haut-commissaire, et donne, à cette fin, des directives explicites à son entourage.

Après que son arrestation eut eu lieu, il était prévu que Bonnier fût détenu dans les locaux de la sécurité du territoire (dirigée par Achiary), ce qui aurait grandement facilité sa libération. Au lieu de cela, il est conduit, sur l’avis du commissaire Garidacci, par le directeur de la sûreté générale Muscatelli, au commissariat central, dans les locaux de la police judiciaire, aussi bien le commissaire que le directeur ayant souhaité l’extraire du haut-commissariat, où le commissaire Esquerré avait commencé à l’interroger, dans un bureau où, selon Garidacci, « se trouvaient plusieurs personnes » qui n’étaient pas de circonstance ; du même coup – et paradoxalement, car il l’aurait tout aussi bien été, sinon mieux, à la direction de la sûreté – ils le soustraient efficacement aux mauvais traitements dont ils viennent de constater qu’il a été la victime, et dont témoigne Dupin de Saint Cyr, dans ses souvenirs : « dans la cour d’entrée (…) à coups de bûches, les gardes mobiles assommaient un jeune garçon (…) Arrêtant les frais, je fis fouiller l’inconnu qui gisait inanimé (…) Je fis mettre le garçon à l’abri dans le bûcher » (p. 190) ; à la suite de quoi, Garidacci, le recevant dans son bureau, observe : « L’inculpé était très affaibli et j’ai préféré qu’il se remette avant d’être interrogé. Il portait les traces de coups qu’il avait reçu au moment de son arrestation. » Le transfèrement au commissariat central rend désormais quasiment impossible sa libération (autrement que par un coup de force, auquel d’Astier passe pour avoir sérieusement songé, au moins dans un premier temps, très sollicité, à cette fin, par des jeunes du Corps franc, parmi lesquels Mario Faivre et Pierre Raynaud, qui s’offraient comme volontaires – cf. le témoignage de Raynaud, dans Qui a tué Darlan ?, p. 41 et 86). Dans un premier temps, dans la soirée du 24, lors d’un interrogatoire par les commissaires Esquerré et Garidacci, comme convenu, Bonnier ne dit rien du complot dont il est membre. Il déclare s’appeler André Morand et avoir agi seul et à sa propre initiative. Plus tard, dans la soirée, vers 19 h 30, après que sa véritable identité a été officiellement reconnue, il se met à faire des confidences aux commissaires, à la faveur du fait que, comme le raconte Garidacci au juge Voituriez, les deux policiers ne prennent aucune note. Sans désigner nommément ceux qui lui ont commandé d’agir, il indique qu’ils sont bien placés au haut-commissariat et que leur but est de faire accéder un de leurs amis à la tête du gouvernement, à la place de l’amiral, en vertu de quoi, ne pas les dénoncer est la condition pour que cette prise de pouvoir ait lieu et que, par la suite, ils puissent le tirer d’affaire. Après l’avoir laissé parler, les commissaires l’amènent, par « des questions discrètes (…) sans avoir l’air de procéder à une enquête », comme le raconte toujours Garidacci, à faire un récit plus détaillé et précis. Il se met alors à parler longuement, en avouant être le simple exécutant d’une mission mise sur pied par Henri d’Astier et l’abbé Cordier, à la demande et au profit du comte de Paris. À aucun moment, il n’évoque Pose et Jacquet, que, selon Geoffroy d’Astier, il n’a très probablement jamais rencontrés, et dont, toujours selon ce dernier, il ne connaît même pas les noms ; tout comme, d’ailleurs, ainsi que nous le disions, il est quasi certain qu’il n’a jamais rencontré, ni même aperçu, le comte de Paris. « Ces révélations ne sont pas venues d’une traite mais petit à petit » précise encore Garidacci. Constituent-elles intégralement la matière de ce que Vergez-Chaignon nomme un troisième procès-verbal signé de la main de Bonnier, « qui est le compte-rendu d’un interrogatoire, détaillé et dont beaucoup de points peuvent être vérifiés » ? A priori non, puisqu’au vu de l’inventaire qu’en donne l’historienne, ce procès-verbal, qui est donc censé avoir subsisté aux archives, ne désigne aucun commanditaire, ni même n’en suggère l’identité. Un autre procès-verbal ou peut-être aucun, en tout cas des déclarations détaillant le déroulement de l’attentat et l’implication de d’Astier, de Cordier et du comte de Paris (déclarations que Garidacci restitue, de mémoire, devant le juge, le 10 janvier), ont été remplacés par un procès-verbal qui les condense et qui en atténue, pour ne pas dire efface, les dénonciations de d’Astier et du comte, mais tout en permettant éventuellement de remonter jusqu’à eux, et tout en chargeant l’abbé Cordier, présenté comme une personne qui fut informée du projet et qui a fourni le nécessaire pour son exécution. Dans ce bref procès-verbal lui aussi signé de la main de Bonnier et censé donné le fin mot de l’histoire est notamment déclaré : « J’affirme avoir tué l’Amiral Darlan, Haut-Commissaire en Afrique Française, après en avoir référé à M. l’Abbé Cordier (…) C'est M. Cordier qui m'a remis le plan des bureaux du Haut-Commissariat et du Cabinet de l'Amiral et c'est par lui que j'ai pu me procurer le pistolet et les cartouches qui m'ont servi à exécuter la mission que je m'étais assignée et qui était de faire disparaître l'Amiral (…) Je sais que MM. Cordier et d'Astier ont rencontré récemment le Comte de Paris, mais au même titre qu’ils rencontraient d'autres personnalités. » Nous citons, d’après le fac-similé du document authentique publié par Chantérac et d’après la lecture qu’ont faite du document authentique ou d’une copie Kammerer, Decaux et Vergez-Chaignon : « la mission que je m'étais assignée », et non « la mission qui m’était assignée », comme l’écrivent d’autres auteurs (dont Chantérac et Geoffroy d’Astier). Il reste pourtant un document consignant des déclarations de l’inculpé, dont Kammerer, Decaux, Vergez-Chaignon et Geoffroy d’Astier ne font pas mention, au contraire du juge Voituriez et de Chantérac (cf. respectivement p. 137-138 et 220-221 de leurs ouvrages), le premier le présentant comme une longue citation de Bonnier faite par Garidacci, lors de son audition du 10 janvier, le second le présentant comme une déclaration faite par Bonnier à Garidacci, qui ne fit « l’objet d’aucun procès-verbal », ayant été, de plus, soustraite à la Justice par le commissaire, jusqu’au 10 janvier (tout comme le procès-verbal condensé, que citent aussi les deux auteurs, respectivement p. 141-142 et 234) : document qui est manifestement un extrait ou une suite d’extraits du troisième procès-verbal dont parle Vergez-Chaignon. Le procès-verbal de déclarations réellement détaillées et complètes ou bien ces dernières non consignées dans un procès-verbal ou bien encore l’extrait qu’en donnent Voituriez et Chantérac, de même que le procès-verbal qui était manifestement destiné à tous les remplacer et que Vergez-Chaignon présente comme un quatrième procès-verbal, censé résumer ou condenser toutes les déclarations antérieures de l’inculpé, ne sont pas joints au dossier d’instruction du tribunal militaire, qui juge ce dernier, dans l’après-midi du 25 (ce que le commissaire Garidacci justifiera ultérieurement, en affirmant avoir peut-être jugé – à tort – que c’était un ordre que Muscatelli lui avait donné, en lui lançant : « Mettez-çà de côté, je veux en parler à M. Rigault »).

Aux pages 215-218 et 238-240 de sa biographie de Bonnier, Vergez-Chaignon, qui a eu accès aux archives judiciaires récemment ouvertes, procède à un examen circonstancié, notamment quant à leur chronologie, des quatre procès-verbaux que Garidacci est censé avoir dressé, le soir – ou le lendemain matin, en les antidatant, comme il dit l’avoir fait, « d’après les notes prises la veille » (Selon elle, à 7 heures du matin, le 25, le commissaire n’est pas en mesure de présenter des procès-verbaux d’interrogatoire au juge Rondreux, qui lui rend visite, et les notes qu’il lui montre, à la place, ont tout l’air de ne faire état d’aucune complicité dont aurait bénéficié Bonnier – cf. p. 225 – ce qu’on ne manquera pas de rapprocher, outre, comme nous le verrons, du témoignage de Bergeret lors d’une séance du Conseil impérial, des dépositions de témoins – en tout premier lieu, très probablement celle de l’huissier, datée du 24 – soutenant que la porte du bureau du haut-commissaire était, comme l’exigeait le protocole, grande ouverte, à son arrivée, et que le visiteur avait rempli une fiche de demande d’audience : deux éléments contredisant pourtant le plan prévu par l’abbé, selon Faivre, et dont le premier demeure, en outre, incompatible avec le témoignage qu’est censé avoir reçu de Bonnier le gardien de la paix Edmond Ricard, le soir du 24, ainsi qu’avec le témoignage ultérieur du capitaine Hourcade, notamment si, comme c’est hautement probable, c’est l’huissier qui, sur injonction, a soutenu s’être avancé pour saluer l’amiral, alors que Hourcade, qui suivait ce dernier, à deux pas, dit ne pas l’avoir vu… En somme, comme si, très tôt, dans l’enceinte du haut-commissariat, une personne influente s’était employée à influer sur les témoins, à orienter leurs déclarations. On pense évidemment à Henri d’Astier.) Tous ces procès-verbaux de Bonnier sont datés du 24, sans indication de l’heure, et tous sont signés de sa main ; seuls les trois premiers sont numérotés : du même numéro. Garidacci les a établis, seul, puisque Esquerré, qui l’accompagnait dans son travail, lui avait entièrement laissé l’affaire, aux environs de 20 heures et quart. L’historienne s’interroge sur un détail étrange de l’un des procès-verbaux, qui, logiquement, paraît avoir été établi en premier : Bonnier aurait été conduit par Garidacci à l’adresse indiquée sur ses papiers établis au nom d’André Morand : là, personne n’aurait été en mesure de le reconnaître, puisque, tout comme son nom, son adresse était fausse ; sur ce, Bonnier aurait avoué son véritable nom et sa véritable adresse. Or, comme nous l’avons vu, dès les environs de 18 heures, Bonnier avait été reconnu par un ancien camarade des Chantiers de la jeunesse, au moment de quitter la cour du haut-commissariat, et l’information était parvenue aux policiers, qui avaient ensuite rapidement procédé à une confrontation entre les deux anciens camarades puis à une vérification administrative, au gré desquelles Bonnier avait été finalement définitivement démasqué, et s’était mis à parler. Lors de son interrogatoire par le juge Voituriez, le 10 janvier, Garidacci, tout en révélant l’existence du procès-verbal condensé, qu’il avait jusque-là dissimulé, déclarera que celui de la perquisition au domicile du soi-disant Morand était un « procès-verbal inexact », du fait « d’errements peut-être regrettables qui font que nous marquons les résultats sans nous préoccuper des moyens pour y parvenir », et il démentira avoir appris du meurtrier, « dans la rue » – sous-entendue celle de Jénina où était censé résider le soi-disant Morand – qu’il n’habitait pas à cette adresse, mais avoir appris, avant 19 h 15 (heure d’une visite du juge Rondreux au commissariat), du commissaire Esquerré, que « le meurtrier s’appelait Bonnier de la Chapelle et qu’il avait été identifié par un de ses camarades de la base de Blida ». Un autre procès-verbal est alors censé faire suite au premier : il s’agit du compte-rendu de la perquisition au vrai domicile du nommé Fernand Bonnier de la Chapelle, au 56 rue Michelet, perquisition censée n’avoir rien apporté à l’enquête. Un troisième procès-verbal (que Geoffroy d’Astier présente comme « le premier », dans le mesure où il ne tient pas pour procès-verbaux les comptes-rendus de perquisitions) est « le compte-rendu d’un interrogatoire complet, détaillé » dont nous avons parlé, auquel pourrait s’être ajouté un autre encore, qui aurait été le compte-rendu complet ou complémentaire de toute l’affaire, et qui aurait été détruit, sans même qu’aucune copie n’ait pu subsister. Garidacci, décidé à omettre dans les procès-verbaux tout ce qui ne relevait pas « d’aveux simples », s’est contenté, pour finir, de produire un bref procès-verbal qui condense certaines informations obtenues pendant les interrogatoires et en supprime d’autres, procès-verbal qu’il n’a finalement lui-même pas transmis au juge Rondreux, et que citent intégralement Kammerer, Voituriez, Chantérac, Decaux et Vergez-Chaignon, et partiellement G. d’Astier (respectivement, p. 621-622, 141-142, 234, 120-121, 217 et 189 de leurs ouvrages). Du coup, une explication à l’anomalie chronologique pourrait être la suivante : rapidement informé de l’identité véritable du meurtrier et du complot impliquant d’Astier, Cordier et le comte de Paris, Garidacci a tenté d’étouffer l’affaire. Qu’il se soit ou non rendu à la fausse adresse du faux Morand, il a probablement tenté de rendre ces fausses données crédibles, en s’assurant de leur vraisemblance, tout en esquissant un procès-verbal où elle seraient consignées, puis, considérant que la chose était impossible (manque de coopération du vrai résident à la fausse adresse et de son voisinage, rumeurs déjà bien répandues concernant l’identité véritable du meurtrier, etc.), il a procédé à l’établissement du procès-verbal de perquisition du vrai domicile du vrai Bonnier : ce qu’il a pu faire, le matin du 25, avant ou après avoir transformé l’esquisse de procès-verbal de la première perquisition en vrai procès-verbal. Puis il a établi le procès-verbal reprenant les déclarations du suspect sur ses origines et son parcours jusqu’y compris la préparation et la réalisation solitaires de l’attentat, enfin le procès-verbal relativement sibyllin sur certains points, censé être la forme ultime du compte-rendu des révélations sur l’affaire (mais dont on remarquera que, pour ce qui est des complicités, il met subtilement en cause le seul abbé Cordier), procès-verbal dont, au dire de Garidacci devant le juge, Bonnier aurait accepté le principe, afin de pouvoir le signer, au lieu de signer les longues déclarations détaillées qu’il venait de faire (Remarquons que le seul procès-verbal à avoir été dressé et signé, le 24, s’il y en eut un, pourrait donc être celui-ci. Du reste, l’inculpé n’a-t-il pas déclaré au capitaine Gaulard, dans la nuit du 25 au 26 : « On m’a fait signer beaucoup de papiers », et le greffier n’avouera-t-il pas lui avoir fait signer, dans l’après-midi du 25, une page en blanc où allait être inscrit son ordre de comparution ? – ce qu’omet de dire Vergez-Chaignon, qui cite intégralement le document, en affirmant qu’il lui a été présenté, une fois rempli – cf. p. 250-252, Voituriez, p. 200). Peut-être Garidacci s’est-il retenu de supprimer purement et simplement le procès-verbal que Vergez-Chaignon nomme le premier, en jugeant qu’il permettait d’épargner au camarade des Chantiers de figurer comme dénonciateur de son homologue. En définitive, notre explication permet de situer comme ayant eu lieu, en tout premier, des révélations décisives et exhaustives, quoique pas nécessairement venues – en tout cas, spontanément ou intégralement – de Bonnier lui-même, mais possiblement d’une source parallèle ou connectée au complot, telle celle que pouvait constituer le jeune commissaire Achiary, qui, rappelons-le, est celui qui, quinze jours plus tard, dénoncera au juge Voituriez, en ouverture de la seconde enquête, les seuls royalistes, y compris le comte. Mais, si l’on tient compte de l’avis de l’observateur de premier plan qu’était Pierre Boutang, selon lequel « Rigault et les services de police intérieure n’étaient pas au courant du tout » (Royaliste, n° 310), Achiary aurait sans doute fini par faire sa déposition, après avoir subi, pendant quinze jours, des influences gaullistes inhérentes à son réseau. Quant à Garidacci, l’hypothèse d’une soumission ou d’une déférence à l’égard de son supérieur administratif qu’était Henri d’Astier est sans doute à privilégier.

Peut-on être certain que, dans un tout premier temps, Bonnier n’a pas parlé de complices ou de commanditaires ? Selon une note manuscrite du général Noguès rapportant une déclaration qu’a faite le général Bergeret, lors de la séance du Conseil impérial ayant suivi celle de l’élection de Giraud (Bergeret qui, dès le départ, à la demande de Giraud, comme nous l’avons vu, a suivi de très près les deux enquêtes successives, tout en menant des investigations complémentaires – dont la documentation résultante disparaîtra, dans un incendie au Sénégal, à la sortie de la guerre – et qui, le 25, après n’avoir pas exclu, dans la matinée, devant Rigault, l’option pour le comte de Paris, qu’il s’apprête à recevoir pour déjeuner et pour s’entretenir longuement avec lui, se prononce, en début d’après-midi, pour un complément d’enquête, avant de se raviser, vers 17 h 30, sur injonction de Giraud – cf. Chantérac, p. 236 et 239) : « C’est dans le premier interrogatoire que le jeune Bonnier a indiqué les gens qui avaient armé sont bras. Mais les responsables prévenus, ont fait dire dans un deuxième interrogatoire (probablement Muscatelli) à l’inculpé, que s’il voulait être sauvé, il fallait qu’il déclare qu’il avait agi seul – que dans le courant de la nuit l’abbé Cordier l’enverrait chercher et qu’il serait envoyé en Angleterre en avion. » Une chose au moins est certaine : pour finir, les déclarations complètes de Bonnier ont été dissimulées au juge d’instruction militaire Rondreux, qui le fait condamner à mort, avec exécution immédiate. Autant d’éléments qui doivent être rapprochés du fait que – nonobstant ce qui, au dire de Noguès citant Bergeret, auraient été ses premières déclarations, qui pourraient avoir été influencées par le fait qu’il venait d’être identifié par un ancien camarade – Bonnier avait été manifestement conditionné, préparé, à être détenu et à rester muet, comme en témoigne la confidence du condamné à Gaulard : « On m’a dit que, après l’affaire, je serais pris, condamné à mort et gracié. » Or, c’est un fait que jusqu’au peloton d’exécution, malgré son désarroi qui n’a pas cessé d’empirer pendant la nuit, Bonnier ne désespère pas complètement d’une intervention, en sa faveur, et à être libéré. Une même conspiration du silence (les commissaires rattrapant la faute de Bonnier, en étouffant sa mise en cause de leur supérieur Henri d’Astier) semble donc avoir bénéficié aux royalistes, jusqu’à la reprise du dossier par Paillole et Voituriez, début janvier… mais aussi, pour être exact, avoir bénéficié à quiconque d’autre pouvait être impliqué dans l’assassinat, en amont ou aux côtés des royalistes… Au demeurant, pour en revenir à notre dernière parenthèse, pourquoi Bonnier a-t-il parlé du complot, lors de ses interrogatoires ? Logiquement, il ne le devait pas. Qui plus est, face à des commissaires soucieux qu’il ne soit pas soumis à des mauvais traitements, il n’avait qu’à tenir le coup, dans une épreuve somme toute légère ; ce qui, a priori, était plutôt facile. Or, comme nous l’avons dit, sa fausse identité d’André Morand venait d’être découverte et divulguée, et le nom de Fernand Bonnier de la Chapelle était désormais livré en pâture (patronyme pour lequel, malgré le parcours chaotique de ses parents divorcés qui s’étaient déchargés du suivi de son éducation sur un oncle portant le même nom que lui, Fernand Bonnier de la Chapelle, il devait lui rester de l’estime et de l’attachement, et même de l’affection, comme le prouve la façon très filiale avec laquelle, dans l’après-midi du 25, il s’adresse, pour la dernière fois, de vive voix, à son père, afin de le rassurer – lequel, ancien directeur d’un petit journal italien publié à Alger et désormais journaliste à la Dépêche algérienne, était, au demeurant, un personnage en vue à Alger, soupçonné, à l’occasion, de sympathie pour l’Italie mussolinienne, où était repartie vivre son épouse – cependant que, il est vrai, devant le gardien de la paix Ricard, qui avait été chargé de le garder, la veille, jusqu’à minuit, il avait montré un autre visage, en tenant des propos dont Ricard a d’ailleurs préféré censurer un passage : « mon père, ce gros… et son légendaire cigare (…) Avec sa chronique des chiens crevés, il n’y a pas de quoi être si fier », différence de comportement qui n’a rien d’extraordinaire chez un jeune homme pouvant être en recherche de personnalité, de confiance et de justification, en un moment aussi critique – cf. Vergez-Chaignon, p. 248-249 et 293, Decaux, p. 115-116). Son patronyme révélé, il essaye de le diluer et d’en atténuer la révélation dans l’énumération des comploteurs (du moins, ceux appartenant à l’échelon du complot dont il a connaissance), parmi lesquels ni plus ni moins que le prétendant au trône. Faisant référence au comportement patriotique de membres de sa famille (dont son oncle et sa tante tuteurs) et à sa participation à la première manifestation parisienne contre l’envahisseur du 11 novembre 1940, de même qu’à ses deux illustres ancêtres des colonies, dont un commandant en chef des troupes d’Afrique de l’ouest française, l’auteur d’un article de France-Soir célébrant le premier anniversaire de sa mort, note pertinemment : « Il garde le silence sur toutes ces choses. Car s’il a pris une vie, du moins ne doit-il que la sienne seule. » Pour autant, l’article se garde bien d’aller plus loin, en omettant notamment de rappeler que, une fois sa véritable identité révélée, l’inculpé révéla celles de complices et de commanditaires, comme s’il lui était devenu impossible que son nom de famille passe pour celui d’une sorte d’isolat. C’est donc sans doute par amour-propre et pour atténuer autant que possible le préjudice porté à son nom de famille qu’il livre d’autres noms : un facteur psychologique que les commanditaires et instructeurs n’avaient manifestement pas prévu, mais que réussit à contrecarrer, le temps nécessaire à la condamnation à mort, celui qui, de fait, apparaît, à un certain degré, comme étant leur complice, Garidacci (dont les services sont placés sous les ordres directs d’Henri d’Astier) : le commissaire ne révèlera l’existence des aveux complets de Bonnier qu’au juge Voituriez, le 10 janvier, et le juge Rondreux n'en sera informé que le surlendemain, lors de sa propre audition par Voituriez. Enfin, rappelons que, en livrant des noms de complices, Bonnier peut aussi chercher à révéler les appuis dont il dispose au haut-commissariat et à s’abriter derrière la complexité de l’enquête qui s’annonce.

 

                                                                                                         

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