13 - « Vous en êtes sûr ? »
Au départ des événements algérois de l’automne 1942, une chose est certaine : des gaullistes et des royalistes sont présents en Afrique du Nord, certains d’entre eux ont la double appartenance, tels Henri d’Astier, double appartenance qui, dans son cas, peut être l’une des raisons pour lesquelles il n’est pas un partisan inconditionnel de la venue et de l’installation de De Gaulle en Afrique du Nord. Tous appartiennent ou fréquentent plusieurs organisations ou réseaux : ainsi René Capitant est membre d’un comité gaulliste qui gravite autour du groupe des Cinq, lequel ne comprend officiellement aucun gaulliste, ni, d’ailleurs, aucun tenant d’un autre mouvement politique, quoique d’Astier en soit membre et y dissimule son engagement royaliste et gaulliste. Marc Jacquet, gaulliste de conviction, que, dès la fin novembre, le comte avait clairement identifié comme n’étant ni plus ni moins que « gaulliste et républicain » (Mémoires, p. 191), est de l’entourage du banquier Alfred Pose, monarchiste convaincu, en qui Boutang voyait de « l’antigaullisme » (cf. Le Monde du 20 février 1980) (Souvenons-nous que, au premier semestre 1942, Ordioni voyait en Jacquet un homme qui « partageait l’antigaullisme viscéral de son patron », observation qui n’est pour garantir l’authenticité du gaullisme de l’un et l’autre), mais que des témoignages disent être membre du comité de Capitant (témoignages rapportés par le juge Voituriez et dont Geoffroy d’Astier ne pourra pas dire qu’ils contiennent une erreur que le juge aurait reprise de l’ouvrage de Chamine, dont, selon d’Astier, il se serait aidé pour pallier son défaut de mémoire, à une époque où le dossier de l’instruction n’était pas libre d’accès : en effet, aucune trace d’un Pose dans ce que, comme Joxe dans ses mémoires, la journaliste nomme les triumvirs gaullistes Henri d’Astier, Louis Joxe, René Capitant). Appartenance de Pose à l’organisation gaulliste régionale que n’est pas pour démentir l’avertissement qu’il lance au comte, le 26 novembre, au moment de lui faire part de la lettre que, deux jours plus tôt, sur les conseils d’Henri d’Astier, les conseils généraux viennent d’adresser à Darlan pour l’inviter à démissionner, lettre dont Pose saisit l’occasion (sans doute préméditée avec d’Astier) pour presser le comte d’accepter que ces mêmes conseillers généraux puissent faire appel à lui pour remplacer le haut-commissaire : « Nous sommes menacés d’une combinaison de Gaulle-Catroux », avertissement dont on a tout lieu de penser qu’il exprime une opposition certaine au second mais seulement conditionnelle – autrement dit nullement de principe – au premier ; et, d’autre part, appartenance que n’est pas non plus pour démentir l’argument par lequel, le lendemain de l’assassinat, Pose pense pouvoir convaincre Murphy d’accepter ou de faire accepter à Roosevelt l’accession du comte au poste de haut-commissaire : élu, conformément à la loi Tréveneuc, le comte donnera ensuite les pouvoirs civils à De Gaulle, et ceux militaires à Giraud, ce qui laisse entendre (ou peut laisser entendre) qu’il se retirera complètement, après avoir joué son rôle d’unificateur et d’arbitre (cf. Paillat, II, p. 157). Enfin, pour ne rien simplifier, il existe, au moment du débarquement, des partisans ou sympathisants d’un homme, chef militaire, auquel le ralliement permettrait, aux yeux de beaucoup, d’accorder tous ceux qui souhaitent éviter soit un gouvernement monarchiste, soit un gouvernement gaulliste, tout en reconnaissant la nécessité de se tenir à l’écart du gouvernement de Vichy et du gouvernement qui risquerait de le prolonger ou d’en prendre le relais et que pourrait diriger un homme comme l’amiral Darlan. Choisir, pour être à la tête d’un gouvernement d’Afrique du Nord, le général Giraud, républicain monarchisant, ni pétainiste, ni gaulliste, mais n’excluant pas d’établir des ponts avec ceux de Londres et ceux de Vichy – ne serait-ce que parce que les nécessités du recrutement de personnels y obligent – était donc l’option première du groupe des Cinq, dans le cadre du débarquement. Cette option pouvait amadouer un personnel politique de tous horizons. Ainsi, Louis Joxe, qui appartenait (au moins pendant un temps, s’il est vrai, comme nous l’avons vu, qu’il y aurait remplacé Pose) au comité dirigé par Capitant, était giraudiste et gaulliste, et concevait parfaitement qu’un gouvernement giraudiste puisse s’offrir comme la première étape d’un gouvernement incluant des gaullistes. À ce stade, il convient de ne pas accorder trop d’importance au Comité de libération nationale du général De Gaulle, ce dernier n’étant jamais qu’un militaire rebelle aux institutions militaires et civiles exilé du territoire français et qui n’a aucune prise sur le débarquement voulu par Roosevelt, un débarquement qui, de fait, ne peut qu’appuyer et stabiliser le gouvernement dont l’installation l’accompagnerait : celui de Giraud ; alors que lui, De Gaulle, de son côté, dispose de l’appui d’un gouvernement britannique de plus en plus contraint de tenir compte de l’avis divergeant de son imposant allié étasunien.
C’est alors que la sorte de dénominateur commun qu’est Giraud, qui pourrait permettre toutes sortes d’options ultérieures (ralliement, association, succession) rate son entrée en scène, au point de quasiment faire défection, et d’être coiffé par Darlan. Les Anglais, dont l’acheminement du général n’a pas été un franc succès, y ont-ils contribué ? Ont-ils sciemment cherché à placer un Giraud affaibli, en porte-à-faux, afin de l’inciter à laisser Darlan s’installer, tout en ayant, quant à eux, déjà en vue l’élimination de ce dernier (qui ne jouit pas d’une vraie reconnaissance dans l’opinion des Français et des Anglo-saxons) ? Un agent aux affinités gaullistes ne se trouve-t-il pas au groupe des Cinq, agent appartenant, par ailleurs, à des organisations paramilitaires et des réseaux de résistance franco-britanniques : le Corps franc d’Afrique, le réseau Orion (intégré au BCRA) et le réseau oranais de Tostain et Théry, quand d’autres gaullistes – notamment Jacquet et Capitant (en relation intermittente avec l’Intelligence Service, via la radio de L’Hostis) – sont des associés des Cinq ? Une fois Giraud discrédité, mis à l’écart, et l’amiral à la tête d’un pouvoir incertain, il reste, en premier lieu, la possibilité d’avoir recours à l’option royaliste (celle gaulliste ne pouvant convenir à tous les Cinq ni à une grande majorité d’Africains du Nord, nonobstant la passivité faite d’attentisme et de versatilité de ces derniers). Dans cette perspective, le comte de Paris se déclare conciliateur et fédérateur des Français, sans avoir le projet, à court ou moyen terme, de rétablir la monarchie, mais en pouvant constituer une bonne entrée en matière pour l’arrivée de De Gaulle à Alger. Comme par un fait exprès, les royalistes ont parmi les Cinq au moins deux de leurs agents : Henri d’Astier de la Vigerie et Jean Rigault, le premier accessoirement gaulliste, quand le second adhère à l’antigaullisme. Dans l’orbite proche des Cinq, figurent aussi Pose et Jacquet. Une fois le comte mis dans le coup du projet de remplacement de Darlan, censé ne pas devoir passer par son élimination physique, et sans que publicité puisse être faite du projet, du fait de la clandestinité obligée du prétendant et du fait de possible réticences de républicains, il ne reste plus qu’à ajouter une touche ou retouche gaulliste. C’est ainsi que débarque à Alger l’émissaire gaulliste, le général François d’Astier de la Vigerie. Il vient (ré)organiser et maquiller le milieu gaulliste et accessoirement le milieu royaliste : le monarchiste Pose quitte le devant du comité gaulliste pour mieux mettre celui-ci à l’abri de toute suspicion future. Surtout, au terme d’un tête-à-tête, seul à seul, de plus de deux heures, entre le général et le comte, ce dernier est désormais convaincu (ou, du moins, se laisse aller à paraître tel) de la nécessité d’éliminer physiquement le haut-commissaire, et donne, à cette fin, des directives explicites à son entourage.
Après que son arrestation eut eu lieu, il était prévu que Bonnier fût détenu dans les locaux de la sécurité du territoire (dirigée par Achiary), ce qui aurait grandement facilité sa libération. Au lieu de cela, il est conduit, sur l’avis du commissaire Garidacci, par le directeur de la sûreté générale Muscatelli, au commissariat central, dans les locaux de la police judiciaire, aussi bien le commissaire que le directeur ayant souhaité l’extraire du haut-commissariat, où le commissaire Esquerré avait commencé à l’interroger, dans un bureau où, selon Garidacci, « se trouvaient plusieurs personnes » qui n’étaient pas de circonstance ; du même coup, ils le soustraient efficacement aux mauvais traitements dont ils viennent de constater qu’il a été la victime, et dont témoigne Dupin de Saint Cyr, dans ses souvenirs : « dans la cour d’entrée (…) à coups de bûches, les gardes mobiles assommaient un jeune garçon (…) Arrêtant les frais, je fis fouiller l’inconnu qui gisait inanimé (…) Je fis mettre le garçon à l’abri dans le bûcher » (p. 190) ; à la suite de quoi, Garidacci, le recevant dans son bureau, observe : « L’inculpé était très affaibli et j’ai préféré qu’il se remette avant d’être interrogé. Il portait les traces de coups qu’il avait reçu au moment de son arrestation. » Le transfèrement au commissariat central rend désormais quasiment impossible sa libération (autrement que par un coup de force, auquel d’Astier passe pour avoir sérieusement songé, au moins dans un premier temps, très sollicité, à cette fin, par des jeunes du Corps franc, parmi lesquels Mario Faivre et Pierre Raynaud, qui s’offraient comme volontaires – cf. le témoignage de Raynaud, dans Qui a tué Darlan ?, p. 41 et 86). Dans un premier temps, dans la soirée du 24, lors d’un interrogatoire par les commissaires Esquerré et Garidacci, comme convenu, Bonnier ne dit rien du complot dont il est membre. Il déclare s’appeler André Morand et avoir agi seul et à sa propre initiative. Plus tard, dans la soirée, vers 19 h 30, après que sa véritable identité a été officiellement reconnue, il se met à faire des confidences aux commissaires, à la faveur du fait que, comme le raconte Garidacci au juge Voituriez, les deux policiers ne prennent aucune note. Sans désigner nommément ceux qui lui ont commandé d’agir, il indique qu’ils sont bien placés au haut-commissariat et que leur but est de faire accéder un de leurs amis à la tête du gouvernement, à la place de l’amiral, en vertu de quoi, ne pas les dénoncer est la condition pour que cette prise de pouvoir ait lieu et que, par la suite, ils puissent le tirer d’affaire. Après l’avoir laissé parler, les commissaires l’amènent, par « des questions discrètes (…) sans avoir l’air de procéder à une enquête », comme le raconte toujours Garidacci, à faire un récit plus détaillé et précis. Il se met alors à parler longuement, en avouant être le simple exécutant d’une mission mise sur pied par Henri d’Astier et l’abbé Cordier, à la demande et au profit du comte de Paris. À aucun moment, il n’évoque Pose et Jacquet, que, selon Geoffroy d’Astier, il n’a très probablement jamais rencontrés, et dont, toujours selon ce dernier, il ne connaît même pas les noms ; tout comme, d’ailleurs, ainsi que nous le disions, il est quasi certain qu’il n’a jamais rencontré, ni même aperçu, le comte de Paris. « Ces révélations ne sont pas venues d’une traite mais petit à petit » précise encore Garidacci. Constituent-elles intégralement la matière de ce que Vergez-Chaignon nomme un troisième procès-verbal, « qui est le compte-rendu d’un interrogatoire, détaillé et dont beaucoup de points peuvent être vérifiés » ? A priori non, puisqu’au vu de l’inventaire qu’en donne l’historienne, ce procès-verbal, qui est donc censé avoir subsisté aux archives, ne désigne aucun commanditaire, ni même n’en suggère l’identité. Un autre procès-verbal ou peut-être aucun, en tout cas des déclarations détaillant le déroulement de l’attentat et l’implication de d’Astier, de Cordier et du comte de Paris (déclarations que Garidacci restitue, de mémoire, devant le juge), ont été remplacés par un procès-verbal qui les condense et qui en atténue, pour ne pas dire efface, les dénonciations de d’Astier et du comte, mais tout en permettant éventuellement de remonter jusqu’à eux, et tout en chargeant l’abbé Cordier, présenté comme une personne qui fut informée du projet et qui a fourni le nécessaire pour son exécution. Dans ce bref procès-verbal censé donné le fin mot de l’histoire est notamment déclaré : « J’affirme avoir tué l’Amiral Darlan, Haut-Commissaire en Afrique Française, après en avoir référé à M. l’Abbé Cordier (…) C'est M. Cordier qui m'a remis le plan des bureaux du Haut-Commissariat et du Cabinet de l'Amiral et c'est par lui que j'ai pu me procurer le pistolet et les cartouches qui m'ont servi à exécuter la mission que je m'étais assignée et qui était de faire disparaître l'Amiral (…) Je sais que MM. Cordier et d'Astier ont rencontré récemment le Comte de Paris, mais au même titre qu’ils rencontraient d'autres personnalités. » Nous citons, d’après le fac-similé du document authentique publié par Chantérac et d’après la lecture qu’ont faite du document authentique ou d’une copie Kammerer, Decaux et Vergez-Chaignon : « la mission que je m'étais assignée », et non « la mission qui m’était assignée », comme l’écrivent d’autres auteurs (dont Chantérac et Geoffroy d’Astier). Le procès-verbal de déclarations réellement détaillées et complètes ou bien ces dernières non consignées dans un procès-verbal, de même que le procès-verbal qui était manifestement destiné à les remplacer, ne sont pas joints au dossier d’instruction du tribunal militaire, qui juge l’inculpé, dans l’après-midi du 25 (ce que le commissaire Garidacci justifiera ultérieurement, en affirmant avoir peut-être jugé – à tort – que c’était un ordre que Muscatelli lui avait donné, en lui lançant : « Mettez-çà de côté, je veux en parler à M. Rigault »). Aux pages 215-218 et 238-240 de son ouvrage, Vergez-Chaignon, qui a eu accès aux archives judiciaires récemment ouvertes, procède à un examen circonstancié, notamment quant à leur chronologie, des quatre procès-verbaux que Garidacci est censé avoir dressé, le soir – ou le lendemain matin, en les antidatant, comme il dit l’avoir fait, « d’après les notes prises la veille » (Selon elle, à 7 heures du matin, le 25, le commissaire n’est pas en mesure de présenter des procès-verbaux d’interrogatoire au juge Rondreux, qui lui rend visite, et les notes qu’il lui montre, à la place, ont tout l’air de ne faire état d’aucune complicité dont aurait bénéficié Bonnier – cf. p. 225 – ce qu’on ne manquera pas de rapprocher des dépositions de témoins – en tout premier lieu, très probablement celle de l’huissier, datée du 24 – soutenant que la porte du bureau du haut-commissaire était, comme l’exigeait le protocole, grande ouverte, à son arrivée, et que le visiteur avait rempli une fiche de demande d’audience : deux éléments contredisant pourtant le plan prévu par l’abbé, selon Faivre, et dont le premier demeure, en outre, incompatible avec le témoignage qu’est censé avoir reçu de Bonnier le gardien de la paix Edmond Ricard, le soir du 24, ainsi qu’avec le témoignage ultérieur du capitaine Hourcade, notamment si, comme c’est hautement probable, c’est l’huissier qui, sur injonction, a soutenu s’être avancé pour saluer l’amiral, alors que Hourcade, qui suivait ce dernier, à deux pas, dit ne pas l’avoir vu… En somme, comme si, très tôt, dans l’enceinte du haut-commissariat, une personne influente s’était employée à influer sur les témoins, à orienter leurs déclarations. On pense évidemment à Henri d’Astier.) Tous ces procès-verbaux de Bonnier sont datés du 24, sans indication de l’heure, et tous sont signés de sa main ; seuls les trois premiers sont numérotés : du même numéro. Garidacci les a établis, seul, puisque Esquerré, qui l’accompagnait dans son travail, lui avait entièrement laissé l’affaire, aux environs de 20 heures et quart. L’historienne s’interroge sur un détail étrange de l’un des procès-verbaux, qui, logiquement, paraît avoir été établi en premier : Bonnier aurait été conduit par Garidacci à l’adresse indiquée sur ses papiers établis au nom d’André Morand : là, personne n’aurait été en mesure de le reconnaître, puisque, tout comme son nom, son adresse était fausse ; sur ce, Bonnier aurait avoué son véritable nom et sa véritable adresse. Or, comme nous l’avons vu, dès les environs de 18 heures, Bonnier avait été reconnu par un ancien camarade des Chantiers de la jeunesse, au moment de quitter la cour du haut-commissariat, et l’information était parvenue aux policiers, qui avaient ensuite rapidement procédé à une confrontation entre les deux anciens camarades puis à une vérification administrative, au gré desquelles Bonnier avait finalement été définitivement démasqué, et s’était mis à parler. Lors de son interrogatoire par le juge Voituriez, le 10 janvier, Garidacci, tout en révélant l’existence du procès-verbal condensé, qu’il avait jusque-là dissimulé, déclarera que celui de la perquisition au domicile du soi-disant Morand était un « procès-verbal inexact », du fait « d’errements peut-être regrettables qui font que nous marquons les résultats sans nous préoccuper des moyens pour y parvenir », et il démentira avoir appris du meurtrier, « dans la rue » – sous-entendue celle de Jénina où était censé résider le soi-disant Morand – qu’il n’habitait pas à cette adresse, mais avoir appris, avant 19 h 15 (heure d’une visite du juge Rondreux au commissariat), du commissaire Esquerré, que « le meurtrier s’appelait Bonnier de la Chapelle et qu’il avait été identifié par un de ses camarades de la base de Blida ». Un autre procès-verbal est alors censé faire suite au premier : il s’agit du compte-rendu de la perquisition au vrai domicile du nommé Fernand Bonnier de la Chapelle, au 56 rue Michelet, perquisition censée n’avoir rien apporté à l’enquête. Un troisième procès-verbal est « le compte-rendu d’un interrogatoire complet, détaillé » dont nous avons parlé, auquel pourrait s’être ajouté un autre encore, qui aurait été le compte-rendu complet ou complémentaire de toute l’affaire, et qui aurait été détruit, sans même qu’aucune copie n’ait pu subsister. Garidacci, décidé à omettre dans les procès-verbaux tout ce qui ne relevait pas « d’aveux simples », s’est contenté, pour finir, de produire un bref procès-verbal qui condense certaines informations obtenues pendant les interrogatoires et en supprime d’autres, procès-verbal qu’il n’a finalement lui-même pas transmis au juge Rondreux. Du coup, une explication à l’anomalie chronologique pourrait être la suivante : rapidement informé de l’identité véritable du meurtrier et du complot impliquant d’Astier, Cordier et le comte de Paris, Garidacci a tenté d’étouffer l’affaire. Qu’il se soit ou non rendu à la fausse adresse du faux Morand, il a probablement tenté de rendre ces fausses données crédibles, en s’assurant de leur vraisemblance, puis, considérant que la chose était impossible (manque de coopération du vrai résident à la fausse adresse et de son voisinage, rumeurs déjà bien répandues concernant l’identité véritable du meurtrier, etc.), il a procédé à l’établissement du procès-verbal de perquisition du vrai domicile du vrai Bonnier, d’un procès-verbal reprenant les déclarations du suspect sur ses origines et son parcours jusqu’y compris la préparation et la réalisation solitaires de l’attentat, enfin du procès-verbal condensé, relativement sibyllin sur certains points, censé aller plus loin dans le compte-rendu des révélations sur l’affaire (mais dont on remarquera que, pour ce qui est des complicités, il met subtilement en cause le seul abbé Cordier). Peut-être s’est-il retenu de supprimer purement et simplement celui que Vergez-Chaignon nomme le premier, en jugeant qu’il permettait d’épargner au camarade des Chantiers de figurer comme dénonciateur de son homologue. En définitive, notre explication permet de situer comme ayant eu lieu, en tout premier, des révélations décisives et exhaustives, quoique pas nécessairement venues – en tout cas, spontanément – de Bonnier lui-même, mais possiblement d’une source parallèle ou connectée au complot, telle celle que pouvait constituer le jeune commissaire Achiary, qui, rappelons-le, est celui qui, quinze jours plus tard, dénoncera au juge Voituriez, en ouverture de la seconde enquête, les seuls royalistes, y compris le comte. Mais, si l’on tient compte de l’avis de l’observateur de premier plan qu’était Pierre Boutang, selon lequel « Rigault et les services de police intérieure n’étaient pas au courant du tout » (Royaliste, n° 310), Achiary avait sans doute fini par faire sa déposition, après avoir subi, pendant quinze jours, des influences gaullistes inhérentes à son réseau. Quant à Garidacci, l’hypothèse d’une soumission ou d’une déférence à l’égard de son supérieur administratif qu’était Henri d’Astier est sans doute à privilégier.
Peut-on être certain que, dans un tout premier temps, Bonnier n’a pas parlé de complices ou de commanditaires ? Selon une note manuscrite du général Noguès rapportant une déclaration qu’a faite le général Bergeret, lors de la séance du Conseil impérial ayant suivi celle de l’élection de Giraud (Bergeret qui, dès le départ, comme nous l’avons vu, a suivi de très près les deux enquêtes successives, tout en menant des investigations complémentaires, et qui, le 25, après n’avoir pas exclu, dans la matinée, devant Rigault, l’option pour le comte de Paris, qu’il s’apprête à recevoir pour déjeuner et pour s’entretenir longuement avec lui, se prononce, en début d’après-midi, pour un complément d’enquête, avant de se raviser, vers 17 h 30, sur injonction de Giraud – cf. Chantérac, p. 236 et 239) : « C’est dans le premier interrogatoire que le jeune Bonnier a indiqué les gens qui avaient armé sont bras. Mais les responsables prévenus, ont fait dire dans un deuxième interrogatoire (probablement Muscatelli) à l’inculpé, que s’il voulait être sauvé, il fallait qu’il déclare qu’il avait agi seul – que dans le courant de la nuit l’abbé Cordier l’enverrait chercher et qu’il serait envoyé en Angleterre en avion. » Une chose au moins est certaine : pour finir, les déclarations complètes de Bonnier ont été dissimulées au juge d’instruction militaire Rondreux, qui le fait condamner à mort, avec exécution immédiate. Autant d’éléments qui doivent être rapprochés du fait que – nonobstant ce qui, au dire de Noguès, auraient été ses premières déclarations, dont on peut penser que le fait qu’il venait d’être identifié par un ancien camarade n’y fut pas pour rien – Bonnier avait été manifestement conditionné, préparé, à être détenu et à rester muet, comme en témoigne la confidence du condamné à Gaulard : « On m’a dit que, après l’affaire, je serais pris, condamné à mort et gracié. » Or, c’est un fait que jusqu’au peloton d’exécution, Bonnier s’attend à une intervention, en sa faveur, et à être libéré. Une même conspiration du silence (les commissaires rattrapant l’écart de Bonnier, en étouffant sa mise en cause de leur supérieur Henri d’Astier) semble donc avoir bénéficié aux royalistes, jusqu’à la reprise du dossier par Paillole et Voituriez, début janvier… mais aussi, pour être exact, avoir bénéficié à quiconque d’autre pouvait être impliqué dans l’assassinat, en amont ou aux côtés des royalistes… Au demeurant, pour en revenir à notre dernière incise, pourquoi Bonnier a-t-il parlé du complot, lors de ses interrogatoires ? Logiquement, il ne le devait pas. Qui plus est, face à des commissaires soucieux qu’il ne soit pas soumis à des mauvais traitements, il n’avait qu’à tenir le coup, dans une épreuve somme toute légère ; ce qui, a priori, était plutôt facile. Or, comme nous l’avons dit, sa fausse identité d’André Morand venait d’être découverte et divulguée, et le nom de Fernand Bonnier de la Chapelle était désormais livré en pâture (patronyme pour lequel, malgré le parcours chaotique de ses parents divorcés qui s’étaient déchargés du suivi de son éducation sur un oncle portant le même nom que lui, Fernand Bonnier de la Chapelle, il devait lui rester de l’estime et de l’attachement, et même de l’affection, comme le prouve la façon très filiale avec laquelle, dans l’après-midi du 25, il s’adresse, pour la dernière fois, de vive voix, à son père, afin de le rassurer – lequel, ancien directeur d’un petit journal italien publié à Alger et désormais journaliste à la Dépêche algérienne, était, au demeurant, un personnage en vue à Alger, soupçonné, à l’occasion, de sympathie pour l’Italie mussolinienne, où était repartie vivre son épouse – cependant que, il est vrai, devant le gardien de la paix Ricard, qui avait été chargé de le garder, la veille, jusqu’à minuit, il avait montré un autre visage, tenant des propos dont Ricard a d’ailleurs préféré censurer un passage : « mon père, ce gros… et son légendaire cigare (…) Avec sa chronique des chiens crevés, il n’y a pas de quoi être si fier », différence de comportement qui n’a rien d’extraordinaire chez un jeune homme en recherche de personnalité, de confiance et de justification, en un moment aussi critique – cf. Vergez-Chaignon, p. 248-249 et 293, Decaux, p. 115-116). Son patronyme révélé, il essaye de le diluer et d’en atténuer la révélation dans l’énumération des comploteurs (du moins, ceux appartenant à l’échelon du complot dont il a connaissance), parmi lesquels ni plus ni moins que le prétendant au trône. Faisant référence au comportement patriotique de membres de sa famille (dont son oncle et sa tante tuteurs) et à sa participation à la première manifestation parisienne contre l’envahisseur du 11 novembre 1940, de même qu’à ses deux illustres ancêtres des colonies, dont un commandant en chef des troupes d’Afrique de l’ouest française, l’auteur d’un article de France-Soir célébrant le premier anniversaire de sa mort, note pertinemment : « Il garde le silence sur toutes ces choses. Car s’il a pris une vie, du moins ne doit-il que la sienne seule. » Pour autant, l’article se garde bien d’aller plus loin, en omettant notamment de rappeler que, une fois sa véritable identité révélée, l’inculpé révéla celles de complices et de commanditaires, comme s’il lui était devenu impossible que son nom de famille passe pour celui d’une sorte d’isolat. C’est donc sans doute par amour-propre et pour atténuer autant que possible le préjudice porté à son nom de famille qu’il livre d’autres noms : un facteur psychologique que les commanditaires et instructeurs n’avaient manifestement pas prévu, mais que réussit à contrecarrer, le temps nécessaire à la condamnation à mort, celui qui, de fait, apparaît, à un certain degré, comme étant leur complice, Garidacci (dont les services sont placés sous les ordres directs d’Henri d’Astier) : le commissaire ne révèlera l’existence des aveux complets de Bonnier qu’au juge Voituriez, le 10 janvier, et le juge Rondreux n'en sera informé que le surlendemain, lors de sa propre audition par Voituriez.
Le 24 décembre, vers 16 h, un homme fait son apparition dans l’enceinte du haut-commissariat, où Tarbé de Saint-Hardouin s’étonne de le trouver, puisqu’il n’a pas l’habitude d’y être. Par la suite, le général Bergeret y verra une raison de le suspecter d’avoir été préalablement informé de l’attentat (cf. Chamine, ibid., p. 438, R. Richard et A. de Sérigny, L’énigme d’Alger, p. 185). Il s’agit d’Alfred Pose, le ministre de l’Économie, dont les bureaux se trouvent au palais Bruce (voisin du palais d’hiver), à trois kilomètres et demi du palais d’été. Pose croise le journaliste Paul-Louis Bret, qui était venu rencontrer son collègue et homologue Pierre Bourdan, directeur de l’Agence française d’information et chroniqueur francophone à la BBC (comme nous l’avons vu, arrivé de Londres, le 12, Bourdan avait rendez-vous avec Darlan, à 15 heures), Bret auquel d’Astier et Rigault (qui viennent de rappliquer promptement de leur après-midi férié ou semi-férié) viennent d’annoncer la nouvelle de l’assassinat, et qui, à son tour, en informe (ou est censé en informer) Pose ; lequel, en réponse, l’interroge laconiquement : « Vous en êtes sûr ? », avant d’aller le vérifier, en pointant son nez dans le bureau du haut-commissaire, là où gît encore, au sol, le chef d’état-major blessé (Ayant demandé que les soins soient prioritairement accordés à l’amiral, le capitaine Hourcade sera finalement resté au sol, pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que le commandant Dupin de Saint Cyr, après lui avoir appris la mort de son supérieur, le fasse transporter à l’hôpital Maillot, au moyen d’une ambulance – américaine, selon Louis Hourcade, anglaise, selon Chantérac : peut-être une anglaise portant le drapeau étasunien). Si l’on en croit Jacquet, Pose venait d’être appelé au haut-commissariat par le général Bergeret, dont on a vu qu’il y avait filé, depuis son domicile, en laissant derrière lui Bourdan, avec qui il déjeunait : « Effondrement de Pose qui, une demi-heure après le crime, appelé par le général Bergeret au palais d’Été, fuit les responsabilités et, prétextant qu’il n’a pas été reçu à l’heure fixée pour cet entretien avec le général Bergeret, rentre sous sa tente et passe toute la fin de la soirée au palais Bruce. » (note recueillie par Théry et citée par Chantérac, L’assassinat de Darlan, p. 241). A priori, le mot « effondrement » peut paraître excessif, à moins que Pose n’interprète l’impossibilité momentanée de rencontrer Bergeret comme un indice d’éventement du complot, outre qu’il la vit peut-être comme l’impossibilité d’influer sur la suite des événements. D’un autre côté, la cause de cet effondrement peut se trouver ailleurs : n’ayant pas été au courant du projet criminel, il vient de comprendre ou d’entrevoir que l’assassinat du haut-commissaire signe la fin des ambitions du prince, conformément au pronostic qu’il n’avait pas été sans partager, selon lequel le comte ne pouvait que sortir déconsidéré d’un assassinat politique (ce qui, là encore, remarquons-le, peut impliquer une impossibilité d’influer sur la suite des événements). Pose ne verra le haut-commissaire-adjoint, qu’au moment de dîner avec lui. Le lendemain, il le retrouvera, avec le comte, d’abord, en début de matinée, puis, l’invitation en ayant été faite à cette dernière occasion, pour déjeuner. Entre leurs deux visites, se sera intercalée une visite de Rigault. À tous le général déclare qu’il est favorable à la venue du prince au pouvoir, tout en se montrant dubitatif sur le soutien des Américains (doute que, comme à son habitude, s’est employé à renforcer Rigault). À l’issue du déjeuner, Bergeret confirme donc son soutien au comte, puis, toujours à son domicile, il rencontre le juge Rondreux accompagné de Rigault, le premier venant rendre compte de la conclusion de son enquête. Une fois le juge parti, Rigault se dit insatisfait des propos tenus par le magistrat, selon qui le meurtre est l’acte d’un isolé exalté, et incite le général à demander un report du procès et un complément d’enquête. Le haut-commissaire-adjoint accède à la demande de Rigault, en se déclarant lui-même favorable à un complément d’enquête (sans doute, chez lui – à la différence de chez Rigault, que n’indisposerait sans doute pas que tous fussent incriminés – plus dans le but de remonter jusqu’à des responsabilités gaullistes que dans le but d’étayer une incrimination de monarchistes que les procès-verbaux d’audition de l’inculpé avaient fini par édulcorer jusqu’à pointer vers l’acte d’un isolé, néanmoins appuyé par un abbé). Sur ce, juste arrivé de Tunisie, Giraud demande au haut-commissaire-adjoint de se dédire, à une heure de l’ouverture du procès, ce que celui-ci accepte de faire, non sans avoir, au passage, retardé de trois heures l’ouverture du procès, qui avait été prévue pour 15 heures (et alors que, on s’en souvient, de son côté, Giraud ne s’en livre pas moins, parallèlement, en privé, en présence de Van Hecke, à une violente offensive verbale contre les gaullistes et contre De Gaulle, qu’il accuse de vouloir tuer tout le monde) (cf. Chantérac, p. 239, Geoffroy d’Astier, p. 194-196). Paradoxalement, en cédant ainsi à Giraud, Bergeret ne dédaigne pas les arguments de Rigault (les trois hommes se réclamant, d’ailleurs, du monarchisme) : il a bien compris que les Américains ne veulent pas du comte, mais, comme deux mois auparavant, veulent de Giraud ; par ailleurs, n’ayant pu encore démêler tous les fils du complot, il ne peut que soupçonner un futur gouvernement du comte d’être le cheval de Troie ou une avant-garde des gaullistes. Giraud sera ainsi élu, le lendemain, à l’unanimité, par le Conseil d’Empire, à sa tête et celle du haut-commissariat. Il reste que le témoignage de Jacquet (dans une note écrite à la demande de l’agent gaulliste du MI 6 Théry et recueillie par lui) peut paraître douteux. Comment, de leur côté, Richard et de Sérigny pourraient-il rapporter que Bergeret avait trouvé suspecte la présence inhabituelle de Pose au haut-commissariat, s’il avait été lui-même à son origine, pour avoir émis sa convocation ? Et Jacquet ne cherche-t-il pas à couvrir habilement son patron Pose, en le présentant comme dépité, décontenancé, par l’assassinat ? Le lendemain matin, Beau de Loménie trouve ce dernier « rayonnant », qui lui annonce qu’il va déjeuner chez Bergeret et que « le Prince sera ce soir au pouvoir » (Ordioni, Le secret de Darlan, p. XXVIII) ; état rayonnant contre lequel, dans un article publié en février 1980, en réponse au témoignage transmis par Ordioni, s’inscrit en faux l’aide de camp du comte, Pierre de Bérard, pour qui Pose, « sous l’effet du drame qui venait de se produire et devant l’incertitude du résultat d’une action totalement improvisée », venait de passer, en sa compagnie et celle du comte, « une nuit quasiment blanche (…) nuit au cours de laquelle fut décidé de présenter la candidature du comte de Paris ». Mais nous avons vu que plusieurs témoignages de Bérard restent sujets à caution, comme n'est pas pour l’infirmer, dans le cas présent, un autre témoignage de Beau de Loménie, déjà cité, selon lequel Jacquet avait annoncé, dans les locaux de la BNCIA d’Alger, l’assassinat imminent de l’amiral par des royalistes (parmi lesquels il se comptait), deux jours avant qu’il eût lieu. Que l’annonce – qui était certainement parvenue aux oreilles du patron – ait pu être ou non mise par ce dernier sur le compte du caractère expansif de son adjoint, elle n’en pouvait pas moins forcément atténuer, pour ne pas dire désamorcer, un effet de surprise ou de prise au dépourvu pour les jours suivants.
Dans la nuit du 25 au 26, Alfred Pose appellera au téléphone le commandant Guy de Beaufort, adjoint de Bergeret, pour lui déclarer : « Je vous parle d’une chose très grave, il parait que l’on va exécuter très rapidement aujourd’hui même, l’assassin de l’Amiral (…) C’est très grave. Il faut obtenir un sursis à tout prix (…) J’étais en contact ce soir avec certains milieux qui sont décidés au pire si l’exécution a lieu. Il faut l’expliquer au général Bergeret. Il ne faut pas que l’exécution ait lieu ce matin (…) Ce serait une erreur politique formidable de procéder à cette exécution. Les milieux dont je vous parle sont décidés à rendre la vie impossible au gouvernement qui succéderait à Darlan. Ils rendront la vie impossible à Giraud. Il faut faire un geste politique, sans cela un gouvernement Giraud aura la vie impossible et il se passera des choses terribles. » (compte-rendu d’écoute téléphonique cité par G. d’Astier, ibid., p. 205) Au moment où il fait cette déclaration, Pose, qui n’est pas au courant des aveux complets de Bonnier, cherche sans doute, outre à sauver la vie de ce dernier, à empêcher qu’il ne passe pour avoir fait in extremis des aveux complets. Il peut chercher à faire que le procès ne se termine pas prématurément sur l’exécution d’un soi-disant royaliste, à partir duquel il ne serait plus possible de remonter, en l’interrogeant, à des commanditaires autres que royalistes. Pour autant, dans son esprit, ceux qui menacent gravement le gouvernement imminent de Giraud sont-ils les royalistes, qui se réorganisent, autour de d’Astier, ou les gaullistes, qui se mobilisent autour de Capitant (qui réunira, sur la place publique, ses partisans, dès le matin du 26) et que cherche à débaucher d’Astier, en leur promettant l’efficacité dans la réalisation de leur propre objectif – complot somme toute soupçonnable d’être entièrement ou principalement gaulliste, comme le croit fermement Giraud ? Lorsque, le 14 janvier, devant le juge Voituriez, il aura à s’expliquer sur le contenu de cet appel téléphonique, sa nature d’agent polyvalent et, du même coup, son ambivalence pouvant mal cacher de la duplicité, affleureront : « J’avais dans la pensée un péril extérieur, et très exactement le péril gaulliste. En effet, j’étais à ce moment-là en rapport avec une personne qui m’avait fait une excellente impression, qui, se trouvant à Londres depuis plus de deux ans, était à Alger, en mission d’information. Il s’agit de Pierre Maillot, alias Pierre Bourdan. Il m’est apparu comme étant un des rares membres du parti gaulliste que je connaissais qui ait l’exacte intelligence et des besoins et aspirations de l’Afrique, et du mouvement africain et qui ne rejette pas systématiquement ce qui a été fait en France depuis 1940 (…) il s’est entretenu avec moi, dans la soirée du 25, de l’exécution du meurtrier, me pressant d’intervenir pour qu’il soit sursis à l’exécution, cette exécution, dans son esprit, devant être un obstacle très sérieux à la réconciliation des Français combattant pour la victoire finale. Il estimait qu’il y avait lieu de faire la lumière complète, ce qui était impossible, en si peu de temps. Je le suivais d’autant plus que c’était mon exacte pensée. » (ibid., p. 312-313) L’exacte pensée de Pose aurait donc été de faire la lumière sur l’assassinat, quitte à découvrir l’existence de commanditaires dont l’identité aurait à être, elle aussi, élucidée ; exacte pensée en parfaite harmonie avec celle de gaullistes présentés, du même coup, abusivement, voire hypocritement – Bourdan se revendiquant indépendant du cercle gaulliste – comme craignant que la non-résolution de l’affaire en vienne à empêcher la réconciliation nationale, en permettant toutes sortes de suspicion… S’il pouvait être assurément d’un intérêt commun aux royalistes et aux gaullistes que Giraud n’use pas d’une affaire mal réglée et restée pendante, pour traquer et intimider qui bon lui semble, et pour ainsi mieux asseoir son pouvoir, il reste qu’un journaliste (ou toute autre personne) qui aurait croisé Pose quittant les locaux du tribunal militaire d’Alger, aurait pu, en lui retournant la formule par laquelle il avait répondu à l’annonce de l’assassinat, l’interroger sur sa déclaration au juge : « Vous en êtes sûr ? »
Pour appuyer sa question, il aurait pu lui faire observer que son adhésion au monarchisme, au second semestre 1940, avait été contemporaine de la mission que le sous-secrétaire d’Etat au Foreign Office Alexander Cadogan avait confiée à Maxime de Roquemaure et qui consistait à convaincre le comte de Paris d’entamer, en Afrique du Nord, un processus de restauration de la royauté en France... et ce dans le principal but que soit enfin faite une place à Charles De Gaulle, qui prendrait la direction du gouvernement présidé par le prince ou prendrait le relais de ce dernier, en cas d’échec… recours au comte de Paris qui est donc déjà un vieux projet, en décembre 1942, mais toujours d’actualité, et, cette fois, potentiellement soutenu par Roosevelt, lequel, bien sûr, en exclurait De Gaulle, raison pour laquelle, désormais, la position britannique est le rejet catégorique de l’option du recours au prince, comme le général Mast en reçoit l’annonce, à la mi-décembre, en réponse à une demande qu’Henri d’Astier lui avait demandé de faire auprès des exécutifs étasunien et britannique (encore que l’on puisse soupçonner que les Britanniques prenaient ainsi le devant, en se dédouanant d’une quelconque participation au complot devant amener au pouvoir le comte, lequel n’en aurait pas moins fait la place ou ouvert la voie à De Gaulle)… Roosevelt, de son côté, se déclarant dépendant de la position du Sénat, qui est a priori défavorable… Entre le 10 décembre, date de l’arrivée du comte à Alger, et le 13, date de la demande faite à Mast par Henri d’Astier, ce dernier avait déjà rencontré Murphy pour lui proposer le remplacement de Darlan par le comte, après que le premier aurait été obligé à démissionner, et le consul s’y était montré favorable, en allant jusqu’à déclarer : « Alors, vous voulez rétablir un roi en France ? Moi je n’y vois pas d’inconvénient... », alors que, pour d’Astier, le projet n’était que de promouvoir « une personnalité indiscutée qui n’a jamais été mêlée à la politique partisane et qui serait donc susceptible de rassembler les fervents de De Gaulle, ceux de Pétain, et coifferait l’Afrique du Nord elle-même, cela provisoirement », comme il le précise aussitôt au consul, selon les termes rapportés au juge Voituriez, le 13 janvier, par le commissaire Achiary, qui avait été mis dans la confidence de l’entretien par le consul. Si l’on en croit toujours Achiary, Murphy, « aussitôt après la mort de l’Amiral », lui a aussi confié, à propos de cet entretien : « Lorsque j’ai vu Henri j’ai émis une opinion personnelle car je n’avais nullement alerté Washington à ce sujet, qui ne me semblait pas sérieux. Et il me semble bien, à la lueur des événements, que d’Astier a pris mon opinion pour celle du Président des U.S.A. » Or, comme nous l’avons vu, Roosevelt n’a pas tardé à être mis au courant de la demande d’Henri d’Astier, par l’intermédiaire du général Mast, sans, pour autant, ensuite désapprouver complètement la réponse qu’avait faite, à brûle-pourpoint, son représentant. Ce qu’a ensuite ajouté le consul, au cours de ses confidences au commissaire, persévère dans l’incomplétude, une incomplétude qui induit en erreur : « Deux jours avant la disparition de l’Amiral, mes services de renseignements m’ont fait savoir que le Comte de Paris était à Alger et briguait la succession, en prétendant avoir mon appui. J’ai alerté la Maison Blanche et j’ai reçu du Président Roosevelt lui-même, l’instruction impérative de m’opposer au nom des Etats-Unis, à l’arrivée au pouvoir en France du prétendant au trône. » (cf. Voituriez, ch. XVII) Si l’on ne perd pas de vue que ce sont là les propos du consul tels que rapportés par le gaulliste Achiary (alors que, de son côté, dans ses mémoires, le consul reste totalement silencieux sur ses tractations ou simples contacts avec les monarchistes, les gaullistes et les gaullo-monarchistes, durant cette période), on en conclut – sans avoir besoin de douter que Murphy ait été tardivement informé de la présence du comte, comme cela a bien pu être le cas – qu’ils cherchent à faire paraître le projet royaliste comme ayant toujours été isolé du pouvoir étasunien ; isolement qu’aurait encore accentué, toujours selon le témoignage du commissaire, le rejet du recours à la loi Tréveneuc par le président du conseil général d’Alger (rejet dont nous avons pourtant vu qu’il n’a jamais pu être clairement établi). En ce 13 janvier, devant le juge Voituriez, Achiary (qui bénéficie, depuis sa première audition du 9 janvier, de la promesse de n’être pas poursuivi, pour ses déclarations au juge) s’ingénie manifestement à dégager les Etasuniens de toute implication, même lointaine, dans le projet d’Henri d’Astier et de Pose, sans doute afin de favoriser ou de rendre possible un éventuel accommodement de Roosevelt avec De Gaulle. En dénonçant un complot criminel exclusivement royaliste, dans lequel les Américains n’ont aucunement été impliqués, et en le dénonçant sans nuance (puisqu’il va jusqu’à soupçonner Pose d’en avoir été le « cerveau »), Achiary dédouane, outre les gaullistes, ceux dont il a pris acte de la domination sur le terrain, et dont il tente, du même coup, de détourner ou de désamorcer les foudres visant les premiers. Pour bien en prendre la mesure, il convient de remonter quelques jours avant la date du témoignage du consul au commissaire. Dans les jours suivant les réponses britanniques et étasuniennes obtenues par Mast, arrivent de Londres François d’Astier et Scamaroni. Ce dernier apporte des consignes de De Gaulle à Capitant, parmi lesquelles, probablement, celle consistant à dissuader Roosevelt de soutenir le comte, consigne que met, sans tarder, en application le chef de Combat, en menaçant Eisenhower de soulèvements à Constantine et à Oran (ce qui peut expliquer, en grande partie, l’opposition soudainement résolue, après avoir été vague et hésitante, du Président au projet dit monarchiste). Simultanément, le général d’Astier n’en pousse pas moins au crime les royalistes censés être représentés en la personne de son frère Henri, en les incitant à tuer Darlan. Lorsque l’amiral tombera, il n’y aura comme suspect que le comte, qui, forcément, en pâtira et échouera dans son projet d’accéder au pouvoir, et qui échouera d’autant plus que Roosevelt aura été conditionné à ne pas prendre parti pour les royalistes. François d’Astier n’aura évidemment pas présenté à son frère le projet comme celui d’un échec annoncé pour le prince. Pour autant, peut-être Henri d’Astier a-t-il flairé la manipulation et peut-être, en même temps, a-t-il décidé de jouer sur les deux tableaux, dans la perspective que la trame de l’un des tableaux l’emporte sur l’autre : si le comte peut réussir contre vents et marées, tant mieux. S’il échoue, le personnel gaulliste qu’il entendait mettre en place pourra toujours intervenir et aura même d’autant plus latitude pour le faire. Qui plus est, il reste à savoir quelle était la vraie priorité ou le vrai objectif – ce qui revient au même – d’Henri d’Astier : servir le comte ou servir De Gaulle. Pour en revenir à l’homme ordinairement présenté comme le concepteur du projet de remplacement de Darlan par le comte (et qu’Achiary va jusqu’à présenter sournoisement comme le concepteur de l’assassinat), il n’y a pas de raison de mettre en doute la sincérité et le bienfondé de l’observation de Pierre Boutang : « Quand on a connu ce cher Alfred Pose, l’idée qu’il ait pu avoir un instant l’intention de faire tuer quelqu’un est intenable. » (Royaliste, n° 310) Les différents projets qui lui ont été soumis, à lui et au prince, de début 1941 à novembre 1942, n’ont certainement jamais inclus (du moins, explicitement) l’assassinat de quiconque, et celui dont il est le concepteur, à cette dernière date, et qui prévoyait le recours aux conseils généraux, non plus. Le projet d’assassinat est né dans la mouvance de De Gaulle et d’Eden, à la suite de l’installation et du maintien de Darlan par l’exécutif étasunien. Marc Jacquet, qui semble avoir été adjoint à Pose, à la BNCIA, sur la recommandation de Capitant, aura été l’un des principaux agents jusqu’au-boutistes du projet anglo-gaulliste. Ne voulant pas d’une installation durable du comte au pouvoir, qui aurait immanquablement impliqué un soutien étasunien et la possible restauration de la monarchie, les gaullistes misaient probablement sur la déstabilisation, le grand désordre, pour ne pas dire le chaos, qui, à leurs yeux, devait résulter de l’assassinat du haut-commissaire, chaos dont, deux jours après la relève légale du pouvoir au haut-commissariat, le processus a vraisemblablement été tenté d’être relancé par le coup de main contre Murphy et Giraud, le soir même du jour où Scamaroni quitte l’Afrique du Nord (comme s’il venait de transmettre les ultimes consignes… ou comme s’il venait de prendre acte de leur échec, puisqu’on ne sait s’il a quitté le territoire, le 28 ou le 29)… chaos qui, toujours aux yeux de ses fauteurs, allait forcément conduire Roosevelt à se résigner à faire appel au chef du CNF… C’était sans compter sur la détermination et la réactivité du président étasunien, qui, sur-le-champ, fait revenir Giraud du front tunisien : « C’était le soldat qui rentrait, du front, pour mettre de l’ordre dans la maison, raconte le comte de Paris. À partir de ce moment-là tout s’est précipité. Les autorités militaires américaines, avec, à leur tête, le général Clark, s’employèrent à lui ouvrir les routes du pouvoir politique. Giraud voulait l’application immédiate de sanctions. » (Mémoires, p. 207)