Dans un article publié, en février 1949, dans le quotidien espagnol Arriba, sous le pseudonyme Jakim Boor, le général Franco considère l’assassinat de l’amiral Darlan, en l’abordant sous l’angle des appartenances ou affiliations maçonniques. Bien qu’il juge de l’Histoire, en usant d’un critère qui pourra être estimé restrictif et donc pouvoir être trompeur, son point de vue mérite d’être pris en compte, d’autant plus qu’il ne fait guère de doute que son auteur disposait de sources fiables. Selon Francisco Franco, « l’amiral Darlan [dont il ne précise, à aucun moment, s’il était ou non franc-maçon] était en intelligence avec Roosevelt et la franc-maçonnerie américaine ». Roosevelt présidait un pays dont les intérêts divergeaient de ceux des Britanniques, et donc de ceux de la franc-maçonnerie européenne dominée par celle britannique. Peuvent étayer le propos de Franco des éléments qu’il ne mentionne pas : en apprenant la nouvelle de l’assassinat, Roosevelt s’emporte, comme s’il avait été piqué au vif : « Le lâche assassinat de Darlan est un crime impardonnable (…) seuls les tenants du nazisme, du fascisme ou du despotisme militaire peuvent penser différemment » – la formule « despotisme militaire » visant, au passage, outre, à la rigueur, Pétain, qui avait officiellement désavoué son dauphin, assurément De Gaulle… et, par ricochet, ses soutiens britanniques. Dans les semaines précédentes, le général Eisenhower, commandant en chef les forces alliées, lui aussi franc-maçon et futur successeur de Roosevelt à la présidence, avait déclaré à l’amiral : « Vous êtes le boss en Afrique. » – terme auquel l’historien des sociétés de pensée, Auguste Cochin, donne une définition : « Tenant dans ses mains les rouages de la machine, il gouverne l’opinion (…) Le boss n’exerce aucune de ces charges qu’il distribue à son gré. Il ne prend au pouvoir que le moyen d’en disposer. » (La révolution et la libre-pensée, p. 171-172) – définition qui coïncide, au moins partiellement, avec le portrait de Darlan dressé par son subordonné Auphan : « Il excellait dans les deux qualités qui font les grands chefs : la décision et le choix des personnes pour les postes à pourvoir. » En outre, le consul Robert Murphy déclarera, dans ses mémoires : « Le président Roosevelt savait qu’il lui suffisait de demander la démission de l’amiral pour l’obtenir instantanément » (Diplomat among warriors, p. 143)… ce à quoi n’est pas sans faire écho une remarque du comte de Paris, dans ses propres Mémoires : « [Darlan] ne pouvait se maintenir qu’avec l’appui incessant des Américains. Ils ne le lui ménageaient pas. Non que l’amiral comblât leurs vœux, mais il présentait l’immense avantage de brouiller les cartes, et, docile à leurs exigences, de leur laisser, avec caution française, la direction du jeu. En retour, n’aurait-il pas proposé à Murphy, devant les tensions et les divisions qui persistaient à Alger, de signer en blanc une lettre de démission au président Roosevelt, que le destinataire pourrait utiliser à sa discrétion ? » (p. 190) La question finale exprime-t-elle la perspicacité du comte ou exprime-t-elle euphémiquement des indiscrétions dont il aurait bénéficié ? La seconde hypothèse est appuyée par ce qu’écrit Robert Murphy (qu’avait probablement lu le comte) : « A plusieurs reprises [Darlan] me dit : ″Je vous en prie, dites à votre Président que s'il voit en moi une entrave plus qu'une aide, c'est bien volontiers que je me retirerai.″ Il offrit même de nous remettre une lettre de démission non datée, utilisable à notre convenance. » (p. 142 – cité par Ordioni, Le secret de Darlan, p. 263) Quoi qu’il en soit, demander la démission de l’amiral pourrait avoir été ce que celui qu’il pourrait convenir, en l’occurrence, de nommer le super boss avait prévu d’effectuer – au bénéfice de Giraud – avant d’être pris de court et d’être d’autant plus navré par l’assassinat : hypothèse que peut étayer la confidence – nonobstant qu’elle semble relever d’un jugement personnel et qu’elle récapitule un temps beaucoup plus long que l’automne-hiver 1942, puisque englobant la victoire finale des Alliés – que fit l’adjoint d’Eisenhower, le général Clark, après la guerre : « [L’amiral] avait rempli sa tâche, et nous n’avions plus à lui demander ce que nous devrions faire de lui à l’avenir. [Il] fut un investissement politique imposé à nous par les circonstances. Mais nous fîmes, grâce à lui, une sensationnelle économie de temps et de vies humaines », allusion étant ainsi faite notamment au cessez-le-feu que Darlan parvint à imposer à ses troupes, face au débarquement des Alliés. En écrivant ces lignes, Clark se souvient peut-être de ce que lui écrivait l’amiral, le 23 novembre 1942 : « Mon cher Général, des informations venant de divers côtés tendent à donner crédit à l’opinion selon laquelle je ne suis qu’un citron que les Américains jetteront après en avoir exprimé le jus… » En définitive, peut-être l’une des meilleures justifications du propos de Franco se trouve-t-elle dans une remarque faite par Pierre Péan. Décrivant la perspective d’une paix conclue principalement entre Américains et Allemands, en association avec des Français giraudistes ou pétainistes, parmi lesquels le très actif alsacien Paul Dungler, qui coopère avec l’OSS et avec Pétain (qui a un préjugé très favorable pour les Américains, depuis leur aide de 1917), l’auteur écrit : « ses adjoints [à Dungler] lui demandent de choisir entre l’Alsace et les Anglais d’un côté, les Américains et les Allemands de l’autre. » (Le mystérieux Docteur Martin, p. 384) (Au contraire des Anglais, les Américains souhaitaient accueillir les Allemands, dans le but de les utiliser et de les protéger, et avec eux le reste de l’Occident, contre les Soviétiques, dont le régime totalitaire et sa profondeur stratégique – territoire et ressources, avantages dont avaient été privés les nazis – les inquiétaient. Churchill regrettera de n’avoir pas suivi cette voie, qui devait beaucoup aux assurances données par le chef de l’Abwehr, Canaris, et d’y avoir mis son veto au sein de l’Alliance ; cependant que, de son côté, Roosevelt, pris par son engagement à soutenir l’effort de Staline sur le front est, avait finalement lui-même manqué de donner un assentiment complet à ce qui était, avant tout, un souhait du commandement militaire engagé sur le terrain.) Peut aussi assurément justifier le propos de Franco, cette remarque de Pierre Boutang, faite en 1980 : « Auprès de Rigault, j’ai vu des dossiers. Je sais que Darlan a fait, en particulier sur la question monétaire, de la collaboration avec l’Amérique qui allait très loin dans l’aliénation de notre souveraineté. Considérant qu’il fallait d’abord sauver la flotte, du moment qu’elle était sauvée, tout était possible pour lui pendant très longtemps [sous-entendu, vraisemblablement, jusqu’au sabordage de Toulon]. Il était donc à la botte des Américains. D’ailleurs eux-mêmes étaient ravis d’avoir quelqu’un qui n’était pas du côté anglais. » (Royaliste, n° 310) Avis que prend à rebours celui de Robert Murphy, dans ses mémoires : « Ce qui me frappait particulièrement, c'est la manière habile avec laquelle Darlan défendait les intérêts de la France. Connaissant l'hostilité de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis à son égard, il savait son autorité précaire. Pourtant, aucun négociateur n'aurait pu obtenir des Alliés plus de concessions pour la France... » (p. 140) En outre, de même que nous avons émis une réserve sur la pertinence du prisme maçonnique pour juger de l’intégralité événementielle, nous pouvons en émettre une sur ce qu’aurait été la profondeur, pour ne pas dire la réalité, de l’américanophilie – ou, pour user d’un terme plus politique, quoiqu’anachronique, de l’atlantisme – de Darlan, lequel, comme nous avons pu nous en rendre compte, n’a certainement jamais été un inconditionnel des États-Unis, sachant même, à l’occasion, leur exprimer véhémentement son opposition ou son désaccord, allant même jusqu’à manifester de l’antiaméricanisme devant l’équipage du navire qu’il commande, lors d’une escale à San-Francisco, en 1928. Le jour de Noël de cette année, à l’occasion de ce qui aura été son unique voyage aux États-Unis, il écrit à l’amiral Docteur : « Il y a aux Etats-Unis un mouvement anti-européen très marqué. Le gouvernement actionne en sous-main des ligues comme la Goodwill Association, qui, sous couleur de propagande humanitaire, fait de l’internationalisme, de l’antimilitarisme et de l’antipatriotisme à usage des Européens. Son but, qui a été exposé devant moi par le recteur de l’Université de Californie du Sud, est de créer des Etats-Unis d’Europe sous la dépendance de ceux d’Amérique. La propagande par le film est intense. J’en ai vu un, l’Arche de Noé, où tous les peuples européens sont ridiculisés et bafoués. Notre gouvernement paraît ignorer cette propagande. » (p. 19) Selon Coutau-Bégarie et Huan, « Darlan a ramené de son voyage avec ″la Jeanne″ [en fait, l’Edgar-Quinet, qui venait d’en prendre la relève] en 1928 une piètre opinion des États-Unis. Il est convaincu qu’il n’y a rien à attendre [d'eux] en cas de conflit, au moins dans une première phase. » (p. 161) Toujours à l’occasion de l’escale à San-Francisco, il corrige une rédaction d’un officier-élève, en écrivant dans la marge : « L’Amérique est un conglomérat de races et de religions qui ne parviendra jamais à son unité et ne fera jamais rien de grand. » (Raïssac, p. 94)
Le 12 décembre, le chef d’état-major personnel de Roosevelt, l’amiral Leahy, déclarait au chef d’état-major impérial britannique, le général Brooke : « Nous sommes liés à Darlan pour une longue période », déclaration qui pourrait n’avoir été motivée que par le souci de faire temporiser des Britanniques décidés à en finir, au plus vite, avec l’amiral, et par le souci d’empêcher, au besoin par l’emploi de chars, un changement de gouvernement au profit de monarchistes, comme Eisenhower en reçoit l’ordre du Président, aux alentours du 20 décembre. Le 15 novembre, Churchill avait écrit à Roosevelt : « (…) nous n’avons pas d’autre choix que d’approuver les arrangements du général Eisenhower [à savoir la reconnaissance et le soutien à Darlan] pour maintenir un équilibre local et provisoire (…) [Mais] nous ne pouvons pas dire que nos doutes et nos craintes sont levés par ce qui est proposé, ni que cette solution sera permanente et saine. » (cité par Coutau-Bégarie, ibid., p. 664) (position qui sera maintenue, lors du discours secret aux Communes, le 10 décembre, avec encore moins de réserve exprimée) ; déclaration de son homologue qui avait décidé Roosevelt à avoir, lui aussi, recours au procédé de la temporisation : le 17 novembre, il présente publiquement l’accord avec l’amiral comme « un expédient provisoire », ce qui, au passage, lui permet aussi de calmer les vives critiques de la presse et de l’opinion dominantes étasuniennes. Dans la même veine, et le même jour, il déclare à Eisenhower : « Nous n’avons pas confiance en Darlan (…) un collaborateur de Hitler, un homme que nous croyons fasciste. Il faut surveiller avec soin ses allées et venues et avoir l’œil sur ses relations » (ibid., et G. d’Astier, ibid., p. 83), déclaration qui n’est pas sans faire écho à celle contemporaine de lord Halifax, ambassadeur aux États-Unis, plaidant auprès de Leahy pour que « le régime fasciste de Darlan soit éliminé », et dont on peut surtout convenir qu’elle visait à aiguillonner la surveillance du haut-commissaire, au cas où ; et, par ailleurs, et surtout, à faire diffuser le message, dans les milieux militaires et du renseignement, qu’il n’y avait et qu’il n’y allait avoir aucune complaisance ou accommodement de son auteur envers le régime hitlérien. Selon Coutau-Bégarie et Huan, « [dans les services secrets américains], tout le monde n’acceptait pas le nouveau cours imposé à la politique américaine par les événements et avalisé par Roosevelt. Les services de guerre psychologique étaient désorientés par ce pacte avec l’allié du diable [i.e. avec Darlan], et leur antenne d’Alger menait une furieuse campagne contre Darlan » (ibid., p. 712).
D’un autre côté, la remarque de Roosevelt pourra être rapprochée de l’échange qui eut lieu, en avril 1941, entre le ministre du Canada à Vichy, Pierre Dupuy, et Pétain, le premier servant ordinairement d’intermédiaire entre Churchill et le second : « Vous savez que nous n’avons pas confiance en l’amiral Darlan. » À quoi Pétain répondit : « Moi non plus ! Et il en va de même du peuple français. Mais je peux vous dire que je le tiens : j’ai des écrits. » On pourra cependant s’interroger sur la portée de ce propos du maréchal, au demeurant sibyllin, à la lumière de ce qu’écrivent les biographes Coutau-Bégarie et Huan : « L’amiral Darlan écrivait beaucoup – on peut même dire qu’il passait son temps à écrire (…) Tous les documents doivent être passés au crible de la critique, surtout pour la période de Vichy : face aux multiples ″fuites″ dont bénéficiaient les Allemands, Darlan a érigé en système le ″non-écrit″ et même parfois le ″faux-écrit″. Son ministre des Finances Yves Bouthillier, qui fut l’un de ses collaborateurs les plus proches, l’a affirmé avec force : ″J’ai lu pendant la guerre et depuis la guerre bien des textes de l’Amiral de la flotte. Je nie que ses notes et ses schémas reflètent exactement le fond de sa pensée et qu’elles aient toujours préfiguré ses attitudes et ses actions.″ » (ibid., p. 16 et 21) Il reste que la méfiance du maréchal à l’égard de l’amiral, déclarée en aparté, peut paraître corroborée par le témoignage de l’amiral Leahy, alors ambassadeur à Vichy, qui remarque qu’en l’absence de Darlan, Pétain était « détendu, amical et franc » (cf. Boncompain, ibid., p. 508, et Michel, François Darlan, p. 136). Remarquons, cependant, d’une part, que, pouvant se savoir sous-informé par ses ministres, le maréchal pouvait craindre de prendre la parole d’une manière qui aurait pu laisser perplexe, si ce n’est amusé, son vice-président, et ce, donc, devant un ambassadeur, auquel, qui plus est, pouvait être laissé l’initiative des sujets à aborder, et, d’autre part, qu’il pouvait ne s’agir que d’un effet de la timidité commune aux deux Français, qui les aurait empêchés de paraître bien communiquer entre eux. Selon le capitaine de vaisseau Henri Ballande, l’un des principaux proches collaborateurs de l’amiral, ce dernier « écoutait beaucoup, mais parlait peu, n’aimant pas livrer sans nécessité, même à son entourage, le résultat de ses réflexions », qui étaient celles d’un homme « raisonnant longuement dans le silence de son bureau comme un joueur d’échecs ». Témoignage que corrobore celui de Berthelot : « Dans son métier [aussi bien de militaire que de politique], il ne laissait rien au hasard. Il était extraordinairement précis. Peu éloquent, il n’aimait pas les bavards. Il se méfiait des improvisations. Quand un grave sujet l’occupait, il s’isolait pour méditer ; et, dans le silence du Cabinet, il écrivait des feuillets bleus de sa ferme écriture. Si sa parole hésitait, sa plume était infaillible. » (Sur les rails du pouvoir, ch. XI) Il est donc facile de considérer que l’amiral a pu offrir à l’interprétation du maréchal de nombreux silences, qui ont pu aller jusqu’à lui paraître suspects, notamment dans le contexte d’alors à Vichy, où, après 1941, comme nous venons de l’évoquer, la rétention d’informations n’a pas été épargnée au maréchal par ses ministres, le plus souvent (celle de Laval ayant été certainement dissimulatrice de ses tractations avec les Allemands) par déférence envers le vieillard dont il leur paraissait convenir de ménager les forces. Ces silences suspects pourraient avoir été malencontreusement palliés par des écrits auxquels ne pouvait être accordé une valeur déclarative. René Gillouin témoignera, au procès du Chef de l’Etat : « On lui cachait la vérité sous prétexte de le ménager, ou bien on le trompait effrontément, ou bien on le lanternait indéfiniment (…) J’étais le seul à lui dire toute la vérité. Lorsque je n’ai plus été là, chassé par Laval en mai 1942, il a été sans défense contre la puissance du mensonge. » (cité par Boncompain, p. 522) Lors du conseil des ministres du 13 décembre 1940, le renvoi de Laval donne lieu à une explication très tendue entre le président et son vice-président, notamment sur leur façon d’échanger, comme le rapporte du Moulin de Labarthète : « – Vous ne me tenez plus au courant de rien. – Mais, Monsieur le Maréchal, je vous dis tout. – Tout ce qui vous paraît superflu. Des miettes ! D’ailleurs nous n’avons jamais été d’accord sur rien. » ; de même que le ministre de l’Intérieur Peyrouton : « – Que me reprochez-vous, monsieur le maréchal ? – De ne jamais me tenir au courant et de ne jamais me remettre de notes écrites… – J’ai mes méthodes de travail ; les résultats seuls comptent. Je ne vous ai jamais refusé une explication, à vous. Mais je me méfie de certains de vos ministres. » (Du service public à la prison commune, p. 182) Le 18 janvier, à La Ferté-Hauterive, à la faveur d’une rencontre d’apaisement organisée par Benoist-Méchin, où chacun des deux adversaires est invité à se montrer conciliant, le Maréchal précise, de nouveau, qu’il souhaitait des relations écrites : « Je suis un militaire. C’est ma méthode et vous n’avez jamais voulu me remettre de rapports écrits », et Laval de répondre que, s’il lui en avait remis, « le lendemain, ils auraient été à Londres. » (cité par Kupferman, p. 276 et 291, et Boncompain, p. 502 et 504 – cf. De la défaite au désastre, I, part. I, ch. 3, Berthelot, part. II, ch. 5) Selon Peyrouton, « le maréchal et l’amiral, soldats tous les deux, parlaient le même langage. Le maréchal se méfiait de Laval ; il avait confiance en Darlan » (ibid., p. 143) Observation similaire chez Louis-Dominique Girard, qui fut membre de leurs cabinets respectifs : « [Darlan] est d’abord un soldat. Ce dernier aspect de son personnage est à l’origine de son intimité avec le Maréchal. Ces deux chefs parlent le même langage. » (Montoire, Verdun diplomatique, p. 328)
Selon Franco, la décision d’éliminer l’amiral Darlan aurait donc été prise par des individus membres ou proches de la franc-maçonnerie britannique (et, ajoutons, bien que ce soit sans doute sous-entendu par le général, éventuellement membres de l’Intelligence Service et du SOE, organisations qui, d’ailleurs, n’ont pu qu’être les exécutants de la décision, quitte à avoir fait intervenir, en bout de chaîne, des mains françaises, telles celles du « French commando » autrement appelé « Special detachment » puis « Corps franc d’Afrique », créé et animé par Henri d’Astier de la Vigerie et fourni en armes par le SOE, organisation présente sur le territoire algérien et à laquelle appartenait ou dont dépendait étroitement Fernand Bonnier de La Chapelle…) Remarquons que De Gaulle lui-même pourrait avoir été incité ou encouragé par ces mêmes Britanniques à prendre, de son côté, la même décision – qu’elle eût dû se substituer à la leur ou qu’elle eût dû simplement en être partie prenante – et à user du canal de monarchistes pour la mettre à exécution. Ainsi, la franc-maçonnerie britannique aurait rendu un service à De Gaulle, en lui préparant la place, à Alger, place qu’il ne tardera pas à venir occuper, en instituant, d’abord aux côtés du général Giraud (dont la présence pouvait néanmoins signifier que la place n’était pas aussi prête que prévu, occupée par un homme que les Anglais avaient continué de ménager pour ne pas déplaire à leur allié étasunien et à l’opinion française dominante, notamment dans l’armée, et sans doute aussi pour en faire un moyen de pression sur De Gaulle), le Comité français de libération nationale, début juin, quelques mois avant d’y signer, en décembre 1943… une ordonnance abrogeant l’interdiction de la franc-maçonnerie, désormais officiellement désignée comme « association dite secrète » et non plus « société secrète » : services réciproques probables, en tout cas possibles, que Franco ne relève pas, sans doute appliqué à ménager De Gaulle et à faire valoir implicitement qu’il était étranger à la franc-maçonnerie, au point d’omettre de préciser qu’il pouvait aussi craindre qu’elle n’entrave son accession et son action au pouvoir, s’il ne la contentait pas, au minimum… d’autant plus que les rangs de la France combattante s’étaient garnis de francs-maçons – parmi les plus connus et les mieux identifiés : Jean Moulin, René Cassin, Pierre Brossolette, Pierre Cot, Félix Gouin, Georges Boris, l’amiral Muselier (mis à la retraite d’office par Darlan, en 1939, par mesure disciplinaire) et le général Catroux. Ce dernier disposait d’un émissaire commun avec le gouvernement anglais, un pilote de la Compagnie du canal de Suez, un nommé Mittelmann, qu’il avait dépêché auprès de Weygand pour tenter de le rallier à De Gaulle, quand Churchill et Cadogan le dépêchaient auprès du comte de Paris pour tenter de lui faire jouer un rôle de premier plan en Afrique du Nord. Après avoir, en tant que commandant en chef et délégué de la France libre au Moyen-Orient, proclamé, au nom de De Gaulle, l’indépendance du Liban et de la Syrie, le 8 juin 1941, soit le lendemain de l’entrée des troupes franco-britanniques, Catroux s’avéra un agent de subversion au service de l’empire britannique, dans ces mêmes territoires français, sous couvert de démocratisation (ce qui, notons-le, au passage, s’accorde avec les origines anglaises et antifrançaises de la franc-maçonnerie, que ne dément pas De Gaulle, lorsque, dans les années 1960, il déclare à Alain Peyrefitte, à propos des francs-maçons français : « Ces gens-là n’aiment pas la France, ils préfèrent les Anglo-saxons » – C’était de Gaulle, II, p. 111 – De Gaulle qui, au demeurant, avait montré être parfaitement conscient de la tentative britannique d’évincer la France du Proche-Orient, comme en a été témoin Frenay – cf. La nuit finira, p. 232 – cf. Chamine, La querelle des généraux, p. 417-418, Ordioni, Le secret de Darlan, p. 106, Tout commence à Alger, p. 207, Boncompain, p. 179 et 183-184). Beaucoup des francs-maçons de l’entourage de De Gaulle avaient rejoint Londres pour fuir leur condamnation par le gouvernement du maréchal, quand d’autres francs-maçons, qui allaient aussi pouvoir le rejoindre, d’une autre façon, comme nous le verrons, « avaient cherché un refuge au Maghreb », selon l’observation de Dupin de Saint Cyr (p. 185 – confirmée par Martin du Gard, p. 226). La plupart des premiers étaient sans doute visés par ce jugement de Charles Vallin, qui, ayant rallié Londres en septembre 1942, avait eu le temps d’en dresser un état des lieux, avant de fuir à Alger, où il s’adresse ainsi à Pierre Ordioni : « Son entourage [à De Gaulle] est composé de gens que Vichy a brimés ou qui n'attendent là que de prendre ou de reprendre les places. Ils ne se sont, en général, pas battus en 1940 et se foutent totalement de la guerre. Il ne faut surtout pas entrer en pourparlers avec eux, mais attendre que les meilleurs se rallient à Alger. » (Tout commence à Alger, p. 566)… conseil qu’aurait pu suivre Giraud, qui écoutera les sirènes, outre de Jean Monnet, de l’émissaire passé de la Manche à la Méditerranée, d’abord à Anfa puis à Alger. Catroux, dont, néanmoins, on ne sait si, dans l’esprit de Vallin, ancien de l’Action française puis du Parti social français, il pouvait figurer parmi « les meilleurs », ni s’il se foutait de la guerre : après avoir permis l’installation en Indochine française, le long de la frontière avec la Chine, des Japonais – membres de l’Axe – sur le conseil des Etats-Unis et du Royaume Uni, mais sans l’autorisation de Pétain, qui, de ce fait, doit le remplacer au poste de gouverneur et s’arranger de la nouvelle situation, il était passé directement de l’Indochine à Londres, via la colonie britannique de Singapour et le protectorat britannique du Caire, Londres où, alors que De Gaulle en est absent pour un voyage en Afrique, il arrive, à la mi-septembre 1940, et d’où il repart, à la demande de Churchill, pour Le Caire (Fin août, De Gaulle s’est absenté de Londres, dans le but d’oublier et de faire oublier l’échec de son appel du 18 juin… cependant que son voyage commence par l’échec de la prise de Dakar… échec qui le pousse à prolonger dans le reste des colonies de l’Afrique noire, en une sorte de quête éperdue d’oubli et de revanche – pour ne pas dire de fuite en avant – qui aura finalement duré deux mois et demi). Le 18 octobre, Catroux va au-devant de De Gaulle en visite à Fort-Lamy, afin de lui faire allégeance, un mois avant d’être nommé par lui – alors en train de terminer son périple africain – délégué général de la France libre au Moyen-Orient, poste qu’il occupe jusqu’en juillet 1941, en étant installé au Caire… Catroux dont on est sûr qu’il déploya une grande habileté, d’abord, à s’introduire dans le proche entourage de De Gaulle, lors de leur rencontre au Tchad, provoquant ainsi le commentaire avisé de Paillat : « N'ayant guère de recrues de marque et de grande audience, de Gaulle, pour son ″ancien″, se fait tout sucre et tout miel et lui porte un toast. Le ralliement de Catroux est, dans ce sens, un événement considérable. De Gaulle voit ainsi un officier d'un rang beaucoup plus élevé que le sien accepter de lui obéir » (t. I, p. 174), et de citer De Gaulle lui-même, dans ses Mémoires de Guerre, pour encore plus de clarté : « Il (Catroux) répondit d'une façon très noble et très simple qu'il se plaçait sous ma direction. Eboué (gouverneur noir du Tchad rallié à la France Libre) et tous les assistants connurent, non sans émotion, que, pour Catroux, de Gaulle était, désormais, sorti de l'échelle des grades et investi d'un devoir qui ne se hiérarchisait pas. Nul ne se méprit sur le poids de l'exemple ainsi donné… » (L’appel, p. 114)… enfin, Catroux, dont on est sûr qu’il montra ensuite une grande habileté à servir le changement de régime à Alger, en persuadant aussi bien De Gaulle que Giraud qu’il le faisait dans leurs intérêts respectifs et leur intérêt commun… et qui, du reste, ne fut jamais un rallié au gouvernement d’Alger, mais bien un agent gaulliste, trouvant sur son chemin les ralliés. Nommé gouverneur général de l’Algérie par De Gaulle, de juin 1943 à septembre 1944, surnommé, plus tard, en 1956, « le bradeur » par la population d’origine européenne, il échouera, à cette date, à y prendre ses fonctions de ministre résident, en devant céder la place à Robert Lacoste (cf. Giraud, De Gaulle et les communistes, ch. 13)…
Ajoutons que d’autres, pouvant être jugés de la mouvance de Catroux, mais retenus en Afrique, tels le colonel de gendarmerie Tubert, mis à la retraite pour appartenance à la franc-maçonnerie et devenu le bras armé de Capitant, ou encore le commandant Paul Grossin, radié de l’armée pour la même raison et devenu membre du groupe de Capitant, avaient rejoint l’exilé de Londres, sans faire le voyage. Du reste, il convient de préciser que, avant de connaître ces ralliements de francs-maçons, De Gaulle avait eu sa carrière et son élévation dans la hiérarchie militaire grandement favorisées par deux généraux francs-maçons, Matter et Bourret… dont il fera du premier le président de la Commission d’épuration et de réintégration des personnels militaires… quand il fera – quasiment, puisqu’en le confirmant à son poste, qu’il occupait depuis peu – du franc-maçon Paul Grossin, que le second avait placé, avec lui De Gaulle, à l’état-major de la Vème armée (où De Gaulle prendra le commandement de la 4ème Division de cuirassés), le directeur du SDECE, après l’avoir nommé, en juin 1944, chef de son cabinet militaire de Président du Gouvernement provisoire… (cf. Boncompain, ibid., p. 231-233) Il est vrai que Darlan avait eu, lui aussi, son ascension dans la hiérarchie militaire grandement favorisée par deux francs-maçons, les amiraux Tavera et Violette, le premier lui ayant permis de devenir le chef d’état-major général de la marine, en 1937, après avoir favorisé sa rencontre et sa collaboration avec Blum (notamment dans le cadre du soutien aux républicains espagnols, qui ne fut néanmoins pas tant, chez Darlan, une sorte de passage obligé, en contrepartie de sa nomination future, que le résultat de sa prise de conscience du risque que ferait courir à la France une Espagne passée à la solde de l’Allemagne nationale-socialiste et de l’Italie fasciste, auxquelles elle serait redevable d’une victoire acquise grâce à leur aide militaire, en conséquence de quoi la France aurait à combattre sur trois fronts. Analyse qu’il partageait avec le général Noguès, mais qu’il ne tarda pas à réviser, après s’être rendu compte que la maîtrise de la mer par les nationalistes les menait à la victoire et qu’il convenait donc d’en prendre acte, et qui, par ailleurs, était sans prendre en compte certains facteurs, pour la plupart à venir : d’une part, l’habileté de Franco et son attention portée à l’état de délabrement de son pays, résultat de la guerre civile, qui le conduit à s’accorder avec le message que lui adresse Roosevelt, en juin 1940 : « L’entrée de l’Espagne dans la guerre aux côtés de l’Allemagne serait un suicide. L’économie espagnole ne peut se passer des fournitures américaines. Or la neutralité absolue de l’Espagne est et restera la condition du concours des Etats-Unis », et, d’autre part, l’appui déterminant que lui fournissent l’amiral Canaris et ses services de l’Abwehr pour parer aux exigences outrancières d’Hitler, dont la satisfaction entraînerait une réaction militaire de l’Angleterre sur le territoire même de l’Espagne, notamment dans ses ports et ses îles de l’Atlantique, appui de Canaris pour lequel ses deux dernières rencontres avec le Caudillo d’août 1940 et juillet 1942 semblent avoir été décisives. L’Espagne bénéficiait de la neutralité officielle de la France, neutralité à laquelle Blum s’était décidé, sous la pression diplomatique de l’Angleterre et par crainte que le conflit ne s’envenime, du fait du soutien soviétique, d’un côté, et de l’autre, italo-germanique, neutralité que, du côté espagnol, il ne pouvait être question de perdre. – cf. Ordioni, Le pouvoir militaire en France, II, p. 472, Gaël Pilorget, Canaris : « Maître-espion » du Reich, d’un bout à l’autre de l’hispanité, Maurice Schumann, Un certain 18 juin, p. 215, Docteur, p. 111-113, Coutau-Bégarie et Huan, p. 116 et 151-152, Melton, p. 49-52, Alain Decaux, Le mystère Canaris). Pour en revenir précisément aux parcours respectifs de De Gaulle et de Darlan, il semble, pourtant, y avoir une différence de taille entre les deux : ce dernier peut être estimé n’avoir pas été manœuvré par Tavera, mais, au contraire, l’avoir manœuvré : conscient de son influence considérable chez les radicaux-socialistes, les francs-maçons et les membres du Front populaire, il le nomme chef de son cabinet, lui permettant ainsi de commencer son travail d’influence en sa faveur, avec sans doute pour effet ce qu’a rapporté André Blumel, ancien directeur de cabinet de Blum, dans une lettre d’après-guerre à Jean-Raymond Tournoux : « [Darlan] était très vigoureusement soutenu par Goude (…) Je me suis toujours demandé si les liens qui existaient entre eux deux n’étaient pas dus à la Franc-Maçonnerie. » Emile Goude, franc-maçon au Grand orient, fut député socialiste de 1910 à 1936, période pendant laquelle il devint vice-président de la Commission de la Marine militaire (cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 114-120, et Péan, p. 140-141, Pétain et de Gaulle, p. 445). Par ce travail d’influence dans les ministères et officines de la IIIème république, Darlan cherchait et réussit à obtenir des crédits pour son grand projet de modernisation et d’augmentation du tonnage de la Marine. À l’inverse de l’initiative prise par Darlan, De Gaulle fut repéré et flatté par Matter, en une sorte de préfiguration de ce que fera Catroux. Son attention portée à l’armée de terre ne dépassa pas le stade de la diffusion d’une théorie sommaire sur la guerre de mouvement, au moyen des chars, et l’utilisation de l’aviation comme moyen de reconnaissance. Pour finir, on s’amusera à relever la connivence entre le président du CFLN, décidant la nouvelle appellation officielle « association dite secrète », et Laval (cf. supra), probablement franc-maçon (du moins, peut-être), mais contestant avoir jamais appartenu à une « société secrète »…
Un passage de l’article de Franco doit être cité intégralement : « Ne convenait pas aux intérêts maçonniques européens contrôlés par l’Angleterre la prépondérance de Darlan que parrainaient Roosevelt et la Maçonnerie américaine, et ne manqua pas la main d’un fanatique qui s’y prêterait facilement. Faire silence sur la mort correspondra à l’action maçonnique. C’est ce qui s’est produit. » Le fanatique ne devait pas être issu des rangs de la franc-maçonnerie. À quoi l’on pourra objecter que, ses oncle et tante, Fernand et Catherine époux Bonnier de la Chapelle, auxquels son père, divorcé, l’avait confié, pour son éducation, étant l’un « franc-maçon notoire », l’autre « petite-fille du très quarante-huitard Jules Hetzel », comme les présente la mère de Xavier Walter, Odile Walter, dont la famille maternelle était intime avec les Hetzel, et elle-même ainsi que ses parents intimes avec l’oncle et la tante du jeune Fernand (cf. Un roi pour la France, p. 471 et 973-976), il n’avait donc pas vraiment plus de chance, a priori, de paraître issu des rangs du royalisme, d’autant plus qu’il devint – si l’on peut dire – royaliste ou prétendument tel, en un mois, sous le coup d’une possible manipulation psychologique ou mentale pouvant trahir une opération de services secrets et qui aurait été prodiguée par Henri d’Astier et peut-être l’abbé Cordier (rôle de d’Astier dont demeurèrent absolument convaincus ses oncle et tante tuteurs), comme en témoigne, le soir même de son arrestation, Fernand lui-même, devant les commissaires Esquerré et Garidacci : « Je n’étais pas du tout monarchiste, je n’y pensais même pas (…) Au cours de nos conversations, M. d’Astier me montrait que la seule solution pour que la France voie s’ouvrir devant elle un avenir brillant était un retour à la monarchie, régime dont il me faisait l’éloge. Ces conversations ont duré environ un mois. M. d’Astier me laissait entendre qu’avec le nom que je portais, sous un tel régime politique, j’aurais pu devenir un jour ambassadeur (…) Vers le 20 décembre, tant M. d’Astier que l’abbé Cordier qui habitait chez lui me firent comprendre que le seul obstacle à l’arrivée en France de cet avenir si favorable était la présence de l’amiral Darlan à la tête du gouvernement (…) Progressivement, j’ai compris que ces messieurs recherchaient un jeune homme courageux, convaincu de la grandeur de sa mission, qui accepterait d’accomplir une action historique : faire disparaître l’amiral. » Remarquons que, en affirmant avoir subi un conditionnement monarchiste depuis le 20 novembre, Bonnier n’en fait pas, à proprement parler, une manipulation préparant à un acte criminel – même si celui qui a rédigé le procès-verbal a sans doute cherché à le laisser croire, en montant en épingle des discussions dithyrambiques et flatteuses autour de la monarchie, juste avant de mentionner que, à dix jours de la fin décembre, pensant soudain avoir recours à l’élimination physique du haut-commissaire, d’Astier et Cordier ont cherché un exécutant et l’ont trouvé fin prêt en la personne avec laquelle ils discutaient jusque-là. La précision est importante, car elle rend possible que les deux associés de la rue La Fayette aient eu recours à cette solution, à l’instigation du frère du premier, alors en visite à Alger, et qu’ils n’ont jamais programmé Bonnier à être tueur. Du reste, à défaut de preuve d’une manipulation de services secrets sur la personne de Bonnier – et nonobstant que ce défaut peut précisément être l’indice d’une telle manipulation – on pourra se contenter de ce que dit de Monsieur d’Astier, Pierre Boutang : « Il avait tout du Condottiere, chef de bande, d’ailleurs follement aimé des jeunes gens qui le suivaient » (Royaliste, n° 310), ou encore Chamine : « Admirable meneur d’hommes, d’Astier les qualifie en même temps qu’il les choisit (…) en cherchant [en eux] la part impérissable, il oblige ceux qu’il appelle à ressembler à l’image favorable qu’il a d’eux. Et ses disciples lui sont reconnaissants des qualités qu’ils se découvrent. » (La conjuration d’Alger, cité par J.-B. d’Astier, dans son ouvrage) (Rappelons, quand même, que les d’Astier de la Vigerie et les Bonnier de la Chapelle n’étaient pas sans se connaître, de longue date : en région parisienne, la demeure d’un autre oncle de Fernand, Gaston, était voisine de celle d’Henri d’Astier, et un appartement appartenant à une autre de ses tantes avait été loué par le même d’Astier – cf. Vergez-Chaignon, p. 127 – en outre, se défiant de son frère, qui ne s’était jamais vraiment occupé de son fils, l’oncle Fernand avait confié, à son tour, le jeune Bonnier à un ami, président du cercle aérien d’Alger, Paul Homo, au moment où le premier quittait Paris pour Alger, fin décembre 1940, ami qui, à Alger, allait, vingt-deux mois et demi plus tard, le faire entrer en contact avec Henri d’Astier, deux semaines avant que, comme nous l’avons vu, Van Hecke ne le désigne pour assurer le lien entre le domicile de ce dernier et le Corps franc ; cette version, qui est celle de Vergez-Chaignon complétée des témoignages de Bonnier et de Van Hecke, diverge de celle d’Odile Walter, selon laquelle Fernand fut confié directement, depuis la métropole, dès avant son départ, à Henri, lui-même sur le point de réaliser son propre projet de gagner l’Algérie, depuis la zone libre, ce qu’il fera, en passant plusieurs semaines à Alger, de la fin janvier à la fin février 1941, avant de gagner Oran ; départ de Bonnier qui – tous étant d’accord sur ce point – avait visé à délivrer l’oncle tuteur, aux activités secrètes de résistant, de l’ostensible et fougueuse hostilité à l’occupant de son neveu – ce qui, entre autres arguments, fait dire à Odile Walter : « Il est évident que Fernand [le neveu] fut ″du clan d’Henri d’Astier de la Vigerie″ qui, lui, était royaliste, et gaulliste aussi »… dernière qualité que n’est pas sans corroborer, indirectement, un autre témoin de l’époque, Françoise Attinger, dont, en région parisienne, la demeure familiale était voisine de celle de Gaston Bonnier et dont la sœur avait pour marraine la petite amie du jeune Fernand : selon Attinger, qui s’est confiée à Douglas W. Alden, qui la cite dans sa postface de l’édition anglaise de l’ouvrage de Mario Faivre, dès cette époque « Fernand était un fervent gaulliste » – p. 181. Malgré son royalisme prétendu et sa fréquentation de la demeure algéroise de d’Astier, Fernand, si l’on en croit Geoffroy d’Astier, n’aura finalement jamais rencontré, ni même aperçu, le comte… ce que paraît pourtant contredire le témoignage du capitaine Gaulard, qui rapporte les mots suivants du jeune Fernand : « le comte de Paris, que je connais », mots que, dans son interview de 1972, l’abbé Cordier se permet de rendre par : « J’ai vu le comte de Paris », mais dont le lieutenant Schilling, qui assista, par intermittence, aux confidences du condamné, aux côtés du capitaine, omet, dans son propre rapport, le final « que je connais »).
Qu’il eût été ou non à finalité meurtrière, et qu’il eût été ou non le fait de services secrets, le conditionnement de Bonnier aurait fini par lui faire déclarer, lui qui, au second semestre 1941, dans le cadre des Chantiers de la jeunesse, prononçait des allocutions déférentes à l’égard du Maréchal (cf. Vergez-Chaignon, p. 75 – peut-être un exercice imposé, qui, en tout cas, serait à distinguer des odes qu’il écrivit en l’honneur du Maréchal Pétain, que Van Hecke déclare au juge avoir retrouvées dans ses affaires, et que Raynaud tenaient pour des poèmes « très anciens, datés probablement de l’été 1940 » – cf. Voituriez, p. 163, Decaux, p. 96) : « J’ai tué l’amiral Darlan qui a fait plus de mal à son pays qu’Hitler lui-même. Hitler, lui, travaillait pour le peuple allemand, tandis que l’Amiral travaillait pour lui-même » (déclaration faite à Esquerré, en présence du directeur de la sûreté générale, Léon Muscatelli, et rapportée par ce dernier à Voituriez, le 10 janvier) ; selon l’amiral Moreau, « il paraît qu’il a dit qu’il aurait tué aussi bien le Maréchal que Darlan si l’occasion s’en était présentée ; il estimait que l’un et l’autre avait fait plus de mal que Hitler… » (Les derniers jours de l’amiral Darlan, p. 278-279) – le genre de jugement de valeur qu’il n’était pas rare d’entendre de la bouche de gaullistes, jusque notamment sur les ondes de radio Brazzaville, destinée à la propagande dans l’Empire, et pourtant nullement sous censure allemande, tout comme l’hebdomadaire paraissant à Londres La Marseillaise, très pourvu en moyens financiers, qui, à l’automne et l’hiver 1942, produisit une série d’éditoriaux très offensants pour les Américains débarqués et pour les Français qui les avaient accueillis, l’un d’eux, paru le 27 novembre, affirmant que « l’occupation par nos amis Américains d’une terre qui nous a coûté tant de sang affecte plus gravement le pays que l’occupation par les Allemands de départements français, parce qu’elle l’atteint dans son honneur (…) Nous qui sommes de ces terres saignantes, nous déclarons que le nouvel esclavage devra être aboli et que les négriers si étoilés soient-ils, doivent passer à la chaise électrique. » (cité par Chamine, p. 399, Bret, p. 383-384, et Sérigny, Echos d’Alger, p. 228-229). Mais De Gaulle n’avait-il pas lui-même donné, assez sournoisement, la mesure, en écrivant à Churchill, à la mi-novembre 1942 : « L’avènement de Darlan en Afrique du Nord, avec le concours des Américains et ″au nom du maréchal″, constitue, à mon avis, un fait capital de cette guerre. Je crois qu’en ce qui concerne la Nation française, ce fait dépassera, par ses conséquences futures, la capitulation de Bordeaux » ? Parallèlement, Fernand Bonnier est souvent présenté comme exalté et impulsif, arrogant et entreprenant, description qui est pourtant à mettre en balance avec d’autres, comme celles faites par ses amis Faivre et Raynaud, que nous avons citées, au début de notre enquête, et que rejoint – à moins qu’elle ne s’en inspire – celle d’un autre de ses camarades, Philippe Ragueneau, qui, parti sur le front tunisien, était absent d’Alger depuis le 21 novembre 1942, et le restera jusqu’au mois de novembre de l’année suivante : « si discret, presque effacé, insoupçonnable au moment du passage à l’acte [contre l’amiral] » (cité par Walter, p. 466). En définitive, Walter semble résumer pertinemment le personnage du meurtrier, en le qualifiant de cyclothymique. Cordier déclara, un jour, à Mario Faivre et Roger Rosfelder, comme ce dernier l’a rapporté, en 1972 (dans un témoignage dont nous avons, néanmoins, vu qu’il pouvait être sujet à caution) : « J’ai le garçon qu’il nous faut. Un brave petit totalement dévoué » ; et, le 22 décembre, comme nous l’avons dit, il déclara au même Faivre, à Henri d’Astier et à Marc Jacquet : « Il faut faire en sorte que ne soit mis en cause ni la Résistance, ni de Gaulle, ni le comte de Paris. Ce doit être classé comme l’acte d’un isolé. » (cf. Chantérac, p. 220 et 222, et Faivre, III) ; un meurtre qui, dans l’hypothèse où les Britanniques en auraient été les seuls commanditaires ou les principaux commanditaires, aurait donc été commis, pour user d’une métaphore, triplement par la bande, si l’on tient Bonnier pour un individu séparé – gaullistes, royalistes, Bonnier – et, pourrait-on dire, au sens propre, par trois bandes – Britanniques, gaullistes, royalistes – et un individu en marge.
Ainsi, pour reprendre le fil de l’analyse de Franco, bien suppléée dans son rôle d’élimination, l’action maçonnique n’avait qu’à être cantonnée au rôle d’étouffement de l’affaire… action qui était d’autant plus justifiée qu’elle devait prévenir un conflit avec les loges étasuniennes… or, pour autant, continue Franco : « la franc-maçonnerie américaine l’a su et ne l’a pas pardonné. Un abîme s’est ensuite ouvert entre les deux Maçonneries (…) ». Pourrait avoir témoigné d’une fidélité aux uns et d’un ressentiment à l’égard des autres, la visite que fit, la veille de mourir, Roosevelt au fils de l’amiral, dont il avait aidé à l’installation aux Etats-Unis, en mai 1943 (peut-être le plan qu’il avait prévu pour son père, lequel, dans une lettre qu’il avait adressée au président, le 4 décembre, lui avait fait part de son intention « après la victoire acquise, de rentrer dans la vie privée »… ce qu’il avait déjà annoncé, dans une lettre au général Clark, dix jours auparavant, en exprimant « la ferme intention de rentrer dans la vie civile » – lettres citées par Soustelle, Envers et contre tout, II, p. 25, Soustelle qui interprète ces lettres comme une tentative d’amadouer les Étasuniens, après qu’ils l’eurent déclaré publiquement n’être qu’un recours temporaire). Hospitalisé à la clinique de Warm Springs, dans l’Etat de Géorgie, où le président étasunien avait l’habitude de se reposer et de se faire soigner, Alain Darlan était frappé de la même maladie que lui, la poliomyélite. Séjournant dans la clinique depuis une dizaine de jours, Roosevelt lui rendit visite, dans l’après-midi du 11 avril 1945, avant de décéder, dans l’après-midi du jour suivant. Après s’être remarié aux Etats-Unis, Alain Darlan finira par regagner la France. Comme nous l’avons vu, sa maladie était survenue brusquement, à la mi-octobre 1942, et son aggravation subite avait obligé son père à quitter d’urgence Vichy pour Alger, le 5 novembre… en le rendant présent pour le débarquement de l’armée étasunienne en Afrique du Nord, qui eut lieu trois jours plus tard, et, par la même occasion, en lui faisant prendre de court Giraud et le « groupe des Cinq » qui avait mis au point ce débarquement, en collaboration avec le consul des Etats-Unis et Eisenhower… un désaccord très important subsistant, néanmoins, entre les Cinq et les Étasuniens, les premiers, par-delà l’accommodement qu’ils avaient consenti en novembre, ne voulant finalement pas de Darlan à la tête des Armées, ni à aucun autre poste de gouvernement civil ou militaire, au contraire des seconds…