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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (XII)

Publié le 14 Septembre 2024, 15:34pm

 

12 - Dans les eaux de qui ?

 

Nous avons vu que l’un des motifs pour lesquels des royalistes auraient voulu écarter Darlan du pouvoir était son appartenance à la franc-maçonnerie, du moins son appartenance présumée. Or, une question subséquente est de savoir si, dans le cadre de l’assassinat qui allait avoir lieu, cette appartenance n’aurait pas été un facteur d’une plus grande ampleur que celui qui aurait pu concerner, au premier chef, voire exclusivement, des intérêts royalistes français. Mais, avant toutes choses, il convient de déterminer si des contemporains de l’amiral avaient ou auraient eu raison de le tenir pour franc-maçon. Selon les biographes de Darlan, Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan, « on a souvent dit qu’il était franc-maçon, mais la preuve n’a jamais pu en être apportée. Son fils a affirmé le contraire (…) » Les auteurs avancent ensuite une argumentation, dont, par certains côtés, il peut être difficile de se contenter : des listes officielles maçonniques attesteraient qu’il n’a jamais été membre de la Grande Loge Nationale ni du Grand Orient, si l’on en croit des courriers de ces loges datant de 1935, que publie Alain Darlan dans son ouvrage (les biographes parlent, sans doute par erreur, d’un courrier du Grand Orient datant de 1940). Ayant voulu obtenir lui-même une réponse, Guy Raïssac, ancien matelot sous le commandement de Darlan et ancien mobilisé à l’Amirauté dans les années 1930, déclare s’être adressé à un dignitaire de la franc-maçonnerie : « Mon interlocuteur dont la première réaction avait été négative me prévint, fort discrètement, quelques jours plus tard, que ″renseignement pris″, il était en mesure de me confirmer que l’amiral ne relevait pas d’une obédience maçonnique. » (De la Marine à la Justice, p. 89) Au moment de l’entrée des Allemands dans Paris, le 14 juin 1940, toutes les loges passent pour avoir détruit leurs listes, afin de les soustraire à l’occupant : le Grand Orient avait évacué, dès le début de l’année, ses fichiers – l’un civil, l’autre militaire – à Bordeaux, avant de les y incinérer, et la Grande Loge Nationale Indépendante (renommée, après la guerre, Grande Loge Nationale Française) avait fait pareillement à destination d’Orléans (ou Niort, selon les sources), fichiers qui ont pu être reconstitués partiellement par le Service des sociétés secrètes du gouvernement de Vichy, à partir des masses d’archives saisies. Les auteurs de Contribution à l’histoire des francs-maçons sous l’Occupation observent : « Mais il est possible que nombre de francs-maçons influents aient échappé à ces investigations. En tout cas, il est certain que les papiers importants de ces grandes obédiences avaient été enlevées du siège avant l’arrivée des Allemands. Ce qui explique que ceux-ci n’aient pratiquement rien trouvé dans les loges qui puisse intéresser les services politiques et diplomatiques du Reich. Dès lors, les occupants se bornèrent à surveiller les services français chargés de dépouiller les archives et ceux qui avaient pour mission d’empêcher la reconstitution des loges. » (p. 114) L’immeuble parisien du Grand Orient est placé sous scellés et sous surveillance, dès le premier jour de la présence allemande, empêchant ainsi la fuite des archives qui y étaient restées (parmi les plus anciennes, les plus récentes ayant pu être évacuées). Les Allemands investissent celui de la Grande Loge, où ils trouvent du « matériel maçonnique ». Le 1er juillet, Alfred Rosenberg, directeur de l’ERR (organisme chargé, dans les territoires occupés, d’effectuer les saisies dans les archives, les bibliothèques et les musées, et, accessoirement, dans les librairies et les bouquineries), informe Martin Bormann qu’il en a été trouvé abondamment aussi bien dans les locaux du Grand Orient que dans ceux de la Grande Loge. À cette époque, sans doute ce matériel a-t-il été trouvé par les services d’Abetz, qui, selon Barbara Lambauer, ont « mis la main sur un fichier rassemblant l’ensemble des loges françaises » ; services dont l’ERR prend le relais, à la fin de septembre (cf. p. 161 et 180). Il est à noter que, s’il a bien existé, ce fichier saisi aura ensuite été caché aux autorités françaises, puisque, de leur côté, elles durent reconstituer un fichier, qui atteindra 64 000 noms. Qu’elles aient été saisies par les Allemands, en zone occupée, ou par la police française, en zone non occupée, les archives maçonniques viennent alimenter, à partir du 27 août, l’office de centralisation et d’inventaire des archives maçonniques, dont la création et la direction ont été confiées par le ministre de l’Instruction publique à Bernard Faÿ, membre du Collège de France et, depuis le 11 août, administrateur général de la Bibliothèque nationale, où les archives avaient d’abord été déposées. Du même coup, elles alimentent un réseau de chercheurs et d’enquêteurs sur la franc-maçonnerie, né, pour une part, à l’initiative du gouvernement de Vichy et notamment du Maréchal et de son entourage proche (en zone occupée, pas moins de cinq services antimaçonniques distincts, quatre français et un allemand, sont en charge de la question) et dont les travaux seront publiés, à partir d’octobre 1941, notamment dans le mensuel Documents maçonniques, considéré comme le « véritable journal officiel de l’action antimaçonnique » (Quelques articles y sont empreints d’antisémitisme). À l’automne 1941, la recherche des sources n’est nullement considérée comme terminée, puisqu’un décret du 17 novembre donne à Faÿ « mission de rechercher, de réunir, de conserver et d’éditer tous les documents maçonniques en vue de l’application de la loi du 11 août 1941 » (loi dont nous reparlerons). Pour ce qui est des archives que les Allemands ont pu saisir, ils ont eux-mêmes procédé à leur tri (selon un quasi unique critère : trouver les pièces qui auraient trait à une action antihitlérienne des loges), avant d’en diffuser le contenu aux Français, qui durent ensuite travailler sous la surveillance et parfois sous les ordres des quelques adjoints allemands qui leur avaient été imposés.

Entré, avec les troupes allemandes, dans Paris, dès le 15 juin, jour où l’ambassade d’Allemagne rouvre, Otto Abetz est affecté à cette dernière, au début de juillet, avant d’en prendre la tête, au début du mois suivant, avec un statut très particulier : il a été nommé ambassadeur dans un pays vaincu (nomination qui, aux yeux du gouvernement de Vichy, trahit l’inquiétude des Allemands quant à la durée du conflit avec l’Angleterre, l’établissement d’une voie diplomatique avec la France étant devenu pour eux, dans ce cas, un atout ; dans la même veine s’inscrit sans doute l’ouverture, à Paris, d’une instance d’appel à la commission d’armistice de Wiesbaden, annoncée par Abetz dès son entrée en fonction – cf. Louis-Dominique Girard, Montoire, Verdun diplomatique, p. 140-141) ; il jouit de prérogatives très étendues, qui lui permettent de concurrencer, contrôler, soutenir ou s’opposer – en un mot, s’imposer – à tout autre organisme d’occupation, selon la ligne générale du régime nazi ; enfin, il n’a d’ordre à recevoir et de compte à rendre que directement à Hitler, en personne (cette ambivalence du statut étant bien dans la ligne de la mission que lui a confiée Hitler : semer la division et la confusion chez les Français, y compris chez les collaborateurs, afin qu’aucun ne puisse émerger, s’imposer et établir un régime fort pouvant concurrencer celui de Berlin, comme Darlan l’a lui-même relevé, dans une note de l’année 1942 : « [Hitler] fait mener par l’ambassade à Paris et les S.S. une politique de dissociation de l’unité française (MSR, RNP, PPF, autonomistes bretons, communistes même, au début) », politique qui s’exprimait jusque dans les rangs du haut commandement militaire allemand à Paris, dont une directive stipulait que « tout doit être entrepris du côté allemand pour favoriser la désunion intérieure et partant la faiblesse de la France » – cf. L’amiral Darlan parle, p. 302, et Boncompain, p. 473 – Notons que De Gaulle était sans doute au courant de ce procédé allemand et en bénéficiait sciemment : en omettant d’attaquer de front les nazis – aussi bien par le discours que par ses dix mille hommes armés – et en portant toutes ses attaques contre Vichy, il se protégeait et se préparait à être celui qui s’impose. Les Allemands n’ont jamais témoigné d’une détermination à l’éliminer physiquement.) Ardent partisan d’un rapprochement entre l’Allemagne et la France depuis 1930, tout en étant progressivement attiré par le socialisme national allemand, Abetz crée, en 1935, deux associations parallèles, l’une à Berlin, la Deutsch-französische Gesellschaft, l’autre à Paris, le Comité France-Allemagne, dont il délègue la fondation à des Français, parmi lesquels Jules Romains et Fernand de Brinon, le tout s’accompagnant de la création de périodiques, notamment les Cahiers franco-allemands, dans lesquels seront publiés un grand nombre d’intellectuels, d’artistes et de politiques français. Il adhère au NSDAP, en 1937, quelques mois avant d’adhérer à une loge maçonnique franco-allemande affiliée à la Grande Loge Nationale (adhésion dont ne fait aucune mention Lambauer), période pendant laquelle il devient attaché de l’émissaire allemand à Paris. Le Comité France-Allemagne a pour but d’attirer et d’influencer les milieux culturels et politiques français, afin de leur faire abandonner leur réticence ou leur hostilité au régime nazi : l’opération connaîtra un succès certain, l’absence d’opposition au projet de remilitarisation de la Rhénanie, que le président du Conseil Albert Sarraut refuse de faire préventivement réoccuper, en mars 1936, s’expliquant, en grande partie, par ce travail de sape en réseaux (Remarquons que, ministre de l’Intérieur, en 1939, Sarraut fera néanmoins interdire le parti communiste, à la suite du pacte germano-soviétique). Le jeune agent est finalement expulsé de France (par Sarraut), le 30 juin 1939, au motif de soupçon d’espionnage et de tentative de déstabilisation du pays par des campagnes d’influence. Il est marié à une Française, ancienne secrétaire de son ami Jean Luchaire, très proche de la franc-maçonnerie (directeur de l’Institut international de coopération intellectuelle et fondateur-directeur de la revue Notre Temps, puis, sous l’occupation, du quotidien Les Nouveaux Temps, dont plusieurs membres de la rédaction, en tête desquels son directeur, sont francs-maçons – la création de journaux d’inspiration maçonnique et la mainmise maçonnique sur ceux existants étant favorisées par l’ambassadeur, qui n’omet d’ailleurs pas de confier la direction du bulletin d’information de l’ambassade à un franc-maçon – cf. François Brigneau, Les francs-maçons de la Collaboration – Jusqu’au-boutiste du collaborationnisme, Luchaire sera présent aux côtés du chef de la « délégation gouvernementale » à Sigmaringen, Marcel Déat, à l’automne et l’hiver 1944, pour l’appuyer d’un nouvel organe de presse qu’il vient de fonder, La France). Abetz mourra avec son épouse, dans un accident de voiture suspect, sur une autoroute, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le 5 mai 1958, date dont on ne peut éviter de remarquer qu’elle précède, de quelques jours, celle du rappel programmé de De Gaulle au pouvoir (coïncidence pouvant donner lieu à des interprétations contraires : ou bien les gaullistes s’assuraient le silence d’un témoin pouvant gêner l’installation au pouvoir de De Gaulle, ou bien certains – pouvant être certains d’entre eux – les empêchaient de relancer des enquêtes sur les réseaux Abetz. Appuieraient la première hypothèse des éléments tels que celui dont nous avons déjà fait état : la découverte faite, avant le milieu des années 1970, par un conservateur des Archives nationales, d’un document secret prouvant que l’arrestation du général Weygand eut lieu, après que des agents gaullistes eurent réussi à convaincre les autorités d’occupation que le général, désormais sans affectation, s’apprêtait à prendre la tête d’une armée clandestine pour appuyer un débarquement allié – cf. La fracture, p. 76-77). La voiture – une Volkswagen – dont la direction se bloqua, lui avait été offerte, en cadeau, par un Français… peut-être l’un de ses nombreux « amis » français qui, à l’instigation de ses défenseurs et anciens collaborateurs allemands, étaient intervenus, à partir de 1951, pour le faire libérer ; au final, sa peine de vingt ans de travaux forcés pour crimes de guerre prononcée en 1949 ayant été écourtée des trois quarts (non sans l’avis très favorable du président Vincent Auriol, franc-maçon, qui jugeait qu’il n’avait commis aucun crime de guerre et qu’il en avait même empêché, et avait craint de lui accorder sa grâce plus tôt – en lui accordant, malgré tout, une remise de peine de deux ans – car ne pouvant justifier, auprès de l’opinion publique, qu’elle ne fût accompagnée de celle du docteur Henry Martin, « objet d’une campagne de libération comparable, à laquelle il entend[ait] résister » selon Lambauer – p. 694-695 – Martin qui, en décembre 1940, avait dû suppléer, in extremis, le colonel Groussard pour diriger l’arrestation de Laval, comme le raconte Péan, et chez qui l’antigermanisme s’ajoutait à l’antimaçonnisme. Contrairement aux ordres donnés par Peyrouton, et bien que cela n’entrait pas dans ses attributions, Alibert avait mis les Groupes de protection du colonel sur le coup du 13 décembre ; au dernier moment, Groussard, furieux de ne pas recevoir de consigne et de ne pas être tenu au courant de l’état d’avancement du projet, avait maintenu ses hommes en marge de l’opération, hormis quelques-uns d’entre eux – notamment François Méténier, le chef du service action – qui avaient rejoint, d’eux-mêmes, l’intérieur de l’hôtel où résidait Laval, et qui s’étaient placés spontanément sous le commandement de Martin, collaborateur de Groussard à la branche renseignement des GP. L’implication hasardeuse des GP n’en avait pas moins entraîné, à la demande des Allemands et de Groussard lui-même – las d’avoir à affronter des oppositions venant de toutes parts – leur dissolution, deux jours plus tard. – cf. Péan, p. 240-245, Peyrouton, p. 180-183).

Plus tard, Philippe De Gaulle paraîtra lever le voile sur les procédés utilisés par les services spéciaux créés par son père et qui, depuis le début de la guerre, avaient connu plusieurs transformations et changements de noms, notamment du BCRA au SDECE, en passant par la DGSS, cette dernière, fin novembre 1943, sous la direction de Soustelle, ayant fusionné les services du renseignement militaire de Giraud – dont étaient en charge les colonels Paillole, Rivet et Ronin – avec le BCRA de Passy : « Si de Gaulle avait voulu éliminer Darlan, il lui suffisait de demander au colonel Passy de s’en charger avec les hommes de la BCRA qui étaient nombreux en Algérie. La voiture de l’amiral aurait eu un accident et personne ne se serait posé de questions. » (De Gaulle, mon père, p. 279)… un accident comme celui qu’aura, outre, comme nous venons de le voir, Abetz, Jacques Vaillant de Guélis, qui avait été instructeur de Bonnier au Special detachment, et qui trouvera la « mort dans un mystérieux accident de voiture en Allemagne au cours du dernier mois de la guerre », selon Bob Maloubier (Les coups tordus de Churchill, p. 56). Le propos de Philippe De Gaulle semble tomber à plat pour ce qui est de Darlan : le BCRA ne sera implanté en Algérie que trois mois après la mort du haut-commissaire ; il ne pouvait donc être question d’un personnel présent à l’automne 1942, encore moins d’un personnel nombreux. D’ailleurs, si cela avait été le cas, le fils De Gaulle nous livrerait une information d’une grande importance sur le pouvoir gaulliste, à cette époque et dans cette région, un pouvoir qui aurait donc été tel que commettre un assassinat autrement qu’au moyen d’une voiture ne lui aurait certainement pas été impossible… cependant qu’Ordioni nous livre une information intéressante : parmi les royalistes qui avaient été membres des Groupes de protection du colonel Groussard (puissante police parallèle aux activités de résistance, dont la création avait été décidée conjointement, en septembre 1940, par le ministre de la Guerre Huntziger et le ministre de l’Intérieur Peyrouton, et dont Darlan venait de dissoudre la branche renseignement, le CIE – Centre d’informations et d’études – dès son arrivée à la vice-présidence du Conseil et au ministère de l’Intérieur, en février 1941, après que les GP eux-mêmes, du moins leur branche action, avaient été dissous, le 15 décembre – cf. supra), et qui, au nombre d’une quarantaine, furent de passage – pour certains durablement – à Alger, en février 1942, pour échapper aux poursuites de l’amiral et dans le but de gagner Londres, via Gibraltar (Londres où Groussard lui-même se rend directement, en juin, nullement dans l’intention de rencontrer De Gaulle ou des gaullistes – auxquels le relie une détestation réciproque – mais, étant donné l’inquiétante tournure des négociations des protocoles de Paris, pour y renouer des contacts avec le gouvernement anglais, sous couverture du ministre de la Guerre, le général Huntziger, qui, avec l’accord de Pétain, mais à l’insu de Darlan, l’a chargé de cette mission), figurait Armand de Tinguy du Pouët, qui, précise Ordioni, « [une fois la Méditerranée franchie] ″se met à son compte : il parviendra à entrer en rapport avec les Free French, et deviendra à Alger l'agent de renseignements du B. C. R. A. » (Tout commence à Alger, p. 165) (Notons que Huntziger finira par informer Darlan de la mission de Groussard à Londres, décuplant ainsi la hargne de l’amiral contre ce dernier et contre Loustaunau-Lacau, dont le réseau Alliance venait d’être créé pour remplacer les GP : par-delà son anglophobie et par-delà le fait qu’il détestait que les services de renseignement et de police ordinaires fussent doublés par d’autres, il craignait, étant en pleine tractation avec les Allemands, que ces derniers découvrent un double-jeu de Vichy). Le témoignage laisse entendre que Tinguy, qui quittera l’Algérie en août 1943 pour participer au débarquement de Provence, est devenu l’agent – vraisemblablement l’unique agent – du BCRA, avant qu’André Pélabon, qui arrive à Alger, à la fin de février 1943, n’y fonde la première cellule officielle du BCRA, à la fin du mois suivant. Ajoutons, cependant, que, lorsque le général François d’Astier et son officier d’ordonnance, le capitaine Pompéi, arrivent à Alger, le 19 décembre, ils sont accompagnés de Fred Scamaroni, alias capitaine Séveri (qui s’est même renommé, depuis peu, Grimaldi, pour voyager – Richards, p. 252), agent du BCRA et membre de l’état-major particulier de De Gaulle. C’est sans doute à l’action de cet agent que fait allusion, dans ses Mémoires, le comte de Paris, lorsqu’il rapporte que « l’enquête révéla que les billets de banque, trouvés dans les poches de Bonnier, venaient tout droit d’une banque anglaise, et que, avant d’arriver entre les mains du jeune homme, ils avaient transité par le B.C.R.A. qui les avait, ensuite, confiés à Henri d’Astier » (p. 217), témoignage que corrobore parfaitement le fait que Séveri accompagnait François d’Astier, lors de sa rencontre avec le comte, au domicile de son frère. Selon Chantérac, « le capitaine Séveri restera jusqu’à la fin décembre [le 30, précise Richards] à Alger, protégé par la mission du SOE Massingham. Le 28 décembre, il enverra au BCRA un compte-rendu des événements qui se sont déroulés depuis son arrivée à Alger », compte-rendu dont Richards précise qu’il était de huit pages et qu’il n’a jamais été divulgué, puis il partira pour la Corse, à bord d’un sous-marin anglais, dans le cadre d’une mission BCRA-SOE, avant d’être arrêté sur l’île par la police secrète italienne, aux interrogatoires de laquelle il réchappera finalement, en mettant fin à ses jours. Date du 28 décembre dont on remarque qu’elle est celle, à la nuit tombée, de la tentative d’assassinat de Murphy et de la tentative d’enlèvement de Giraud, dont nous avons déjà parlé. Pendant la dizaine de jours passés à Alger, toujours selon Chantérac, Séveri a été « le représentant personnel du chef de la France combattante auprès du Pr René Capitant », auquel il a apporté « les instructions personnelles et secrètes du général de Gaulle. » (cf. Réplique – L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 332-335, Richards, p. 252-255) Pour compléter notre tableau de la présence du BCRA en Afrique du Nord à l’automne et l’hiver 1942, ajoutons que, selon Ordioni, au moment du débarquement d’Afrique, se trouve à Alger un nommé Guy Cohen, alias Guy Calvet, « agent à la fois du B.C.R.A., de l’Intelligence Service, du groupe des Cinq″ et du S.R. de Vichy », qui, dans la matinée du 7 novembre, informe discrètement le colonel Chrétien que le débarquement va avoir lieu dans la nuit, avant de disparaître pour ne pas avoir à en parler au général Juin… (cf. Tout commence à Alger, p. 433, Le secret de Darlan, p. 191) C’est bien sûr l’occasion de rappeler, toujours en complément, que le réseau Orion, auquel appartient d’Astier, est probablement resté une composante du BCRA, malgré la fin, à l’automne 1941, du réseau Saint-Jacques, auquel il avait été intégré. Henri d’Astier pourrait donc être devenu un agent du BCRA, trois mois après son arrivée en Algérie, soit à la date de l’entrée d’Orion dans le réseau Saint-Jacques.

En cet été 1940, en matière de listes de noms de francs-maçons, il ne reste donc, à la connaissance de l’Etat français, que celles, peut-être incomplètes, saisies au Grand Orient et dont les Allemands se réservent de l’informer de ce qu’ils jugent utiles, et, par ailleurs, celles établies par ses propres services de renseignement. Le numéro des Documents maçonniques de janvier 1943 (soit après le décès de l’amiral) déclare que « membre du Rotary-Club – association de naissance et de direction américaine très infiltrée par la Maçonnerie – [Darlan] est considéré par de nombreux frères comme ayant été initié. Nous n’avons, jusqu’ici, trouvé aucune preuve formelle le confirmant ». Le numéro de novembre 1941 rapportait une source étasunienne de 1935, selon laquelle « vers 1925, le Grand Orient fut de nouveau exclu du giron maçonnique [après l’avoir été une première fois, de 1877 à 1919], au moins en ce qui concerne les groupements américains. » Or nous verrons que la franc-maçonnerie dont pourrait avoir relevé Darlan était précisément celle étasunienne ; ce qui s’accorderait avec le courrier du Grand Orient cité plus haut. Sa mention dans une lettre d’un nommé Banchieri, de Toulon, membre de la loge des Frères-Écossais (que Coutau-Bégarie et Huan disent de Toulouse), datée de décembre 1935 et dans laquelle son auteur demande à son destinataire de faire appel à « nos frères Darlan et Violette » (les noms de deux amiraux – le second ayant été assurément franc-maçon, qui plus est de haut-grade) pour qu’ils viennent en aide à un franc-maçon employé de l’Arsenal serait, selon les biographes, « des plus douteuses, [étant donné que] lui-même [Darlan] a affirmé à l’un de ses proches [le capitaine Sanson, du 2ème bureau de l’état-major de la marine, le bureau de recherche et de centralisation du renseignement, dont la documentation contient les lettres en question] ne jamais avoir été franc-maçon » ; de même qu’il avait déclaré à son garde des Sceaux Barthélémy, comme celui-ci le rapporte : « Je ne suis pas franc-maçon, mais mon père l’a été pour deux » (son père qui avait été garde des sceaux en 1896-1897). La formule pourrait avoir été une façon plaisante de tracer clairement la limite entre lui et son père, un père très engagé dans la maçonnerie, à l’opposé de son fils, dégagé de l’influence paternelle, au moins en la matière, tout en ayant pu être une allusion discrète à des passe-droits que lui aurait valu ce même engagement, lui qui, aux yeux de certains – nombreux – passait pour avoir été pistonné. La parole de l’intéressé, véhiculée par deux témoignages, certes indirects, mais concordants, et, qui plus est, corroborée par celle de son fils, mérite certainement d’être prise en considération, tandis que la lettre d’une loge peut être soupçonnée d’emphase, voire d’avoir eu recours à la notion – douteuse – de « franc-maçon sans tablier » (censée désigner une personne qui n’a pas besoin d’appartenir à la franc-maçonnerie pour œuvrer dans le même sens et aux mêmes objectifs qu’elle).

En l’occurrence, la question de savoir si l’amiral a pu se considérer en droit de mentir devrait être le seul critère de discernement (question d’autant plus légitime que son chef d’état-major, le général Revers, déclara mensongèrement aux services antimaçonniques avoir quitté la franc-maçonnerie en 1921). Peut-être était-ce, d’ailleurs, à une dénégation de ce genre que procédait, de son côté, Pierre Laval, lorsque, dans une phase préparatoire de son procès, puis lors du procès, il affirmait – de façon plutôt ambivalente, comme nous aidera à le comprendre son comportement antérieur et une décision officielle de De Gaulle elle aussi antérieure, dont nous ferons état – n’avoir « jamais appartenu à aucune société secrète » (Laval parle, p. 106, René de Chambrun, Le « procès » Laval, p. 121) (Trente-et-un ans plus tôt, à l’âge de trente-et-un ans, en campagne électorale, il déclarait à ses électeurs n’être pas franc-maçon – cf. Fred Kupferman, Laval, p. 23). Selon Coutau-Bégarie et Huan, « si Darlan avait été franc-maçon, il aurait sans doute montré moins d’empressement à parapher la législation antimaçonnique de Vichy, car il aurait pu craindre des révélations compromettantes. » L’argument peut paraître imparable, sauf dans l’hypothèse d’un double jeu du vice-président du Conseil, mené en concertation avec les loges, double jeu que n’est pas pour rendre improbable une remarque du docteur Martin, dont le contenu a été vérifié par sa fille et que cite Pierre Péan : « Il ne faut pas oublier les démarches des cinq convents maçonniques, au premier semestre 1941, en vue de rechercher un terrain de collaboration politique en France avec le Reich, et les propositions concrètes aux autorités occupantes qui furent faites, par la suite, à ce sujet. » (p. 325) – où l’on remarque, au passage, qu’au premier semestre 1941, la présence maçonnique est loin d’avoir été éradiquée en France (à moins que les convents ne se fussent réunis à l’étranger). Il pourra être jugé opportun de rappeler, ici, que, selon des témoignages concordants (dont celui très circonstancié du ministre de la Justice Raphaël Alibert et celui de l’ambassadeur Otto Abetz), le véritable inspirateur du statut des Juifs d’octobre 1940 et son rédacteur fut Marcel Peyrouton, qui avait été initié à la franc-maçonnerie, et fut abrogateur, par deux fois, du décret Crémieux, à Vichy et à Alger, ministre de l’Intérieur avant sa démission du gouvernement, puis ambassadeur en Argentine avant son rappel par Giraud en Afrique du Nord (« chez lui », comme le note Ordioni, au motif qu’il y avait été secrétaire général et résident général dans les deux décennies précédentes), pour y occuper le poste de gouverneur général de l’Algérie. L’accusation portée contre Peyrouton par Abetz peut cependant s’expliquer, au moins en partie, par le fait que le ministre de l’Intérieur avait agi contre les collaborationnistes, en faisant notamment arrêter Laval, le 13 décembre 1940 : selon Lambauer, Laval et Abetz avaient, au contraire, été très tôt – dès juillet – impliqués conjointement dans la préparation de mesures visant les Juifs, bien qu’ils soit très vraisemblable (notamment, au regard de son action ultérieure) que Laval – qui, cherchant à plaire aux Allemands, pour asseoir son propre pouvoir, et à les dissuader d’installer un gouvernement parallèle en zone occupée, avait dépêché, le 14 juillet, un émissaire à l’ambassade, pour porter la nouvelle, entre autres, que le gouvernement de Vichy préparait une loi d’éviction des Juifs de la fonction publique – n’avait aucunement prévu ce qu’allait être la politique meurtrière d’Abetz et de Hitler, en la matière (le premier très au diapason du second, contrairement à la légende : ainsi, par exemple, exigera-t-il que le réquisitoire du procès de Riom, à l’hiver 1940, soit exclusivement contre les Juifs, alors que l’intention du maréchal était qu’il soit exclusivement contre les responsables de la défaite, inconciliabilité des points de vue qui fut à l’origine de l’échec du procès) (cf. p. 167-168 et 197-198) (Peyrouton démissionnera de son poste de ministre, au retour de Laval, auquel l’opposaient plus des ambitions personnelles qu’une divergence politique, Laval dont, dix-huit mois plus tôt, il avait permis l’arrestation, dans le contexte naissant de la double opposition entre, d’une part, partisans de la Révolution nationale, dont passait pour être Laval – qui, pourtant, lors de son procès, dira n’avoir jamais compris ce qu’entendait le Maréchal par ce terme, qu’il avait utilisé, pour la première fois, dans son discours doctrinal du 11 octobre 1940 – et partisans de la Synarchie, un groupe de technocrates, polytechniciens et inspecteurs des finances, liés aux puissances d’argent et aux trusts et réunis autour du ministre des Finances Yves Bouthillier, un proche du Maréchal, et, d’autre part, entre collaborateurs modérés ou occasionnels, comme l’étaient la plupart des membres du gouvernement, et ultra-collaborateurs ou collaborationnistes, concentrés en zone occupée et notamment à Paris mais dont, là encore, passait pour être Laval, aux yeux mêmes du Maréchal, qui lui reprochait vivement de ne jamais le tenir informé de ses discussions avec les Allemands, et qui, voulant éviter d’avoir à entrer en guerre contre l’Angleterre aux côtés de ces derniers, fit du collaborationnisme le motif officiel du renvoi du vice-président du Conseil, le dilemme étant, au demeurant, que la dénonciation du complot synarchique – complot essentiellement fantasmatique, selon Péan : une mystification élaborée, au début de l’année 1941, par Déat et Laval, amis de longue date, appuyés d’Eugène Deloncle, le chef du MSR, et de Fernand de Brinon, ancien représentant de Laval à Paris, nommé, après la libération de son chef, Délégué général du gouvernement auprès des autorités d’occupation – venait principalement du milieu ultra-collaborationniste parisien, notamment, comme nous venons de le dire, de Marcel Déat, milieu et chef politique qu’avait en détestation le Maréchal, raison pour laquelle, en évinçant Laval, aussitôt placé en résidence surveillée, le 13 décembre 1940, il fit habilement d’une pierre deux coups, sinon quatre, nonobstant que, quatre jours plus tard, comme nous allons le voir, Laval était libéré, sur injonction d’Abetz, et conduit à Paris : défaveur des deux collaborationnistes Déat et Laval ; rejet de la dénonciation du complot synarchique, rejet pouvant valoir démenti du complot – complot que, paradoxalement, dans un premier temps de sa mandature, Darlan parut renforcer, puisque s’entourant de jeunes technocrates répondant aux critères dénoncés, avant de se rendre compte qu’ils l’entraînaient à mener une politique contraire à celle qu’il voulait mener ; enfin, après les négociations entre Louis Rougier et Churchill et entre lord Halifax et Jacques Chevalier, qui, quatre jours plus tôt, venaient d’aboutir à un accord, nouvelle garantie apportée à l’Angleterre que la France n’entrerait pas en guerre contre elle – cf. Docteur, p. 92-94, Paillat, I, p. 135-140, Coutau-Bégarie et Huan, p. 325-333, Péan, p. 261-318). On remarquera, au passage, que les convents maçonniques, dont parle Danièle Martin, en citant son père, ont suivi de quelques semaines l’éviction de Laval, probablement aux alentours de la date de la création du Rassemblement National Populaire de Déat et Deloncle, sous l’égide d’Abetz, à la fin de janvier. Protesta véhémentement au renvoi et à l’assignation à résidence de l’Auvergnat, Otto Abetz, qui, en fin de journée du 16 décembre, avec six véhicules dont deux camions de SS, franchissait la ligne de démarcation pour aller exiger de Pétain sa libération ainsi que le renvoi de quatre ministres désignés comme comploteurs, avec menace d’une possible révision de la politique de collaboration et menace d’invasion de la zone libre, en cas de refus ; n’obtenant, le lendemain, que la libération de l’ancien vice-président du Conseil, Abetz amène celui-ci, dans la nuit, à Paris, par le même cortège de véhicules qu’à l’aller. L’avant-avant-veille, le 14 décembre, l’ambassadeur Robert Murphy adressait ce commentaire à Washington : « bien avant 1939 [Laval] aurait été le collaborateur secret mais efficace d’Abetz » (Les secrets des archives américaines, p. 211), collaboration dont l’aboutissement pourrait avoir été le changement de régime du 10 juillet 1940, dont, selon Louis-Oscar Frossard – ministre des Travaux publics dans le premier gouvernement du Maréchal, et lui-même franc-maçon, mais au Grand Orient – Laval avait fait son affaire personnelle : « Le Maréchal n’y pensait pas (…) C’est Laval qui a tout fait ; c’est lui qui a ″embobiné″ le parlement » (cité par Jean Berthelot, Sur les rails du pouvoir, ch. III), allusion étant ainsi faite à ce qu’expliquera, deux mois plus tard, Paul Baudouin à Peyrouton : « [Laval] a fait planer la menace d’un coup d’Etat militaire préparé par Weygand, à la fois pour compromettre et terroriser les parlementaires culpabilisés par leur responsabilité dans la défaite, et, pour asseoir son crédit branlant auprès du Maréchal, se faire l’interprète de ses idées en rédigeant de sa main le texte de la motion appelée à être soumise au vote de l’Assemblée nationale », quand, dans le même temps, échouait la proposition de Flandin d’élire Pétain Président de la République, Lebrun, malgré l’insistance de Laval qui venait de reprendre à son compte l’idée pour ne pas perdre la main, ayant refusé de démissionner (cf. Ordioni, La fracture, p. 143-146). Pourtant, selon Laval lui-même, s’exprimant à son procès : « Le premier contact avec M. Abetz [vers le 20 juillet 1940] fut correct et assez froid. Je ne le connaissais pas et il se tint sur une défense naturelle » (Chambrun, p. 91). Et, selon son biographe Kupferman, toujours en 1945, il déclare, pour la période d’avant juillet 1940 : « Je n’ai jamais appartenu à aucun des groupements qui se proposaient comme but le rapprochement et l’entente avec l’Allemagne. Je n’ai jamais vu Abetz, très répandu avant la guerre dans les milieux parisiens. » (p. 159) Selon Louis-Dominique Girard – futur directeur du cabinet civil du Maréchal, et, à l’époque, fonctionnaire au ministère de l’Intérieur affecté à la section d’Armistice – Laval fut appelé par le jeune représentant du nazisme en France à le rencontrer à Paris, le 20 juillet. Initiative du diplomate que confirme l’historienne Lambauer, qui, par ailleurs, mettant en évidence les affinités entre les deux hommes, précise que, en 1934, Abetz, en visite à Berlin, avait proposé qu’une rencontre eût lieu entre le ministre des Affaires étrangères Ribbentrop et un ministre français, dont il proposait qu’il soit l’homologue de Ribbentrop, Laval, notamment dans la perspective que soit réglée la question de la Sarre, dont ce dernier se trouvait être favorable à son rattachement à l’Allemagne, estimant que « la Sarre ne vaut pas une guerre » et que la France en profiterait pour démontrer qu’elle joue franc-jeu ; rencontre entre les deux ministres des Affaires étrangères qui aura finalement lieu, en décembre de la même année (cf. Lambauer, p. 76-78, Kupferman, p. 133). Trois ans plus tôt, Président du Conseil, en visite à Berlin, Laval avait déclaré au chancelier Brüning qu’une collaboration loyale entre les deux pays s’imposait. Pragmatique, il n’en restait pas moins ancré dans un antigermanisme de fond consécutif de la dernière guerre et encore renforcé par ce qu’il apprend des méthodes nazies de prise du pouvoir (notamment à Berlin et en Autriche), et qui s’exprimera encore en 1938, par son rejet des accords de Munich. S’il est devenu progressivement partisan de l’hégémonie allemande, son pragmatisme, son désir de revanche sur une classe politique qui, dans la dernière décennie, l’avait marginalisé et avait entravé son action, enfin la francophilie militante (et, du reste, ambivalente) d’Abetz, le tout s’ajoutant aux circonstances militaro-économiques ultra-contraignantes, n’ont pu qu’y être pour quelque chose. Selon Louis-Dominique Girard, vers la mi-juillet 1940, se souvenant des accords de Munich, après avoir désespéré de la formation d’un cabinet Doriot-Déat, Abetz avait cherché à imposer au Maréchal la formation d’un cabinet Daladier ou Flandin. N’y ayant pas réussi, il s’était décidé à recevoir le vice-président du Conseil. Lequel « souhaitait enfoncer un coin entre les Allemands, et dépister parmi eux quelqu’un à qui parler, en dehors des servitudes de la convention d’armistice (…) Il fallait quelqu’un avec qui causer, et qui fût habilité à parler au nom du Reich. En faisant cette suggestion à Abetz, M. Laval éveillait l’ambition de son jeune partenaire et lui laissait entrevoir de hautes fonctions où il ne manquerait pas d’exceller. Plein d’espoir, Abetz partit pour Berlin. Il en revint le 5 août. Il était nommé ambassadeur du Reich en France avec résidence à Paris, en territoire occupé. Le président Laval n’en demandait pas plus. » (p. 139-140) Selon Girard, Abetz aurait donc été une sorte de créature diplomatique de Laval, qui avait détecté l’envie effrénée du pouvoir et la recherche constante d’opportunités de cet homme évoluant en marge des appareils civils et militaires allemands.

Une attestation signée du Grand maître du Grand Orient, en 1945, déclare que Marcel Peyrouton avait quitté la franc-maçonnerie en 1935, et un décret du gouvernement de Vichy du 12 août 1941 considère qu’il « a rompu toute attache avec la franc-maçonnerie dès 1934 ». Pourtant, les Documents maçonniques de janvier 1943, sous la plume de Jean de Boistel (dans un article que nous avons déjà mentionné, à propos de Darlan), le désignent, ainsi que Camille Chautemps et Pierre Cot, comme étant toujours franc-maçon, dans un article qui a néanmoins tout l’air d’un règlement de compte avec ceux qui y sont dénoncés pour avoir, en Afrique du Nord et ailleurs, en « valets de l’étranger », trahi la Nation. À l’appui du propos de Boistel, on notera que, premièrement, Peyrouton jouissait de la faveur des Américains, très enclins à lui confier des postes cruciaux en Afrique du Nord, région dont il est vrai qu’il était un bon connaisseur, apprécié d’une large partie de la population, aussi bien européenne qu’indigène (dès le début de décembre 1942, Darlan s’était montré favorable à sa candidature au poste de gouverneur général, en remplacement de Chatel, candidature qu’avaient ensuite appuyée Eisenhower et Murphy devant Roosevelt, qui, dès la fin du mois, comptait le placer au poste de gouverneur de l’Algérie, ce qu’il deviendra, un mois plus tard) ; deuxièmement, Chautemps, envoyé, en octobre 1940, par le Maréchal, en mission officieuse aux Etats-Unis – où il arrive fin novembre, après être passé par l’Afrique du Nord – dans le but d’y empêcher une rupture complète des relations entre les deux pays, y resta finalement jusqu’en mars 1944, après s’être, entretemps, vu retirer sa mission et son financement, entre autres pour avoir protesté contre la législation antimaçonnique : dans ses mémoires, publiées quelques mois après sa mort, en 1963, il déclare avoir été encore franc-maçon (à la Grande Loge Nationale), à l’été 1940, et, à cette même date, avoir été bien décidé à le rester, comme il assure l’avoir alors déclaré, en tête à tête, au Maréchal (témoignage que nous complèterons bientôt). Après être retourné, en 1944, passer quelques mois en Afrique du Nord puis en métropole, séjour interrompu par un aller-retour aux Etats-Unis, et après avoir été condamné par contumace, en 1947, pour son appartenance passée au gouvernement de Vichy, puis amnistié en 1954, il finit ses jours, à Washington, parmi les siens. Enfin, troisièmement, Pierre Cot, après sa première rencontre difficile avec De Gaulle à Londres, que nous avons déjà évoquée, séjourna, lui aussi, aux Etats-Unis, de juillet 1940 à octobre 1943, y rencontra Roosevelt, auquel il suggéra d’établir un protectorat étasunien sur l’Afrique du Nord française, et y milita pour De Gaulle, avant de le rejoindre à Alger. Boncompain tient Chautemps (dont il n’indique pas avoir consulté les mémoires) et Peyrouton pour d’anciens francs-maçons, à l’époque du gouvernement de Vichy. À la différence du premier, le second, dans ses mémoires – publiées, de son vivant, en 1950 – ne parle pas de son engagement maçonnique et ne fait qu’une brève mention des lois antimaçonniques, au moment de rapporter que l’amiral Platon était réputé les avoir appliquées « non sans étroitesse » (cf. infra). Par ailleurs, tout en omettant de revenir sur le témoignage d’Alibert selon lequel l’idée serait venue de lui, lors de la séance du Conseil du 10 septembre, il dément avoir été l’initiateur de la loi du 18 octobre contre les Juifs (qui leur interdisait notamment d’exercer certaines professions ou le leur permettait selon un numerus-clausus) et défend la thèse, au demeurant très vraisemblable, qu’elle fut, dans sa version entérinée par Alibert et le Maréchal, une solution moyenne permettant d’éviter l’application intégrale des lois de Nuremberg, que, fin septembre, les Allemands avaient annoncé vouloir mettre en œuvre en France. Une note de Darlan, constitutive d’une chronologie des événements importants établie de sa main, semblerait pouvoir justifier intégralement la défense adoptée par Peyrouton : « Le 10 septembre [1940], le garde des sceaux expose les grandes lignes d’un projet de loi sur les Juifs. Nous devons le prendre si nous ne voulons pas que, en zone occupée, les Allemands prennent des mesures draconiennes contre les Israélites. » Pourtant, selon Alibert, ce 10 septembre, la question n’était nullement à l’ordre du jour, et ce fut Peyrouton qui chercha à l’introduire, en toute fin de séance, le garde des sceaux s’engageant, en retour, à lui fournir les informations qui lui manquaient et qui, une fois fournies, lui permirent de rédiger la loi. De son côté, Alibert, en maurrassien, était partisan de la dénaturalisation de tous les Juifs, projet qui entendait répondre à un problème qu’avait aggravé la loi de naturalisation et d’intégration d’août 1927, d’inspiration maçonnique, dont l’objectif était le remplacement des morts de la Grande guerre par l’immigration, entre autres de Juifs d’Europe centrale (guerre dont les francs-maçons n’avaient pas été pour rien dans le déclenchement, comme le pensait le Kaiser, et dont le prolongement d’un an, en vue du dépeçage de l’Autriche-Hongrie, leur est dû), mais projet auquel s’opposa catégoriquement Pétain et dont la conséquence aurait été, en les circonstances, désastreuse pour les concernés, cependant que leur extermination systématique au terme de leur déportation en Allemagne était ignorée (et, du reste, même pas encore décidée, comme elle le sera en mai 1942, et encore moins programmée, comme elle le sera, au début de 1943. En août 1940, Hitler confiait à Abetz qu’il souhaitait évacuer d’Europe les Juifs, après la guerre.) On peut s’étonner que l’amiral ait pu être aussi approximatif concernant une question aussi importante touchant l’ordre du jour d’un conseil des ministres, à moins que sa note ne soit à ranger dans la catégorie des feintes dont il usa, au moyen de ses écrits et dont nous reparlerons (A-t-il cherché à exonérer Peyrouton, à effacer toutes traces de l’image déplorablement antisémite que celui-ci aurait manifestée, ces jours-là, selon le garde des sceaux, en allant jusqu’à traiter les Juifs de « salopards » devant lui – comme il lui est aussi arrivé d'en traiter les Anglais, selon Ordioni ? A-t-il jugé devoir l’exonérer, parce qu’il n’était entré au gouvernement que trois jours plus tôt ? Du reste, alors qu’il le mentionnait comme ministre de l’Intérieur, dans son projet de composition du gouvernement, à la date du 22 août, il ne le mentionne pas dans la liste des nouveaux ministres, qu’il a dressée pour la date du 6 septembre, cependant que, dans ses mémoires, Peyrouton dit n’avoir accepté le ministère de l’Intérieur que tardivement, le soir du 6, dans le bureau du maréchal. Il reste que le rapprochement est facile à faire entre l’omission de Peyrouton dans la liste – même pas complétée, les jours suivants – et l’omission du rôle décisif qu’il a pu jouer, au conseil des ministres du 10. Ce qui a tout l’air d’une attention portée à Peyrouton pourrait-il avoir relevé de la solidarité maçonnique ? Selon Robert Murphy, c’est sur la pression de Darlan que Peyrouton fut nommé ambassadeur en Argentine (poste qu’il avait déjà occupé, nommé par Blum, entre 1936 et sa nomination au gouvernement) pour lui permettre d’échapper à l’hostilité de Laval à son encontre, et c’est le même qui, comme nous l’avons déjà évoqué, décida, au début de décembre 1942, le renvoi de Chatel du gouvernorat de l’Algérie et le rappel de l’exilé de Buenos Aires pour le remplacer, décision qui ne prendra effet, avec l’appui des Américains, qu’un mois après la mort de l’amiral. Chatel était resté très fidèle à Weygand et venait d’être victime d’un malheureux malentendu : après avoir déclaré publiquement, conformément aux dispositions officielles, qu’un débarquement allié en Afrique du Nord serait repoussé par l’armée d’Afrique, il s’était rendu à Vichy pour une visite de routine et s’était trouvé absent au moment du débarquement imprévu, concours de circonstances qui le fit passer pour un opposant au débarquement, au contraire de ce qu’il était. Dans ses mémoires, Murphy regrette de ne pas lui avoir apporté l’appui qu’il aurait mérité et d’avoir permis le rappel de Peyrouton.) Les mémoires de Peyrouton (dans lesquelles l’auteur fait état de « l’inadmissible persécution » qui a été infligée aux Juifs) contiennent deux occurrences sur la franc-maçonnerie : l’une (déjà évoquée plus haut) pour récuser avoir été un instigateur de la première loi antimaçonnique, puisque n’étant notamment entré au gouvernement qu’un mois après son projet et sa rédaction – datant respectivement du 2 et du 13 août – et pour préciser que « quand le Maréchal parlait de la franc-maçonnerie, il le faisait toujours avec modération », l’autre pour évoquer le procureur général Frette-Damicourt, qui instruisit contre lui, lors de son procès, en 1948, et qui avait été réhabilité après sa radiation par les services antimaçonniques de Vichy pour appartenance à la franc-maçonnerie : « cet homme dont j’ignorais même l’existence avant de savoir qu’il était chargé de requérir contre moi », dans un procès dont l’accusé sortit « acquitté avec félicitations, ou presque », selon la formule de L’Aurore du 23 décembre 1948 – une grande première dans les procès de l’épuration (cf. Boncompain, p. 332-338, Tout commence à Alger, p. 555, Le mystérieux Docteur Martin, p. 236-248 et 261-318, Chautemps, Cahiers secrets de l’armistice, p. 222 et 264-265, Peyrouton, Du service public à la prison commune, p. 148, 154-156 et 279, Lettres et notes de l’amiral Darlan, p. 197 et 229, Murphy, Diplomat among warriors, p. 199).

 

La loi du 13 août 1940 interdisait les sociétés secrètes, et celle du 11 août 1941 allait la renforcer, en étant promulguée sous la vice-présidence de l’amiral, afin d’interdire la fonction publique aux membres de telles sociétés et d’obliger à la publication de leurs noms. Au demeurant, indépendamment de l’hypothèse selon laquelle l’amiral aurait dissimulé son appartenance, deux éléments pouvaient limiter, chez lui, la crainte de révélations le concernant : d’une part, l’appartenance secrète étant dans la nature d’une organisation qui ne procède pas « au grand jour » – état dont procède son irresponsabilité – la solidarité entre francs-maçons, qui était tout autant dans sa nature (ce qu’essaya, d’ailleurs, d’enrayer la loi de 1941), ne pouvait que la renforcer. D’autre part, il était permis à un franc-maçon de rester à son poste, s’il déclarait avoir renoncé à son appartenance (…quitte à mentir, comme Georges Revers… et peut-être – à condition de mettre en doute son témoignage cité plus haut – comme Camille Chautemps, premier vice-président du Conseil présidé par le Maréchal, auquel il déclare, fin juillet 1940, sur un ton désinvolte, que son engagement maçonnique était un « péché de jeunesse »… qui l’avait pourtant conduit au 33ème degré, comme lui rétorque habilement le chef de l’Etat : à bien lire ce témoignage recueilli du Maréchal par René Gillouin, au moment où il vient de croiser Chautemps sortant du bureau du chef de l’Etat et de trouver ce dernier en train de rire de la déclaration du sortant et de sa propre répartie, il n’y est pas question, de la part de Chautemps, d’un déni d’appartenance persistante à la franc-maçonnerie, mais plutôt d’une réponse semi-plaisante et semi-dédaigneuse à une requête du Maréchal, et qui se laisse parfaitement compléter, de la façon dont le fait Chautemps dans ses mémoires, où il ne relate pas cette partie de l’échange… qu’il a pu juger peu flatteuse aussi bien pour son image de franc-maçon que pour son image tout court. De son côté, Darlan pourrait avoir déclaré renoncer à son appartenance maçonnique, lors d’un tête-à-tête avec le maréchal, pour éviter que – vraie ou fausse – cette déclaration, qui aurait donc été l’aveu d’une appartenance passée, ne nuise à l’image du gouvernement, n’entame sa cohérence, son image ou sa crédibilité, aux yeux du public. Pour autant, le 31 octobre 1941, en ouverture de la séance du Conseil dont Darlan est le vice-président depuis une dizaine de mois, le Maréchal exige de tous ses ministres une déclaration écrite de non-affiliation passée et présente à la franc-maçonnerie, demande de clarification qui, selon le ministre des Transports Jean Berthelot, qui rapporte la scène, aurait visé essentiellement, sinon exclusivement, l’amiral, lequel, comme tous les autres ministres, s’est soumis à la demande, en signant sa déclaration. Certains, raconte toujours Berthelot, avaient fait courir dans l’entourage du chef de l’Etat la rumeur de son affiliation maçonnique, ce sur quoi, « au cours d’un déjeuner, il nous a dit, de son ton le plus caustique : ″Il y a des citoyens qui ont été raconter au Maréchal que j’étais franc-maçon ; j’ai pu me procurer copie de mon dossier : il est vierge.″ » – Sur les rails du pouvoir, p. 197, Gillouin, J’étais l’ami du Maréchal, p. 51 – Un an plus tard, le 5 octobre 1942, il écrit au Maréchal : « je n’ai pas été (…) surpris d’apprendre l’existence d’un factum qui doit vous être remis et qui me présente comme le Chef d’un complot de Francs-Maçons, appuyés par M. Maurice Sarraut, et par la Dépêche de Toulouse, M. l’amiral de Belot, Préfet des Pyrénées-Orientales, étant (détail comique) le truchement utilisé entre les conjurés et moi-même. » – Belot que Darlan avait nommé à son poste de préfet – cité par Docteur, p. 236). Précisons que, à l’indulgence légale s’ajoutait la loi du 10 novembre 1941 créant une commission d’examen des demandes individuelles de dérogation. (cf. Boncompain, Je brûlerai ma gloire, p. 219-235)

Le 31 juillet 1940, bien que sans doute encore plus soupçonnable d’appartenance à la franc-maçonnerie que ne l’était Darlan, Laval avait averti l’ambassadeur des Etats-Unis, Robert Murphy, qu’il allait interdire la franc-maçonnerie, en avançant, sans doute pour amadouer celui dont il était le représentant, l’idée que « les francs-maçons français diffèrent radicalement des américains » (cité par Boncompain, ibid., p. 230). Comme Darlan, il paraissait donc en accord avec la volonté ferme et explicite du maréchal et de son entourage en la matière ; le maréchal pour qui, selon son chef de cabinet civil, Moulin de Labarthète, il s’agissait de la priorité absolue, constitutive de la priorité qu’était le soulagement des peines des Français : « Ce n’était point par cléricalisme, précise encore Labarthète, mais par souci d’hygiène civique, que nous souhaitions porter un coup à l’hydre aux mille têtes. » (cité par Boncompain, p. 219) Si, le 1er août 1940, Abetz, en déplacement au quartier général d’Hitler, à Obersalzberg, informait ses supérieurs que Pétain n’a donné aucune suite à un projet allemand d’interdiction de la franc-maçonnerie, c’est que le Maréchal demeure fidèle à son habitude de ne jamais paraître agir sous la pression ou à l’initiative de l’occupant. Il accepte, trois jours plus tard, comme ordre du jour du Conseil des ministres, le projet de dissolution de la franc-maçonnerie, dont il entend ainsi bien faire comprendre qu’il s’agit d’un projet français. Pour en revenir à l’argument de Laval distinguant franc-maçonnerie française et franc-maçonnerie étasunienne, il trouve un éclairage chez un spécialiste de la question, démissionnaire de la franc-maçonnerie en 1931, Jean Marquès-Rivière : « La maçonnerie américaine est sensiblement différente de la maçonnerie anglaise [qui, depuis l’origine, détermine celle française] pour les raisons suivantes : au lieu d’être une institution liée à la politique du gouvernement, elle est une institution privée et décentralisée ; elle reflète ensuite [à travers ses diverses loges] les conditions locales européennes et elle porte la trace des crises politiques américaines. » (Documents maçonniques de novembre 1941, p. 19) Ajoutons qu’elle est souvent décrite comme une organisation mondaine et philanthropique d’où le débat d’idées, la concertation et le projet politiques et l’affairisme sont bannis. La qualification de « club mondain » est paradoxalement la façon dont entendent présenter la franc-maçonnerie entière, ceux, à commencer par les francs-maçons eux-mêmes, qui la tiennent pour une simple société fermée, dont les membres sont cooptés, mais sans que cela permette de savoir si les activités y répondent aux critères étasuniens susmentionnés… Très significatif est, eu égard à la distinction faite par Laval (et, comme nous le verrons, par Franco), l’échange qui eut lieu entre Abetz et le maréchal, auquel assistait Darlan, le 17 décembre 1940, soit trois jours après le renvoi de Laval : « – M. Abetz : Les maçons disent qu’ils collaborent avec nous et, par en dessous donnent des instructions contraires. – Maréchal : Je ne connais personne d’accord avec les Anglais dans mon entourage. Je ne dis pas à haute voix ce que je pense, mais je suis contre les Anglais. » (cité par Coutau-Bégarie et Huan, p. 855) Où l’on observe, au passage, que l’ambassadeur semble bien savoir qui tenir pour franc-maçon dans la France d’alors, outre qu’il semble prendre acte d’une sorte de persistance des loges. Comme s’il démontrait le bien-fondé de cette explication entre l’ambassadeur et le maréchal, et sans que cela implique une identité de vue politique entre les deux, Benoist-Méchin dresse le tableau suivant de la situation au second semestre 1940 : « Le cabinet [du chef de l’Etat] ne semblait pas entièrement libre de ses mouvements, ce qui avait été pourtant le but poursuivi lors de la mise en vacance du Parlement. Des forces obscures, mal définies mais puissantes, freinaient ses impulsions, entravaient ses décisions et sabotaient ses actes. L’on devinait, à mille indices, que l’Angleterre s’était remise au travail selon ses méthodes habituelles, et qu’une véritable résistance passive s’organisait au sein de l’administration. » (De la défaite au désastre, t. I, part. I, ch. 2) Si l’on considère l’argument avancé par Laval comme n’étant pas anodin, il tendrait à indiquer que celui-ci ne suivait pas le maréchal par simple opportunisme, d’autant plus qu’il pouvait aussi chercher à ménager, cette fois bel et bien par opportunisme, une puissance occidentale (potentiellement alliée de la Grande-Bretagne) qui n’était pas encore entrée en guerre. D’un autre côté, l’argument des deux franc-maçonneries peut être considéré comme douteux, la franc-maçonnerie étant une organisation internationale dont l’origine, le soubassement et l’orientation ont tout lieu d’être estimés uniques, comme le corrobore, d’ailleurs, le fait que la quasi-totalité des francs-maçons étasuniens sont officiellement (ou historiquement) affiliés à la Grande loge unie d’Angleterre (cf. Boncompain, p. 211). En outre, un spécialiste italien des sociétés secrètes parle du « système des vases communicants maçonniques », et, plus largement, du « système des vases communicants, phénomène constant entre les diverses sociétés secrètes » (Epiphanius, Maçonnerie et sectes secrètes). En Allemagne, l’interdiction de la franc-maçonnerie avait eu lieu, le 17 août 1935, et, comme par un lien de cause à effet, avait été suivie, au Royaume-Uni, d’un grand mouvement de ralliement d’hommes politiques, jusque-là hésitants ou réfractaires à une politique d’opposition radicale à l’Allemagne nazie, mouvement de ralliement qui avait notamment donné naissance, en janvier 1936, à un Conseil mondial antinazi, voulu par Churchill – lui-même franc-maçon – et ayant nombre de recrues dans des sociétés occultes. Au demeurant, de retour au pouvoir en avril 1942, après seize mois de vice-présidence du Conseil par Darlan, Laval s’attache aussitôt à amoindrir les effets de la législation des années précédentes, d’une part, en établissant un système de dérogations et d’exemptions amplifiant la loi du 10 novembre 1941 – dont, du reste, Darlan n’avait que très peu usée – la loi du 19 août 1942 créant, à cet effet, une commission spéciale pour réintégrer des francs-maçons dans la fonction publique, d’autre part, en supprimant, dès la fin d’avril, la police antimaçonnique (il supprime, dans le même temps, celle antijuive : pluralité et compartimentation des polices qui avaient été voulues et mises sur pied par Darlan), et, par la loi du 21 juin, en plaçant directement sous son autorité tous les services antimaçonniques, dont il délègue la direction, à deux reprises, dans le but continuel d’atténuer la répression… le premier délégué ayant été, à partir de juin 1942, l’amiral Platon, qui, sous le commandement de l’amiral Abrial, avait assuré la protection de la retraite de Dunkerque de mai-juin 1940, avant d’être nommé ministre des colonies. Nommé par Laval à la tête de la Commission des sociétés secrètes, Platon s’était mis à appliquer scrupuleusement la législation antimaçonnique, selon les volontés du Maréchal, en allant jusqu’à demander l’abrogation des lois du 21 juin et du 19 août… Selon Jacques Guérard, secrétaire général du gouvernement et proche conseiller de Laval, le chef du gouvernement avait fait appel à ce serviteur du Maréchal très dévoué et très résolu, maurrassien mais très peu doué pour la politique, « pour l’occuper », tandis que, selon Martin du Gard, il l’avait fait pour contrecarrer les vives oppositions maréchalistes dont lui-même était l’objet (cf. La chronique de Vichy, p. 233-234, Baruch, Servir l’Etat français, p. 348). Il le remplacera par Maurice Reclus, président du Conseil d’Etat, auquel il confie la mission d’accorder « toutes les dérogations possibles, en essayant de faire rentrer en masse les maçons éliminés dans l’administration, la magistrature, l’armée, l’université » (propos rapporté par Reclus et cité par Argus, p. 129). Bien que foncièrement opposé à la législation antimaçonnique, Laval était porté à la conserver, à la fois pour se couvrir et pour faire du système de dérogation un outil clientéliste.

Journaliste et philosophe royaliste très au fait des questions politiques, connaissance d’Henri d’Astier auquel il laissa un vif souvenir (Geoffroy d’Astier les présente tous deux comme amis), Pierre Boutang vivait, depuis octobre 1941, à Rabat. Pendant le premier trimestre 1943, il allait être, dans le gouvernement Giraud, le directeur de cabinet d’une autre de ses connaissances, Jean Rigault, qui venait d’être confirmé à son poste de secrétaire aux Affaires politiques. Comme nous l’avons dit, Boutang tenait, selon ses propres mots, l’amiral pour « lié aux idéologies de la IIIème république et de la franc-maçonnerie », ce qui, précisément, n’en ferait pas, à proprement parler, un franc-maçon (Au demeurant, parmi ces idéologies, devait figurer, dans l’esprit même de Boutang, le néo-kantisme d’un Renouvier, dont on a vraiment peine à croire que l’amiral ait pu adhérer à sa position fondamentalement et résolument antifrançaise – cf. Maurras, p. 332-333. D’un autre côté, le leitmotiv inepte que rapporte avoir entendu de l’amiral Benoist-Méchin porte certainement la trace d’un kantisme en vogue dans les milieux dénoncés par Boutang : « Quand le philosophe parle de métaphysique, lui-même ne se comprend pas. » – cité par Flohic, p. 233). La proximité de d’Astier et de Boutang est d’autant plus importante à considérer que, comme nous l’avons vu, le second avait cherché à dissuader le premier d’avoir recours à l’assassinat politique, qu’il considérait comme inapproprié à la lignée capétienne, aux pratiques de laquelle il le jugeait étranger ; conseil qui, ajouté au fait qu’il n’aurait pas tenu l’amiral pour franc-maçon (mais seulement lié à l’idéologie maçonnique), peut sembler enlever du crédit à la thèse selon laquelle Henri d’Astier travaillait à un complot monarchiste. Du reste, le vénérable de la loge d’Alger s’était déclaré favorable au remplacement de Darlan par le comte, lequel note, dans ses mémoires : « le désordre des esprits et l’ambiguïté des intentions dépassaient, de loin, tout ce que j’imaginais. Il n’en était pas moins vrai que les communautés musulmanes, juives, puis, franc-maçonnes venaient m’apporter leur appui sans réticence, ce qui me confortait dans mon entreprise. » (p. 198) (On note, au passage, que les communautés franc-maçonnes n’avaient manifestement pas cessé d’exister, en tant que constituées, et de jouir d’un certain droit de cité.) Cependant, deux des principaux traits du caractère de d’Astier étaient sa légèreté et son impulsivité, qui ne pouvaient pas le détourner d’une occasion d’agir, quelle qu’elle pût être. Boutang le décrit comme « un homme d’une grande pureté sans scrupules. Il pensait restaurer la monarchie en faisant la place nette. » (Royaliste, n° 310) Dans ses mémoires, Louis Joxe fait un constat similaire, en évoquant le comportement de d’Astier, les jours précédant l’assassinat : « Je soupçonnais déjà qu’il avait voulu faire une opération politique éliminant tous ceux qui pouvaient le gêner pour rester seul en utilisant la confusion qu’il avait lui-même créée. » (cité par Vergez-Chaignon, p. 189) Au demeurant, Boutang – tout comme le comte lui-même, dans ses Mémoires puis devant Xavier Walter – comme nous l’avons dit, considérera que c’est l’assassinat de Darlan qui a empêché Henri d’Orléans d’accéder au pouvoir (Comme le rappelle Mario Faivre, le comte, qui avait séjourné à Alger, jusqu’à l’avant-veille de l’assassinat, et résidait, depuis, à Sidi-Ferruch, à une vingtaine de kilomètres, était trop proche géographiquement du complot, pour ne pas y paraître impliqué). Autant de considérations qui invitent à se demander si – conformément, d’ailleurs, au jugement d’Henri d’Astier rapporté par Faivre (cf. supra), et nonobstant l’avis de Joxe qui déclare avoir eu « la nette impression » que d’Astier « a voulu se servir » des gaullistes – ce n’était pas le but visé par les commanditaires de l’assassinat, en plus de l’élimination politique de l’amiral : se servir du comte comme d’un Cheval de Troie, pour pénétrer la citadelle nord-africaine où De Gaulle n’avait, jusque-là, pas droit de cité… un Cheval de Troie que l’on finirait par démolir et par brûler…

Ministres de la IIIème république, Laval et Darlan avaient évolué dans un milieu où les francs-maçons étaient nombreux et très influents. Devant les préfets, le 25 septembre 1942, pour manifester qu’il se démarquait des intentions du maréchal, Laval déclarait : « J’ai vécu avec eux et je fais ce que je peux pour les protéger. » Eu égard au point de vue que nous nous apprêtons à exposer, il se pourrait que l’appartenance ou non à la franc-maçonnerie de l’individu Darlan n’ait pas été déterminante, mais plutôt celle de son entourage. Coutau-Bégarie et Huan ajoutent : « Ce qui est exact, en revanche, c’est qu’il a constamment été au contact de francs-maçons [à commencer par son père] (…) il n’a sans doute jamais été initié et est resté prudemment ″à la marge, utilisant ses relations maçonniques sans s’affilier. » L’un de ses principaux collaborateurs, sinon le principal – puisque secrétaire d’Etat à la Marine – dont il avait insisté pour que soit assuré son avancement, l’amiral Auphan – qu’il qualifiait de « premier cerveau de la Marine » – était catholique pratiquant, allant à la messe tous les jours, et n’était aucunement porté à quelque complaisance ou compromission avec la franc-maçonnerie (et encore s’agit-il d’un euphémisme). Contrairement à ce qu’affirme François Flohic, marin rallié à De Gaulle en juin 1940, Darlan n’était pas athée – ce que n’était même pas son père (« C’est à [Jean-Baptiste Darlan], écrit Ordioni, que Jules Méline, un modéré s’il en fut, adversaire résolu de toute poursuite d’une politique anticléricale et très attaché à de profondes réformes sociales, ayant succédé à Léon Bourgeois à la tête du gouvernement le 29 avril 1896, confia le ministère de la Justice et des Sceaux. » – La fracture, p. 393) – et il n’est même pas sûr qu’il fût agnostique : baptisé, il portait sur lui une image (médaillon ?) de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et il lui arrivait d’invoquer Dieu ou la Providence, dans ses discours et dans ses lettres, sans que, manifestement, il se fût agi d’une simple figure de rhétorique, l’exemple le plus probant pouvant être ce qu’il écrit à l’amiral Leahy, le 27 novembre 1942 : « Mon fils a failli mourir, et c’est pourquoi je me suis trouvé en Afrique du Nord le 8 novembre. Faut-il y avoir l’intervention de Dieu ? J’en suis persuadé. » Sa sœur le décrit « peu religieux, mais comme tous les hommes du midi, et content que les femmes le soient. » (Hourcade, p. 159) Guy Raïssac semble avoir livré, le mieux, le mobile de son comportement : « Intelligent et intuitif, il enserre comme à plaisir ses dons intellectuels dans les limites d’un pragmatisme par trop terre à terre. » (p. 93) À Benoist-Méchin, très remonté à la perspective de ne pas pouvoir avoir la main sur la conduite de la politique du gouvernement en matière de collaboration avec l’Allemagne, et qui, un jour, lui fait remarquer : « Votre esprit est extrêmement aigu mais il s’en tient à ce que vous connaissez. Vos vues sont claires, mais courtes, et votre culture – et ce n’est pas à votre âge que vous la développerez – est limitée », il rétorque : « C’est bien analysé. Mais un homme comme moi, homme de terrain, peut prendre une situation en main et la retourner : pas vous ! » (cité par Flohic, p. 233) Du reste, sans doute les considérations les plus élevées et le pragmatisme se rejoignent-ils, lorsque, quinze jours avant son assassinat, il envoie le texte d’une tribune au journal étasunien Cosmopolitan, dans laquelle, après avoir exalté « toutes les nations attachées fermement à l'idéal chrétien de la paix, de la justice et de la bonne volonté internationale », il déclare : « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour promouvoir, en accord avec les alliés américains et britanniques, cet ordre chrétien″ qui s'oppose aux utopies matérialistes et païennes des pseudo-philosophes hitlériens et fascistes. » (cité par Chamine, p. 564, qui reproduit intégralement la tribune)

Lors de la deuxième réunion du Conseil d’Empire, qui durera du 30 novembre au 2 décembre 1942 (Conseil composé du haut-commissaire, Darlan, du vice-haut-commissaire, Bergeret, du commandant en chef des armées, Giraud, du gouverneur général de l’Algérie, Chatel, de celui de l’Afrique de l’ouest française, Boisson, et du résident général au Maroc, Noguès, qui tous, lors de cette deuxième réunion, avaient à discuter de la constitution à donner à la fédération de l’Empire, qui sera officiellement créé, et avec elle le Conseil, le 1er décembre), il est décidé, à l’unanimité : « Pour les juifs et les société secrètes, maintien des lois fondamentales et suppression de toutes les mesures à allure de persécution prises sous la pression des autorités allemandes. Un tribunal unique sera institué pour juger les cas particuliers des membres des sociétés secrètes. » (procès-verbal de la conférence cité par Coutau-Bégarie et Huan, p. 655) Pierre Ordioni, qui assiste à la réunion, témoignera : « Pour les victimes des lois contre les membres des sociétés secrètes, pas de difficultés ; tout le monde est d’accord pour procéder sans bruit à leur réintégration. D’ailleurs, me dit en souriant M. Chatel, l’Algérie est une colonie que la République a toujours confiée à de hauts dignitaires de la maçonnerie. C’est sans doute pour ça qu’elle a cet esprit petit-bourgeois. » (Tout commence à Alger, p. 454) – réintégration de francs-maçons dans la fonction publique qui ne signifie donc pas la légalisation de leur société, qui demeure officiellement dissoute (jusqu’à une décision contraire de De Gaulle, douze mois et demi plus tard). Si, dans une note rédigée en février 1941, le vice-président du Conseil de la France se donnait pour tâche la « lutte serrée contre (…) les maçons », objectif qu’il avait toujours en vue dans une note du 21 juillet récapitulant les difficultés auxquelles était confronté le gouvernement, dont la suivante : « les francs-maçons sont les adversaires déterminés du gouvernement », d’un autre côté, à la même époque, l’ambassadeur Leahy, remarque que, souvent, il affirmait parler ou agir au nom du maréchal, alors qu’il n’en était rien (on tiendra compte aussi du témoignage de son ministre Bouthillier, à propos de ses écrits, que nous citons plus bas), tandis que le diplomate Antoine Delenda note dans son journal, à la date du 31 juillet : « Les francs-maçons continuent de se soutenir entre eux en dépit de la guerre que l’on fait officiellement aux sociétés secrètes. Le régime est aussi pourri, sinon plus qu’avant…» On pourra gloser sur l’emploi des parenthèses pour l’adverbe : signifient-elles qu’il n’y a même pas, ou à peine, de lutte affichée ? Ou bien que, l’office étant tenu par les francs-maçons, c’est abuser de mots que de parler de lutte d’eux-mêmes contre eux-mêmes ? (cf. Coutau-Bégarie, ibid., p. 480 et 497, Michel, François Darlan, p. 136-137, Boncompain, ibid., p. 231). Les deux hypothèses sont également appuyées par ce qu’écrivait le comte de Paris au vice-président du Conseil, qui n’était autre que Darlan, le 5 septembre 1941 : « Je suis obligé de constater par moi-même aussi bien par le canal de ceux qui s’en font l’écho auprès de moi, que les déviations apportées à l’œuvre du Maréchal se multiplient dans les faits au fur et à mesure que celle-ci se développe dans les principes. Je ne saurais l’attribuer qu’au mauvais vouloir ou à l’incompréhension d’exécutants que couvrent de très hautes personnalités et qu’étayent les organisations maçonniques dont les éléments les plus agissants sont restés aux postes essentiels. L’immunité dont ceux-ci jouissent en général, les faibles ou tardives sanctions qui frappent toujours des comparses et épargnent ceux que l’opinion unanime désigne, provoquent le découragement croissant des bonnes volontés faisant place bientôt à la déception, puis au doute. » (Lettres et notes de l’amiral Darlan, p. 746-747)

Dans la préface au numéro 2 des Documents maçonniques, paru en novembre 1941, s’adressant aux directeurs et rédacteurs de la publication et à leurs lecteurs, Darlan écrivait :

« Comme l’a dit le Maréchal, le relèvement national ne peut se faire qu’au grand jour.

À l’heure où l’union de tous les Français conditionne ce relèvement, il convient que disparaissent toutes les organisations qui pesaient directement ou indirectement et d’une manière illicite sur les destinées du pays.

Le gouvernement actuel, conscient de ses responsabilités, est décidé à ne tolérer aucun mot d’ordre secret émanant de groupements irresponsables.

J’approuve donc l’œuvre que vous poursuivez afin de donner à l’union des Français une base solide de justice et de discipline. »

Une telle déclaration faite en entrée d’une publication quasi officielle dont elle entend exprimer tout le bienfondé permet d'accorder un grand crédit à l’avis de l’observateur minutieux et habitué du pouvoir algérien, aussi bien civil que militaire, qu’était, à l'automne 1942, Pierre Ordioni. Ainsi parle du haut-commissaire de la France en Afrique celui qui, rappelons-le, exerçait, auprès de lui, la fonction de représentant du gouverneur d’Algérie : « S’il ne s’est jamais fait initier Franc-Maçon, c’est sans doute pour avoir été frappé de voir son père tiraillé entre les tendances s’affrontant à l’intérieur du Grand Orient [notamment lors de l’affaire Dreyfus], subir des pressions telles qu’ayant perdu son indépendance, il avait préféré se démettre de sa charge, devenue impossible à remplir, de ministre de la Justice. Il [le fils] avait gardé une horreur manifeste des sociétés secrètes. » (Le pouvoir militaire en France, II, p. 463) Le mot le plus important dans ce témoignage, qui lui donne toute sa puissance et sa véracité, est bien sûr le mot « manifeste », employé, redisons-le, par un témoin de premier plan. Si, en 1897, le père avait préféré démissionner de son ministère plutôt que de la franc-maçonnerie, alors même que la raison en serait venu principalement de cette dernière (réputée ne pas pardonner une défection), le fils n’était donc aucunement enclin à s’engager sur cette voie, et l’on sait – ce qui vient à l’appui du propos d’Ordioni – qu’en mars-avril 1942, l’amiral s’est résolument employé (malgré quelques moments de découragement) à conserver son poste de vice-président du Conseil, jusqu’à ce que ses appuis externes (l’amiral Leahy) et internes, ainsi que sa détermination ne suffisent plus à contrer l’offensive de Laval, auquel, s’il cède finalement le pouvoir, sans même rester au gouvernement, c’est notamment pour ne pas se retrouver dans la position d’être son subordonné, en l’occurrence, le subordonné d’un homme dont on a lieu de penser qu’il était franc-maçon (cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 529-544). Si l'on en croit toujours Ordioni, c’est encore le souvenir de l’affaire Dreyfus qui l'aurait poussé à se méfier des services secrets de renseignement, dont un officier avait produit un faux bordereau accablant le capitaine, services qu'il soupçonne, en effet, cinquante ans plus tard, de risquer d’en faire trop dans l’anti-germanisme, au détriment de la détente avec l’occupant. Après avoir sévi contre les colonels Groussard et Ronin, il crée, au second semestre 1941, ses propres services – notamment le Centre d’information gouvernemental – en y recrutant des officiers de la Marine et en faisant superviser l’ensemble des services par l’amiral Dupré. Devenu haut-commissaire en Afrique du Nord, il refuse le transfert des archives SR-Terre et SR-Air depuis la métropole que lui demandaient Rivet et Ronin, et confie la direction du service de renseignement du haut-commissariat au capitaine de frégate Morier, associé à l’abbé Cordier, nommé par le secrétaire aux Affaires de sécurité intérieure Henri d’Astier (cf. La fracture, p. 394, Coutau-Bégarie et Huan, p. 454-455, 482 et 632).

 

Dans un article publié, en février 1949, dans le quotidien espagnol Arriba, sous le pseudonyme Jakim Boor, le général Franco considère l’assassinat de l’amiral Darlan, en l’abordant sous l’angle des appartenances ou affiliations maçonniques. Bien qu’il juge de l’Histoire, en usant d’un critère qui pourra être estimé restrictif et donc pouvoir être trompeur, son point de vue mérite d’être pris en compte, d’autant plus qu’il ne fait guère de doute que son auteur disposait de sources fiables. Selon Francisco Franco, « l’amiral Darlan [dont il ne précise, à aucun moment, s’il était ou non franc-maçon] était en intelligence avec Roosevelt et la franc-maçonnerie américaine ». Roosevelt présidait un pays dont les intérêts divergeaient de ceux des Britanniques, et donc de ceux de la franc-maçonnerie européenne dominée par celle britannique. Peuvent étayer le propos de Franco des éléments qu’il ne mentionne pas : en apprenant la nouvelle de l’assassinat, Roosevelt s’emporte, comme s’il avait été piqué au vif : « Le lâche assassinat de Darlan est un crime impardonnable (…) seuls les tenants du nazisme, du fascisme ou du despotisme militaire peuvent penser différemment » – la formule « despotisme militaire » visant, au passage, outre, à la rigueur et au moins pour la forme, Pétain, qui avait officiellement désavoué son dauphin, assurément De Gaulle… et, par ricochet, ses soutiens britanniques. Dans les années 1910, secrétaire assistant à la Marine au sein du ministère de la Défense, Roosevelt avait, selon le ministre des Affaires étrangères Paul Baudouin, « tant apprécié les qualités de sérieux, de capacité à traiter globalement des problèmes, de discrétion, d’efficacité et de correction dans les attitudes de tenue et d’esprit de corps, que son premier geste, élu à la Présidence des Etats-Unis, avait été de créer un ministère autonome de la Marine. » (Ordioni, La fracture, p. 158) Le critère d’efficacité, de réussite, est précisément celui dont, de son aveu même, a usé Pétain pour choisir Darlan pour le poste de ministre de la Marine. Selon Ordioni, l’influence qu’exerçait l’Amiral sur le Maréchal et sur tous les membres de son gouvernement faisait du premier, aux yeux mêmes de Roosevelt, dès juin 1940, le détenteur, outre du pouvoir militaire, du pouvoir politique. C'est au tout nouveau ministre de la Marine que le Président étasunien envoie un message, le 18 juin 1940, pour attirer l’attention du gouvernement sur « l’atteinte à la préservation de l’Empire français, ainsi qu’à la restauration future de l’indépendance et de l’autonomie de la France » que constituerait un armistice laissant la Marine tomber entre les mains des Allemands, à quoi s’ajouterait que « le Gouvernement français perdra d’une façon permanente la sympathie et l’amitié du Gouvernement des Etats-Unis. » Dans les semaines précédant l’assassinat, le général Eisenhower, commandant en chef les forces alliées, lui aussi franc-maçon et futur successeur de Roosevelt à la présidence, avait déclaré à l'amiral : « Vous êtes le boss en Afrique. » – terme auquel l’historien des sociétés de pensée, Auguste Cochin, donne une définition : « Tenant dans ses mains les rouages de la machine, il gouverne l’opinion (…) Le boss n’exerce aucune de ces charges qu’il distribue à son gré. Il ne prend au pouvoir que le moyen d’en disposer. » (La révolution et la libre-pensée, p. 171-172) – définition qui coïncide, au moins partiellement, avec le portrait de Darlan dressé par son subordonné Auphan : « Il excellait dans les deux qualités qui font les grands chefs : la décision et le choix des personnes pour les postes à pourvoir. » Après la guerre, Rigault abondera dans le sens de cette observation, en déclarant à Ordioni : « Ce qu’il y a de prodigieux chez Darlan, c’est l’art dont il a toujours fait preuve de détecter les fortes personnalités, de se les attacher, de les mettre à des postes-clefs au service de sa politique sans qu’à aucun moment cela apparaisse comme un État dans l’État. » (La fracture, p. 253) Par ailleurs, le consul Robert Murphy déclarera, dans ses mémoires : « Le président Roosevelt savait qu’il lui suffisait de demander la démission de l’amiral pour l’obtenir instantanément » (Diplomat among warriors, p. 143)… ce à quoi n’est pas sans faire écho une remarque du comte de Paris, dans ses propres Mémoires : « [Darlan] ne pouvait se maintenir qu’avec l’appui incessant des Américains. Ils ne le lui ménageaient pas. Non que l’amiral comblât leurs vœux, mais il présentait l’immense avantage de brouiller les cartes, et, docile à leurs exigences, de leur laisser, avec caution française, la direction du jeu. En retour, n’aurait-il pas proposé à Murphy, devant les tensions et les divisions qui persistaient à Alger, de signer en blanc une lettre de démission au président Roosevelt, que le destinataire pourrait utiliser à sa discrétion ? » (p. 190) La question finale exprime-t-elle la perspicacité du comte ou exprime-t-elle euphémiquement des indiscrétions dont il aurait bénéficié ? La seconde hypothèse est appuyée par ce qu’écrit Robert Murphy (qu’avait probablement lu le comte) : « A plusieurs reprises [Darlan] me dit : ″Je vous en prie, dites à votre Président que s'il voit en moi une entrave plus qu'une aide, c'est bien volontiers que je me retirerai. Il offrit même de nous remettre une lettre de démission non datée, utilisable à notre convenance. » (p. 142 – cité par Ordioni, Le secret de Darlan, p. 263) Quoi qu’il en soit, demander la démission de l’amiral pourrait avoir été ce que celui qu’il pourrait convenir, en l’occurrence, de nommer le super boss avait prévu d’effectuer – au bénéfice de Giraud – avant d’être pris de court et d’être d’autant plus navré par l’assassinat : hypothèse que peut étayer la confidence – nonobstant qu’elle semble relever d’un jugement personnel et qu’elle récapitule un temps beaucoup plus long que l’automne-hiver 1942, puisque englobant la victoire finale des Alliés – que fit l’adjoint d’Eisenhower, le général Clark, après la guerre : « [L’amiral] avait rempli sa tâche, et nous n’avions plus à lui demander ce que nous devrions faire de lui à l’avenir. [Il] fut un investissement politique imposé à nous par les circonstances. Mais nous fîmes, grâce à lui, une sensationnelle économie de temps et de vies humaines », allusion étant ainsi faite notamment au cessez-le-feu que Darlan parvint à imposer à ses troupes, face au débarquement des Alliés. En écrivant ces lignes, Clark se souvient peut-être de ce que lui écrivait l’amiral, le 23 novembre 1942 : « Mon cher Général, des informations venant de divers côtés tendent à donner crédit à l’opinion selon laquelle je ne suis qu’un citron que les Américains jetteront après en avoir exprimé le jus… »

En définitive, peut-être l’une des meilleures justifications du propos de Franco se trouve-t-elle dans une remarque faite par Pierre Péan. Décrivant la perspective d’une paix conclue principalement entre Américains et Allemands, en association avec des Français giraudistes ou pétainistes, parmi lesquels le très actif alsacien Paul Dungler, qui coopère avec l’OSS et avec Pétain (lequel a un préjugé très favorable envers les Américains, depuis leur aide de 1917, au point que, selon ses ministres Baudouin et Peyrouton, la Révolution nationale était inspirée du New deal – cf. Ordioni, La fracture, p. 159-160), l'auteur écrit : « ses adjoints [à Dungler] lui demandent de choisir entre l’Alsace et les Anglais d’un côté, les Américains et les Allemands de l’autre. » (Le mystérieux Docteur Martin, p. 384) (Au contraire des Anglais, les Américains souhaitaient accueillir les Allemands, dans le but de les utiliser et de les protéger, et avec eux le reste de l’Occident, contre les Soviétiques, dont le régime totalitaire et sa profondeur stratégique – territoire et ressources, avantages dont avaient été privés les nazis – les inquiétaient. Churchill regrettera de n’avoir pas suivi cette voie, qui devait beaucoup aux assurances données par le chef de l’Abwehr, Canaris, et d’y avoir mis son veto au sein de l’Alliance ; cependant que, de son côté, Roosevelt, pris par son engagement à soutenir l’effort de Staline sur le front est, avait finalement lui-même manqué de donner un assentiment complet à ce qui était, avant tout, un souhait du commandement militaire engagé sur le terrain.) Peut aussi assurément justifier le propos de Franco, cette remarque de Pierre Boutang, faite en 1980 : « Auprès de Rigault, j’ai vu des dossiers. Je sais que Darlan a fait, en particulier sur la question monétaire, de la collaboration avec l’Amérique qui allait très loin dans l’aliénation de notre souveraineté. Considérant qu’il fallait d’abord sauver la flotte, du moment qu’elle était sauvée, tout était possible pour lui pendant très longtemps [sous-entendu, vraisemblablement, jusqu’au sabordage de Toulon]. Il était donc à la botte des Américains. D’ailleurs eux-mêmes étaient ravis d’avoir quelqu’un qui n’était pas du côté anglais. » (Royaliste, n° 310) Avis que prend à rebours celui de Robert Murphy, dans ses mémoires : « Ce qui me frappait particulièrement, c'est la manière habile avec laquelle Darlan défendait les intérêts de la France. Connaissant l'hostilité de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis à son égard, il savait son autorité précaire. Pourtant, aucun négociateur n'aurait pu obtenir des Alliés plus de concessions pour la France... » (p. 140) En outre, de même que nous avons émis une réserve sur la pertinence du prisme maçonnique pour juger de l’intégralité événementielle, nous pouvons en émettre une sur ce qu’aurait été la profondeur, pour ne pas dire la réalité, de l’américanophilie – ou, pour user d’un terme plus politique, quoiqu’anachronique, de l’atlantisme – de Darlan, lequel, comme nous avons pu nous en rendre compte, n’a certainement jamais été un inconditionnel des États-Unis, sachant même, à l’occasion, leur exprimer véhémentement son opposition ou son désaccord, allant même jusqu’à manifester de l’antiaméricanisme devant l’équipage du navire qu’il commande, lors d’une escale à San-Francisco, en 1928. Le jour de Noël de cette année, à l’occasion de ce qui aura été son unique voyage aux États-Unis, il écrit à l’amiral Docteur : « Il y a aux Etats-Unis un mouvement anti-européen très marqué. Le gouvernement actionne en sous-main des ligues comme la Goodwill Association, qui, sous couleur de propagande humanitaire, fait de l’internationalisme, de l’antimilitarisme et de l’antipatriotisme à usage des Européens. Son but, qui a été exposé devant moi par le recteur de l’Université de Californie du Sud, est de créer des Etats-Unis d’Europe sous la dépendance de ceux d’Amérique. La propagande par le film est intense. J’en ai vu un, l’Arche de Noé, où tous les peuples européens sont ridiculisés et bafoués. Notre gouvernement paraît ignorer cette propagande. » (p. 19) Selon Coutau-Bégarie et Huan, « Darlan a ramené de son voyage avec la Jeanne[en fait, l’Edgar-Quinet, qui venait d’en prendre la relève, le surnom de Jeanne étant donné à tout navire-école] en 1928 une piètre opinion des États-Unis. Il est convaincu qu’il n’y a rien à attendre [d’eux] en cas de conflit, au moins dans une première phase. » (p. 161) Toujours à l’occasion de l’escale à San-Francisco, l’amiral corrige un devoir de rédaction d’un officier-élève, en écrivant dans la marge : « L’Amérique est un conglomérat de races et de religions qui ne parviendra jamais à son unité et ne fera jamais rien de grand. » (Raïssac, p. 94)

Le 12 décembre, le chef d’état-major personnel de Roosevelt, l’amiral Leahy, déclarait au chef d’état-major impérial britannique, le général Brooke : « Nous sommes liés à Darlan pour une longue période », déclaration qui pourrait n’avoir été motivée que par le souci de faire temporiser des Britanniques décidés à en finir, au plus vite, avec l’amiral, et par le souci d’empêcher, au besoin par l’emploi de la force, un changement de gouvernement au profit soit de gaullistes soit de monarchistes. Le 15 novembre, Churchill avait écrit à Roosevelt : « (…) nous n’avons pas d’autre choix que d’approuver les arrangements du général Eisenhower [à savoir la reconnaissance et le soutien à Darlan] pour maintenir un équilibre local et provisoire (…) [Mais] nous ne pouvons pas dire que nos doutes et nos craintes sont levés par ce qui est proposé, ni que cette solution sera permanente et saine. » (cité par Coutau-Bégarie, ibid., p. 664) (position qui sera maintenue, lors du discours secret aux Communes, le 10 décembre, avec encore moins de réserve exprimée) ; déclaration de son homologue qui avait décidé Roosevelt à avoir, lui aussi, recours au procédé de la temporisation : le 17 novembre, il présente publiquement l’accord avec l’amiral comme « un expédient provisoire », ce qui, au passage, lui permet aussi de calmer les vives critiques de la presse et de l’opinion dominantes étasuniennes. Dans la même veine, et le même jour, il déclare à Eisenhower : « Nous n’avons pas confiance en Darlan (…) un collaborateur de Hitler, un homme que nous croyons fasciste. Il faut surveiller avec soin ses allées et venues et avoir l’œil sur ses relations » (ibid., et G. d’Astier, ibid., p. 83), déclaration qui n’est pas sans faire écho à celle contemporaine de lord Halifax, ambassadeur aux États-Unis, plaidant auprès de Leahy pour que « le régime fasciste de Darlan soit éliminé », et dont on peut surtout convenir qu’elle visait à aiguillonner la surveillance du haut-commissaire, au cas où ; et, par ailleurs, et surtout, à faire diffuser le message, dans les milieux militaires et du renseignement, qu’il n’y avait et qu’il n’y allait avoir aucune complaisance ou accommodement de son auteur envers le régime hitlérien. Selon Coutau-Bégarie et Huan, « [dans les services secrets américains], tout le monde n’acceptait pas le nouveau cours imposé à la politique américaine par les événements et avalisé par Roosevelt. Les services de guerre psychologique étaient désorientés par ce pacte avec l’allié du diable [i.e. avec Darlan], et leur antenne d’Alger menait une furieuse campagne contre Darlan » (ibid., p. 712).

D’un autre côté, la remarque de Roosevelt pourra être rapprochée de l’échange qui eut lieu, en avril 1941, entre le ministre du Canada à Vichy, Pierre Dupuy, et Pétain, le premier servant ordinairement d’intermédiaire entre Churchill et le second : « Vous savez que nous n’avons pas confiance en l’amiral Darlan. » À quoi Pétain répondit : « Moi non plus ! Et il en va de même du peuple français. Mais je peux vous dire que je le tiens : j’ai des écrits. » On pourra cependant s’interroger sur la portée de ce propos du maréchal, au demeurant sibyllin, à la lumière de ce qu’écrivent les biographes Coutau-Bégarie et Huan : « L’amiral Darlan écrivait beaucoup – on peut même dire qu’il passait son temps à écrire (…) Tous les documents doivent être passés au crible de la critique, surtout pour la période de Vichy : face aux multiples ″fuites dont bénéficiaient les Allemands, Darlan a érigé en système le non-écrit et même parfois le faux-écrit. Son ministre des Finances Yves Bouthillier, qui fut l’un de ses collaborateurs les plus proches, l’a affirmé avec force : J’ai lu pendant la guerre et depuis la guerre bien des textes de l’Amiral de la flotte. Je nie que ses notes et ses schémas reflètent exactement le fond de sa pensée et qu’elles aient toujours préfiguré ses attitudes et ses actions. » (ibid., p. 16 et 21) Il reste que la méfiance du maréchal à l’égard de l’amiral, déclarée en aparté, peut paraître corroborée par le témoignage de l’amiral Leahy, alors ambassadeur à Vichy, qui remarque qu’en l’absence de Darlan, Pétain était « détendu, amical et franc » (cf. Boncompain, ibid., p. 508, et Michel, François Darlan, p. 136). Remarquons, cependant, d’une part, que, pouvant se savoir sous-informé par ses ministres, le maréchal pouvait craindre de prendre la parole d’une manière qui aurait pu laisser perplexe, si ce n’est amusé, pour tout dire gêné, son vice-président, et ce, donc, devant un ambassadeur, auquel, qui plus est, pouvait être laissé l’initiative des sujets à aborder, et, d’autre part, qu’il pouvait ne s’agir que d’un effet de la timidité commune aux deux Français, qui les aurait empêchés de paraître bien communiquer entre eux. Le capitaine de vaisseau Henri Ballande, qui fut le chef de cabinet de l'amiral, avant et après sa vice-présidence du Conseil, observe qu’ « une incompréhension latente séparera toujours ces deux timides. » (De l’amirauté à Bikini, p. 156) Dans un souvenir autographe, il remarque : « C’était un homme de réflexion et de synthèse écrite, meilleur écrivain qu’orateur, raisonnant longuement dans le silence de son bureau comme un joueur d’échecs. Il écoutait beaucoup, mais parlait peu, n’aimant pas livrer sans nécessité, même à son entourage, le résultat de ses réflexions. » (cité par Krautkrämer, p. 365). Témoignage que corrobore celui de Berthelot : « Dans son métier [aussi bien de militaire que de politique], il ne laissait rien au hasard. Il était extraordinairement précis. Peu éloquent, il n’aimait pas les bavards. Il se méfiait des improvisations. Quand un grave sujet l’occupait, il s’isolait pour méditer ; et, dans le silence du Cabinet, il écrivait des feuillets bleus de sa ferme écriture. Si sa parole hésitait, sa plume était infaillible. » (Sur les rails du pouvoir, ch. XI) Il est donc facile de considérer que l’amiral a pu offrir à l’interprétation du maréchal de nombreux silences, qui ont pu aller jusqu’à lui paraître suspects, notamment dans le contexte d’alors à Vichy, où, après 1941, comme nous venons de l’évoquer, la rétention d’informations n’a pas été épargnée au maréchal par ses ministres, le plus souvent (celle de Laval ayant été certainement dissimulatrice de ses tractations avec les Allemands) par déférence envers le vieillard dont il leur paraissait convenir de ménager les forces. Ces silences suspects pourraient avoir été malencontreusement palliés par des écrits auxquels ne pouvait être accordé une valeur déclarative. René Gillouin témoignera, au procès du Chef de l’Etat : « On lui cachait la vérité sous prétexte de le ménager, ou bien on le trompait effrontément, ou bien on le lanternait indéfiniment (…) J’étais le seul à lui dire toute la vérité. Lorsque je n’ai plus été là, chassé par Laval en mai 1942, il a été sans défense contre la puissance du mensonge. » (cité par Boncompain, p. 522) Lors du conseil des ministres du 13 décembre 1940, le renvoi de Laval donne lieu à une explication très tendue entre le président et son vice-président, notamment sur leur façon d’échanger, comme le rapporte du Moulin de Labarthète : « – Vous ne me tenez plus au courant de rien. – Mais, Monsieur le Maréchal, je vous dis tout. – Tout ce qui vous paraît superflu. Des miettes ! D’ailleurs nous n’avons jamais été d’accord sur rien. » ; de même que le ministre de l’Intérieur Peyrouton : « – Que me reprochez-vous, monsieur le maréchal ? – De ne jamais me tenir au courant et de ne jamais me remettre de notes écrites… – J’ai mes méthodes de travail ; les résultats seuls comptent. Je ne vous ai jamais refusé une explication, à vous. Mais je me méfie de certains de vos ministres. » (Du service public à la prison commune, p. 182) Le 18 janvier, à La Ferté-Hauterive, à la faveur d’une rencontre d’apaisement organisée par Benoist-Méchin, où chacun des deux adversaires est invité à se montrer conciliant, le Maréchal précise, de nouveau, qu’il souhaitait des relations écrites : « Je suis un militaire. C’est ma méthode et vous n’avez jamais voulu me remettre de rapports écrits », et Laval de répondre que, s’il lui en avait remis, « le lendemain, ils auraient été à Londres. » (cité par Kupferman, p. 276 et 291, et Boncompain, p. 502 et 504 – cf. De la défaite au désastre, I, part. I, ch. 3, Berthelot, part. II, ch. 5) Selon Peyrouton, « le maréchal et l’amiral, soldats tous les deux, parlaient le même langage. Le maréchal se méfiait de Laval ; il avait confiance en Darlan » (ibid., p. 143) Observation similaire chez Louis-Dominique Girard, qui fut membre de leurs cabinets respectifs : « [Darlan] est d’abord un soldat. Ce dernier aspect de son personnage est à l’origine de son intimité avec le Maréchal. Ces deux chefs parlent le même langage. » (Montoire, Verdun diplomatique, p. 328)

Selon Franco, la décision d’éliminer l’amiral Darlan aurait donc été prise par des individus membres ou proches de la franc-maçonnerie britannique (et, ajoutons, bien que ce soit sans doute sous-entendu par le général, éventuellement membres de l’Intelligence Service et du SOE, organisations qui, d’ailleurs, n’ont pu qu’être les exécutants de la décision, quitte à avoir fait intervenir, en bout de chaîne, des mains françaises, telles celles du « French commando » autrement appelé « Special detachment » puis « Corps franc d’Afrique », créé et animé par Henri d’Astier de la Vigerie et fourni en armes par le SOE, organisation présente sur le territoire algérien et à laquelle appartenait ou dont dépendait étroitement Fernand Bonnier de La Chapelle…) Remarquons que De Gaulle lui-même pourrait avoir été incité ou encouragé par ces mêmes Britanniques à prendre, de son côté, la même décision – qu’elle eût dû se substituer à la leur ou qu’elle eût dû simplement en être partie prenante – et à user du canal de monarchistes pour la mettre à exécution. Ainsi, la franc-maçonnerie britannique aurait rendu un service à De Gaulle, en lui préparant la place, à Alger, place qu’il ne tardera pas à venir occuper, en instituant, d’abord aux côtés du général Giraud (dont la présence pouvait néanmoins signifier que la place n’était pas aussi prête que prévu, occupée par un homme que les Anglais avaient continué de ménager pour ne pas déplaire à leur allié étasunien et à l’opinion française dominante, notamment dans l’armée, et sans doute aussi pour en faire un moyen de pression sur De Gaulle), le Comité français de libération nationale, début juin, quelques mois avant d’y signer, en décembre 1943… une ordonnance abrogeant l’interdiction de la franc-maçonnerie, désormais officiellement désignée comme « association dite secrète » et non plus « société secrète » : services réciproques probables, en tout cas possibles, que Franco ne relève pas, sans doute appliqué à ménager De Gaulle et à faire valoir implicitement qu’il était étranger à la franc-maçonnerie (en 1935, son mentor Paul Reynaud avait été l’un des 91 députés à voter un amendement au projet de loi de dissolution des ligues qui y ajoutait celui des sociétés secrètes – cf. Argus, p. 72-77), au point d’omettre de préciser qu’il pouvait aussi craindre qu’elle n’entrave son accession et son action au pouvoir, en trouvant ironiquement un appui en Angleterre, auprès de laquelle, au demeurant, il pouvait s’être engagé secrètement à la relégaliser… autant de faveur qu’aurait d’autant plus nécessitée le fait que les rangs de la France combattante s’étaient garnis de francs-maçons – parmi les plus connus et les mieux identifiés : Jean Moulin, René Cassin, Pierre Brossolette, Pierre Cot, Félix Gouin, Georges Boris, l’amiral Muselier (mis à la retraite d’office par Darlan, en 1939, par mesure disciplinaire, ce dont il ne lui tiendra guère rigueur, puisqu’il fera échoué une tentative d’assassinat le visant, en métropole, comme nous l’avons vu) et le général Catroux. Ce dernier disposait d’un émissaire commun avec le gouvernement anglais, un pilote de la Compagnie du canal de Suez, un nommé Mittelmann, qu’il avait dépêché auprès de Weygand pour tenter de le rallier à De Gaulle, quand Churchill et Cadogan le dépêchaient auprès du comte de Paris pour tenter de lui faire jouer un rôle de premier plan en Afrique du Nord. Après avoir, en tant que commandant en chef et délégué de la France libre au Moyen-Orient, proclamé, au nom de De Gaulle, l’indépendance du Liban et de la Syrie, le 8 juin 1941, soit le lendemain de l’entrée des troupes franco-britanniques, Catroux s’avéra un agent de subversion au service de l’empire britannique, dans ces mêmes territoires français, sous couvert de démocratisation (ce qui, notons-le, au passage, s’accorde avec les origines anglaises et antifrançaises de la franc-maçonnerie, que ne dément pas De Gaulle, lorsque, dans les années 1960, il déclare à Alain Peyrefitte, à propos des francs-maçons français : « Ces gens-là n’aiment pas la France, ils préfèrent les Anglo-saxons » – C’était de Gaulle, II, p. 111 – De Gaulle qui, au demeurant, avait montré être parfaitement conscient de la tentative britannique d’évincer la France du Proche-Orient, comme en a été témoin Frenay – cf. La nuit finira, p. 232 – cf. Chamine, La querelle des généraux, p. 417-418, Ordioni, Le secret de Darlan, p. 106, Tout commence à Alger, p. 207, Boncompain, p. 179 et 183-184). Beaucoup des francs-maçons de l’entourage de De Gaulle avaient rejoint Londres pour fuir leur condamnation par le gouvernement du maréchal, quand d’autres francs-maçons, qui allaient aussi pouvoir rejoindre le CNL, d’une autre façon, comme nous le verrons, « avaient cherché un refuge au Maghreb », selon l’observation de Dupin de Saint Cyr (p. 185 – confirmée par Martin du Gard, p. 226). La plupart des premiers étaient sans doute visés par ce jugement de Charles Vallin, qui, ayant rallié Londres en septembre 1942, avait eu le temps d’en dresser un état des lieux, avant de fuir à Alger, où il s’adresse ainsi à Pierre Ordioni : « Son entourage [à De Gaulle] est composé de gens que Vichy a brimés ou qui n'attendent là que de prendre ou de reprendre les places. Ils ne se sont, en général, pas battus en 1940 et se foutent totalement de la guerre. Il ne faut surtout pas entrer en pourparlers avec eux, mais attendre que les meilleurs se rallient à Alger. » (Tout commence à Alger, p. 566)… conseil qu’aurait pu suivre Giraud, qui écoutera les sirènes, outre de Jean Monnet, de l’émissaire passé de la Manche à la Méditerranée, d’abord à Anfa puis à Alger. Catroux, dont, néanmoins, on ne sait si, dans l’esprit de Vallin, ancien de l’Action française puis du Parti social français, il pouvait figurer parmi « les meilleurs », ni s’il se foutait de la guerre : le 22 septembre 1940, il avait signé un traité autorisant l’installation en Indochine française, le long de la frontière avec la Chine, des Japonais – membres de l’Axe – sur le conseil des Etats-Unis et du Royaume Uni, mais sans l’autorisation de Pétain, qui, de ce fait, doit le remplacer au poste de gouverneur et s’arranger de la nouvelle situation (cependant que, dans une note adressée au Maréchal, le 25 juillet 1941, Darlan justifiera la signature du traité ; après avoir rappelé que l’Indochine se trouvait isolée de la métropole du fait de l’armistice et du blocus britannique, il continue : « Lorsque, en août 1940, les Japonais ont voulu occuper le Tonkin, nous pouvions refuser et accepter le combat contre des forces supérieures ou, encore, accepter l’aide chinoise. Nous aurions transformé le Tonkin en champ de bataille et de carnage. Il serait devenu japonais ou chinois, mais il ne serait pas resté français et aurait été ruiné. Le Japon ayant, par le traité du 30 août 1940, reconnu la souveraineté française, nous avons pu l’autoriser à faire stationner des troupes au Tonkin. » – note publiée intégralement par Alain Darlan, p. 306-307) Ensuite, Catroux était passé directement de l’Indochine à Londres, via la colonie britannique de Singapour et le protectorat britannique du Caire, Londres où, alors que De Gaulle en est absent pour un voyage en Afrique, il arrive, à la mi-septembre 1940, et d’où il repart, à la demande de Churchill, pour Le Caire (Fin août, De Gaulle s’est absenté de Londres, dans le but d’oublier et de faire oublier l’échec de son appel du 18 juin… cependant que son voyage commence par l’échec de la prise de Dakar, les 23 et 24 septembre… échec qui le pousse à prolonger dans le reste des colonies de l’Afrique noire, en une sorte de quête éperdue d’oubli et de revanche – pour ne pas dire de fuite en avant – qui aura finalement duré deux mois et demi). Le 18 octobre, Catroux va au-devant de De Gaulle en visite à Fort-Lamy, afin de lui faire allégeance, un mois avant d’être nommé par lui – alors en train de terminer son périple africain – délégué général de la France libre au Moyen-Orient, poste qu’il occupe jusqu’en juillet 1941, en étant installé au Caire… Catroux dont on est sûr qu’il déploya une grande habileté, d’abord, à s’introduire dans le proche entourage de De Gaulle, lors de leur rencontre au Tchad, provoquant ainsi le commentaire avisé de Paillat : « N'ayant guère de recrues de marque et de grande audience, de Gaulle, pour son ancien, se fait tout sucre et tout miel et lui porte un toast. Le ralliement de Catroux est, dans ce sens, un événement considérable. De Gaulle voit ainsi un officier d'un rang beaucoup plus élevé que le sien accepter de lui obéir » (t. I, p. 174), et de citer De Gaulle lui-même, dans ses Mémoires de Guerre, pour encore plus de clarté : « Il (Catroux) répondit d'une façon très noble et très simple qu'il se plaçait sous ma direction. Eboué (gouverneur noir du Tchad rallié à la France Libre) et tous les assistants connurent, non sans émotion, que, pour Catroux, de Gaulle était, désormais, sorti de l'échelle des grades et investi d'un devoir qui ne se hiérarchisait pas. Nul ne se méprit sur le poids de l'exemple ainsi donné… » (L’appel, p. 114)… enfin, Catroux, dont on est sûr qu’il montra ensuite une grande habileté à servir le changement de régime à Alger, en persuadant aussi bien De Gaulle que Giraud qu’il le faisait dans leurs intérêts respectifs et leur intérêt commun… et qui, du reste, ne fut jamais un rallié au gouvernement giraudiste d’Alger, mais bien un agent gaulliste, trouvant sur son chemin les ralliés. Nommé gouverneur général de l’Algérie par De Gaulle, de juin 1943 à septembre 1944, surnommé, plus tard, en 1956, « le bradeur » par la population d’origine européenne, il échouera, à cette date, à y prendre ses fonctions de ministre résident, en devant céder la place à Robert Lacoste (cf. Giraud, De Gaulle et les communistes, ch. 13)…

Ajoutons que d’autres, pouvant être jugés de la mouvance de Catroux, mais retenus en Afrique, tels le colonel de gendarmerie Tubert, mis à la retraite pour appartenance à la franc-maçonnerie et devenu le bras armé de Capitant, ou encore le commandant Paul Grossin, radié de l’armée pour la même raison et devenu membre du groupe de Capitant, avaient rejoint l’exilé de Londres, sans faire le voyage. Du reste, il convient de préciser que, avant de connaître ces ralliements de francs-maçons, De Gaulle avait eu sa carrière et son élévation dans la hiérarchie militaire grandement favorisées par deux généraux francs-maçons, Matter et Bourret… dont il fera du premier le président de la Commission d’épuration et de réintégration des personnels militaires… quand il fera – quasiment, puisqu’en le confirmant à son poste, qu’il occupait depuis peu – du franc-maçon Paul Grossin, que le second avait placé, avec lui De Gaulle, à l’état-major de la Vème armée (où De Gaulle prendra le commandement de la 4ème Division de cuirassés), le directeur du SDECE, après l’avoir nommé, en juin 1944, chef de son cabinet militaire de Président du Gouvernement provisoire… (cf. Boncompain, ibid., p. 231-233) Il est vrai que Darlan avait eu, lui aussi, son ascension dans la hiérarchie militaire grandement favorisée par deux francs-maçons, les amiraux Tavera et Violette, le premier lui ayant permis de devenir le chef d’état-major général de la marine, en 1937, après avoir favorisé sa rencontre et sa collaboration avec Blum (notamment dans le cadre du soutien aux républicains espagnols, qui ne fut néanmoins pas tant, chez Darlan, une sorte de passage obligé, en contrepartie de sa nomination future, que le résultat de sa prise de conscience du risque que ferait courir à la France une Espagne passée à la solde de l’Allemagne nationale-socialiste et de l’Italie fasciste, auxquelles elle serait redevable d’une victoire acquise grâce à leur aide militaire, en conséquence de quoi la France aurait à combattre sur trois fronts. Analyse qu’il partageait avec l'amiral Esteva et le général Noguès, mais qu’il ne tarda pas à réviser, après s’être rendu compte que la maîtrise de la mer par les nationalistes les menait à la victoire et qu’il convenait donc d’en prendre acte, et qui, par ailleurs, était sans prendre en compte certains facteurs, pour la plupart à venir : d’une part, l’habileté de Franco et son attention portée à l’état de délabrement de son pays, résultat de la guerre civile, qui le conduit à s’accorder avec le message que lui adresse Roosevelt, en juin 1940 : « L’entrée de l’Espagne dans la guerre aux côtés de l’Allemagne serait un suicide. L’économie espagnole ne peut se passer des fournitures américaines. Or la neutralité absolue de l’Espagne est et restera la condition du concours des Etats-Unis », et, d’autre part, l’appui déterminant que lui fournissent l’amiral Canaris et ses services de l’Abwehr pour parer aux exigences outrancières d’Hitler, dont la satisfaction entraînerait une réaction militaire de l’Angleterre sur le territoire même de l’Espagne, notamment dans ses ports et ses îles de l’Atlantique, appui de Canaris pour lequel ses deux dernières rencontres avec le Caudillo d’août 1940 et juillet 1942 semblent avoir été décisives. L’Espagne bénéficiait de la neutralité officielle de la France, neutralité à laquelle Blum s’était décidé, sous la pression diplomatique de l’Angleterre et par crainte que le conflit ne s’envenime, du fait du soutien soviétique, d’un côté, et de l’autre, italo-germanique, neutralité que, du côté espagnol, il ne pouvait être question de perdre. – cf. Ordioni, Le pouvoir militaire en France, II, p. 472, Gaël Pilorget, Canaris : « Maître-espion » du Reich, d’un bout à l’autre de l’hispanité, Maurice Schumann, Un certain 18 juin, p. 215, Docteur, p. 111-113, Coutau-Bégarie et Huan, p. 116 et 151-152, Melton, p. 49-52, Alain Decaux, Le mystère Canaris). Pour en revenir précisément aux parcours respectifs de De Gaulle et de Darlan, il semble, pourtant, y avoir une différence de taille entre les deux : ce dernier peut être estimé n’avoir pas été manœuvré par Tavera, mais, au contraire, l’avoir manœuvré : conscient de son influence considérable chez les radicaux-socialistes, les francs-maçons et les membres du Front populaire, il le nomme chef de son cabinet, lui permettant ainsi de commencer son travail d’influence en sa faveur, avec sans doute pour effet ce qu’a rapporté André Blumel, ancien directeur de cabinet de Blum, dans une lettre d’après-guerre à Jean-Raymond Tournoux : « [Darlan] était très vigoureusement soutenu par Goude (…) Je me suis toujours demandé si les liens qui existaient entre eux deux n’étaient pas dus à la Franc-Maçonnerie. » Emile Goude, franc-maçon au Grand orient, fut député socialiste de 1910 à 1936, période pendant laquelle il devint vice-président de la Commission de la Marine militaire (cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 114-120, et Péan, p. 140-141, Pétain et de Gaulle, p. 445). Par ce travail d’influence dans les ministères et officines de la IIIème république, Darlan cherchait et réussit à obtenir des crédits pour son grand projet de modernisation et d’augmentation du tonnage de la Marine. À l’inverse de l’initiative prise par Darlan, De Gaulle fut repéré et flatté par Matter, en une sorte de préfiguration de ce que fera Catroux. Son attention portée à l’armée de terre ne dépassa pas le stade de la diffusion d’une théorie sommaire sur la guerre de mouvement, au moyen des chars, et l’utilisation de l’aviation comme moyen de reconnaissance. Pour finir, on s’amusera à relever la connivence entre le président du CFLN, décidant la nouvelle appellation officielle « association dite secrète », et Laval (cf. supra), probablement franc-maçon (du moins, peut-être), mais contestant avoir jamais appartenu à une « société secrète »…

Un passage de l’article de Franco doit être cité intégralement : « Ne convenait pas aux intérêts maçonniques européens contrôlés par l’Angleterre la prépondérance de Darlan que parrainaient Roosevelt et la Maçonnerie américaine, et ne manqua pas la main d’un fanatique qui s’y prêterait facilement. Faire silence sur la mort correspondra à l’action maçonnique. C’est ce qui s’est produit. » Le fanatique ne devait pas être issu des rangs de la franc-maçonnerie. À quoi l’on pourra objecter que, ses oncle et tante, Fernand et Catherine époux Bonnier de la Chapelle, auxquels son père, divorcé, l’avait confié, pour son éducation, étant l’un « franc-maçon notoire », l’autre « petite-fille du très quarante-huitard Jules Hetzel », comme les présente la mère de Xavier Walter, Odile Walter, dont la famille maternelle était intime avec les Hetzel, et elle-même ainsi que ses parents intimes avec l’oncle et la tante du jeune Fernand (cf. Un roi pour la France, p. 471 et 973-976), il n’avait donc pas vraiment plus de chance, a priori, de paraître issu des rangs du royalisme, d’autant plus qu’il devint – si l’on peut dire – royaliste ou prétendument tel, en un mois, sous le coup d’une possible manipulation psychologique ou mentale pouvant trahir une opération de services secrets et qui aurait été prodiguée par Henri d’Astier et peut-être l’abbé Cordier (rôle de d’Astier dont demeurèrent absolument convaincus ses oncle et tante tuteurs), comme en témoigne, le soir même de son arrestation, Fernand lui-même, devant les commissaires Esquerré et Garidacci : « Je n’étais pas du tout monarchiste, je n’y pensais même pas (…) Au cours de nos conversations, M. d’Astier me montrait que la seule solution pour que la France voie s’ouvrir devant elle un avenir brillant était un retour à la monarchie, régime dont il me faisait l’éloge. Ces conversations ont duré environ un mois. M. d’Astier me laissait entendre qu’avec le nom que je portais, sous un tel régime politique, j’aurais pu devenir un jour ambassadeur (…) Vers le 20 décembre, tant M. d’Astier que l’abbé Cordier qui habitait chez lui me firent comprendre que le seul obstacle à l’arrivée en France de cet avenir si favorable était la présence de l’amiral Darlan à la tête du gouvernement (…) Progressivement, j’ai compris que ces messieurs recherchaient un jeune homme courageux, convaincu de la grandeur de sa mission, qui accepterait d’accomplir une action historique : faire disparaître l’amiral. » Remarquons que, en affirmant avoir subi un conditionnement monarchiste depuis le 20 novembre, Bonnier n’en fait pas, à proprement parler, une manipulation préparant à un acte criminel – même si celui qui a rédigé le procès-verbal a sans doute cherché à le laisser croire, en montant en épingle des discussions dithyrambiques et flatteuses autour de la monarchie, juste avant de mentionner que, à dix jours de la fin décembre, pensant soudain avoir recours à l’élimination physique du haut-commissaire, d’Astier et Cordier ont cherché un exécutant et l’ont trouvé fin prêt en la personne avec laquelle ils discutaient jusque-là. La précision est importante, car elle rend possible que les deux associés de la rue La Fayette aient eu recours à cette solution, à l’instigation du frère du premier, alors en visite à Alger, et qu’ils n’ont jamais programmé Bonnier à être un tueur. Du reste, à défaut de preuve d’une manipulation de services secrets sur la personne de Bonnier – et nonobstant que ce défaut peut précisément être l’indice d’une telle manipulation – on pourra se contenter de ce que dit de Monsieur d’Astier, Pierre Boutang : « Il avait tout du Condottiere, chef de bande, d’ailleurs follement aimé des jeunes gens qui le suivaient » (Royaliste, n° 310), ou encore Chamine : « Admirable meneur d’hommes, d’Astier les qualifie en même temps qu’il les choisit (…) en cherchant [en eux] la part impérissable, il oblige ceux qu’il appelle à ressembler à l’image favorable qu’il a d’eux. Et ses disciples lui sont reconnaissants des qualités qu’ils se découvrent. » (La conjuration d’Alger, cité par J.-B. d’Astier, dans son ouvrage) (Rappelons, quand même, que les d’Astier de la Vigerie et les Bonnier de la Chapelle n’étaient pas sans se connaître, de longue date : en région parisienne, la demeure d’un autre oncle de Fernand, Gaston, était voisine de celle d’Henri d’Astier, et un appartement appartenant à une autre de ses tantes avait été loué par le même d’Astier – cf. Vergez-Chaignon, p. 127 – en outre, se défiant de son frère, qui ne s’était jamais vraiment occupé de son fils, l’oncle Fernand avait confié, à son tour, le jeune Bonnier à un ami, président du cercle aérien d’Alger, Paul Homo, au moment où le premier quittait Paris pour Alger, fin décembre 1940, ami qui, à Alger, allait, vingt-deux mois et demi plus tard, le faire entrer en contact avec Henri d’Astier, deux semaines avant que, comme nous l’avons vu, Van Hecke ne le désigne pour assurer le lien entre le domicile de ce dernier et le Corps franc ; cette version, qui est celle de Vergez-Chaignon complétée des témoignages de Bonnier et de Van Hecke, diverge de celle d’Odile Walter, selon laquelle Fernand fut confié directement, depuis la métropole, dès avant son départ, à Henri, lui-même sur le point de réaliser son propre projet de gagner l’Algérie, depuis la zone libre, ce qu’il fera, en passant plusieurs semaines à Alger, de la fin janvier à la fin février 1941, avant de gagner Oran ; départ de Bonnier qui – tous étant d’accord sur ce point – avait visé à délivrer l’oncle tuteur, aux activités secrètes de résistant, de l’ostensible et fougueuse hostilité à l’occupant de son neveu – ce qui, entre autres arguments, fait dire à Odile Walter : « Il est évident que Fernand [le neveu] fut ″du clan d’Henri d’Astier de la Vigerie″ qui, lui, était royaliste, et gaulliste aussi »… dernière qualité que n’est pas sans corroborer, indirectement, un autre témoin de l’époque, Françoise Attinger, dont, en région parisienne, la demeure familiale était voisine de celle de Gaston Bonnier et dont la sœur avait pour marraine la petite amie du jeune Fernand : selon Attinger, qui s’est confiée à Douglas W. Alden, qui la cite dans sa postface de l’édition anglaise de l’ouvrage de Mario Faivre, dès cette époque « Fernand était un fervent gaulliste » – p. 181. Malgré son royalisme prétendu et sa fréquentation de la demeure algéroise de d’Astier, Fernand, si l’on en croit Geoffroy d’Astier, n’aura finalement jamais rencontré, ni même aperçu, le comte… ce que paraît pourtant contredire le témoignage du capitaine Gaulard, qui rapporte les mots suivants du jeune Fernand : « le comte de Paris, que je connais », mots que, dans son interview de 1972, l’abbé Cordier se permet de rendre par : « J’ai vu le comte de Paris », mais dont le lieutenant Schilling, qui assista, par intermittence, aux confidences du condamné, aux côtés du capitaine, omet, dans son propre rapport, le final « que je connais »).

Qu’il eût été ou non à finalité meurtrière, et qu’il eût été ou non le fait de services secrets, le conditionnement de Bonnier aurait fini par lui faire déclarer, lui qui, au second semestre 1941, dans le cadre des Chantiers de la jeunesse, prononçait des allocutions déférentes à l’égard du Maréchal (cf. Vergez-Chaignon, p. 75 – peut-être un exercice imposé, qui, en tout cas, serait à distinguer des odes qu’il écrivit en l’honneur du Maréchal Pétain, que Van Hecke déclare au juge avoir retrouvées dans ses affaires, et que Raynaud tenaient pour des poèmes « très anciens, datés probablement de l’été 1940 » – cf. Voituriez, p. 163, Decaux, p. 96) : « J’ai tué l’amiral Darlan qui a fait plus de mal à son pays qu’Hitler lui-même. Hitler, lui, travaillait pour le peuple allemand, tandis que l’Amiral travaillait pour lui-même » (déclaration faite à Esquerré, en présence du directeur de la sûreté générale, Léon Muscatelli, et rapportée par ce dernier à Voituriez, le 10 janvier) ; selon l’amiral Moreau, « il paraît qu’il a dit qu’il aurait tué aussi bien le Maréchal que Darlan si l’occasion s’en était présentée ; il estimait que l’un et l’autre avait fait plus de mal que Hitler… » (Les derniers jours de l’amiral Darlan, p. 278-279) – le genre de jugement de valeur qu’il n’était pas rare d’entendre de la bouche de gaullistes, jusque notamment sur les ondes de radio Brazzaville, destinée à la propagande dans l’Empire, et pourtant nullement sous censure allemande, tout comme l’hebdomadaire paraissant à Londres La Marseillaise, très pourvu en moyens financiers, qui, à l’automne et l’hiver 1942, produisit une série d’éditoriaux très offensants pour les Américains débarqués et pour les Français qui les avaient accueillis, l’un d’eux, paru le 27 novembre, affirmant que « l’occupation par nos amis Américains d’une terre qui nous a coûté tant de sang affecte plus gravement le pays que l’occupation par les Allemands de départements français, parce qu’elle l’atteint dans son honneur (…) Nous qui sommes de ces terres saignantes, nous déclarons  que le nouvel esclavage devra être aboli et que les négriers si étoilés soient-ils, doivent passer à la chaise électrique. » (cité par Chamine, p. 399, Bret, p. 383-384, et Sérigny, Echos d’Alger, p. 228-229). Mais De Gaulle n’avait-il pas lui-même donné, assez sournoisement, la mesure, en écrivant à Churchill, à la mi-novembre 1942 : « L’avènement de Darlan en Afrique du Nord, avec le concours des Américains et ″au nom du maréchal″, constitue, à mon avis, un fait capital de cette guerre. Je crois qu’en ce qui concerne la Nation française, ce fait dépassera, par ses conséquences futures, la capitulation de Bordeaux » ? Parallèlement, Fernand Bonnier est souvent présenté comme exalté et impulsif, arrogant et entreprenant, description qui est pourtant à mettre en balance avec d’autres, comme celles faites par ses amis Faivre et Raynaud, que nous avons citées, au début de notre enquête, et que rejoint – à moins qu’elle ne s’en inspire – celle d’un autre de ses camarades, Philippe Ragueneau, qui, parti sur le front tunisien, était absent d’Alger depuis le 21 novembre 1942, et le restera jusqu’au mois de novembre de l’année suivante : « si discret, presque effacé, insoupçonnable au moment du passage à l’acte [contre l’amiral] » (cité par Walter, p. 466). En définitive, Walter semble résumer pertinemment le personnage du meurtrier, en le qualifiant de cyclothymique. Cordier déclara, un jour, à Mario Faivre et Roger Rosfelder, comme ce dernier l’a rapporté, en 1972 (dans un témoignage dont nous avons, néanmoins, vu qu’il pouvait être sujet à caution) : « J’ai le garçon qu’il nous faut. Un brave petit totalement dévoué » ; et, le 22 décembre, comme nous l’avons dit, il déclara au même Faivre, à Henri d’Astier et à Marc Jacquet : « Il faut faire en sorte que ne soit mis en cause ni la Résistance, ni de Gaulle, ni le comte de Paris. Ce doit être classé comme l’acte d’un isolé. » (cf. Chantérac, p. 220 et 222, et Faivre, III) ; un meurtre qui, dans l’hypothèse où les Britanniques en auraient été les seuls commanditaires ou les principaux commanditaires, aurait donc été commis, pour user d’une métaphore, triplement par la bande, si l’on tient Bonnier pour un individu séparé – gaullistes, royalistes, Bonnier – et, pourrait-on dire, au sens propre, par trois bandes – Britanniques, gaullistes, royalistes – et un individu en marge.

Ainsi, pour reprendre le fil de l’analyse de Franco, bien suppléée dans son rôle d’élimination, l’action maçonnique n’avait qu’à être cantonnée au rôle d’étouffement de l’affaire… action qui était d’autant plus justifiée qu’elle devait prévenir un conflit avec les loges étasuniennes… or, pour autant, continue Franco : « la franc-maçonnerie américaine l’a su et ne l’a pas pardonné. Un abîme s’est ensuite ouvert entre les deux Maçonneries (…) ». Pourrait avoir témoigné d’une fidélité aux uns et d’un ressentiment à l’égard des autres, la visite que fit, la veille de mourir, Roosevelt au fils de l’amiral, dont il avait aidé à l’installation aux Etats-Unis, en mai 1943 (peut-être le plan qu’il avait prévu pour son père, lequel, dans une lettre qu’il avait adressée au président, le 4 décembre, lui avait fait part de son intention « après la victoire acquise, de rentrer dans la vie privée »… ce qu’il avait déjà annoncé, dans une lettre au général Clark, dix jours auparavant, en exprimant « la ferme intention de rentrer dans la vie civile » – lettres citées par Soustelle, Envers et contre tout, II, p. 25, Soustelle qui interprète ces lettres comme une tentative d’amadouer les Étasuniens, après qu’ils l’eurent déclaré publiquement n’être qu’un recours temporaire). Hospitalisé à la clinique de Warm Springs, dans l’Etat de Géorgie, où le président étasunien avait l’habitude de se reposer et de se faire soigner, Alain Darlan était frappé de la même maladie que lui, la poliomyélite. Séjournant dans la clinique depuis une dizaine de jours, Roosevelt lui rendit visite, dans l’après-midi du 11 avril 1945, avant de décéder, dans l’après-midi du jour suivant. Après s’être remarié aux Etats-Unis, Alain Darlan finira par regagner la France. Comme nous l’avons vu, sa maladie était survenue brusquement, à la mi-octobre 1942, et son aggravation subite avait obligé son père à quitter d’urgence Vichy pour Alger, le 5 novembre… en le rendant présent pour le débarquement de l’armée étasunienne en Afrique du Nord, qui eut lieu trois jours plus tard, et, par la même occasion, en lui faisant prendre de court Giraud et le « groupe des Cinq » qui avait mis au point ce débarquement, en collaboration avec le consul des Etats-Unis et Eisenhower… un désaccord très important subsistant, néanmoins, entre les Cinq et les Étasuniens, les premiers, par-delà l’accommodement qu’ils avaient consenti en novembre, ne voulant finalement pas de Darlan à la tête des Armées, ni à aucun autre poste de gouvernement civil ou militaire, au contraire des seconds…

 

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