12 - Le général y va franco
Nous avons vu que l’un des motifs pour lesquels des royalistes auraient voulu écarter Darlan du pouvoir était son appartenance à la franc-maçonnerie, du moins son appartenance présumée. Or, une question subséquente est de savoir si, dans le cadre de l’assassinat qui allait avoir lieu, cette appartenance n’aurait pas été un facteur d’une plus grande ampleur que celui qui aurait pu concerner, au premier chef, voire exclusivement, des intérêts royalistes français. Mais, avant toutes choses, il convient de déterminer si des contemporains de l’amiral avaient ou auraient eu raison de le tenir pour franc-maçon. Selon les biographes de Darlan, Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan, « on a souvent dit qu’il était franc-maçon, mais la preuve n’a jamais pu en être apportée. Son fils a affirmé le contraire (…) » Les auteurs avancent ensuite une argumentation, dont, par certains côtés, il peut être difficile de se contenter : des listes officielles maçonniques attesteraient qu’il n’a jamais été membre de la Grande Loge de France ni du Grand Orient, si l’on en croit des courriers de ces loges datant de 1935, que publie Alain Darlan dans son ouvrage (les biographes parlent, sans doute par erreur, d’un courrier du Grand Orient datant de 1940). Au moment de l’entrée des Allemands dans Paris, le 14 juin 1940, toutes les loges passent pour avoir détruit leurs listes, afin de les soustraire à l’occupant, hormis le Grand Orient dont l’immeuble a été placé sous scellés et sous surveillance, dès le premier jour de la présence allemande, empêchant ainsi la fuite d’une partie des archives. La Grande loge de France passe pour avoir pris ses devants, en transportant ses fichiers à Orléans, où elle les aurait incinérées. Pour autant, les Allemands investissent son immeuble parisien, où ils trouvent du « matériel maçonnique », puisque, le 1er juillet, Alfred Rosenberg, directeur de l’ERR (organisme chargé, dans les territoires occupés, d’effectuer les saisies dans les archives, les bibliothèques et les musées, et, accessoirement, dans les librairies et les bouquineries), informe Martin Bormann qu’il en a été trouvé abondamment aussi bien dans les locaux du Grand Orient que dans ceux de la Grande Loge de France. À cette époque, sans doute ce matériel a-t-il été trouvé par les services d’Abetz, qui, selon Barbara Lambauer, ont « mis la main sur un fichier rassemblant l’ensemble des loges françaises » ; services dont l’ERR prend le relais, à la fin de septembre (cf. p. 161 et 180). Qu’elles aient été saisies par les Allemands, en zone occupée, ou par la police française, en zone non occupée, les archives maçonniques viennent alimenter, à partir du 27 août, l’office de centralisation et d’inventaire des archives maçonniques, dont la création et la direction ont été confiées par le ministre de l’Instruction publique à Bernard Faÿ, membre du Collège de France et, depuis le 11 août, administrateur général de la Bibliothèque nationale, où les archives avaient d’abord été déposées. Du même coup, elles alimentent un réseau de chercheurs et d’enquêteurs sur la franc-maçonnerie, né, pour une part, à l’initiative du gouvernement de Vichy et notamment du Maréchal et de son entourage proche (en zone occupée, pas moins de cinq services antimaçonniques distincts, quatre français et un allemand, sont en charge de la question) et dont les travaux seront publiés, à partir d’octobre 1941, notamment dans le mensuel Documents maçonniques, considéré comme le « véritable journal officiel de l’action antimaçonnique » (Quelques articles y sont empreints d’antisémitisme). À l’automne 1941, la recherche des sources n’est nullement considérée comme terminée, puisqu’un décret du 17 novembre donne à Faÿ « mission de rechercher, de réunir, de conserver et d’éditer tous les documents maçonniques en vue de l’application de la loi du 11 août 1941 » (loi dont nous reparlerons). Pour ce qui est des archives que les Allemands ont pu saisir, ils ont eux-mêmes procédé à leur tri, avant d’en diffuser le contenu aux Français, qui durent ensuite travailler sous la surveillance et parfois sous les ordres des quelques adjoints allemands qui leur avaient été imposés.
Entré, avec les troupes allemandes, dans Paris, dès le 15 juin, jour où l’ambassade d’Allemagne rouvre, Otto Abetz y est affecté, au début de juillet, avant d’en prendre la tête, au début du mois suivant, avec un statut très particulier : il a été nommé ambassadeur dans un pays vaincu (nomination qui, aux yeux du gouvernement de Vichy, trahit l’inquiétude des Allemands quant à la durée du conflit avec l’Angleterre, l’établissement d’une voie diplomatique avec la France étant devenu pour eux, dans ce cas, un atout ; dans la même veine s’inscrit sans doute l’ouverture, à Paris, d’une instance d’appel à la commission d’armistice de Wiesbaden, annoncée par Abetz dès son entrée en fonction – cf. Louis-Dominique Girard, Montoire, Verdun diplomatique, p. 140-141) ; il jouit de prérogatives très étendues, qui lui permettent de concurrencer, contrôler, soutenir ou s’opposer – en un mot, s’imposer – à tout autre organisme d’occupation, selon la ligne générale du régime nazi ; enfin, il n’a d’ordre à recevoir et de compte à rendre que directement à Hitler, en personne (cette ambivalence du statut étant bien dans la ligne de la mission que lui a confiée Hitler : semer la division et la confusion chez les Français, y compris chez les collaborateurs, afin qu’aucun ne puisse émerger, s’imposer et établir un régime fort pouvant concurrencer celui de Berlin, comme Darlan l’a lui-même relevé, dans une note de l’année 1942 : « [Hitler] fait mener par l’ambassade à Paris et les S.S. une politique de dissociation de l’unité française (MSR, RNP, PPF, autonomistes bretons, communistes même, au début) », politique qui s’exprimait jusque dans les rangs du haut commandement militaire allemand à Paris, dont une directive stipulait que « tout doit être entrepris du côté allemand pour favoriser la désunion intérieure et partant la faiblesse de la France » – cf. L’amiral Darlan parle, p. 302, et Boncompain, p. 473 – Notons que De Gaulle était sans doute au courant de ces procédés allemands et en bénéficiait sciemment : en omettant d’attaquer de front les nazis – aussi bien par le discours que par ses dix mille hommes armés – et en portant toutes ses attaques contre Vichy, il se protégeait et se préparait à être celui qui s’impose. Les Allemands n’ont jamais témoigné d’une détermination à l’éliminer physiquement.) Ardent partisan d’un rapprochement entre l’Allemagne et la France depuis 1930, tout en étant progressivement attiré par le socialisme national allemand, Abetz crée, en 1935, deux associations parallèles, l’une à Berlin, la Deutsch-französische Gesellschaft, l’autre à Paris, le Comité France-Allemagne, dont il délègue la fondation à des Français, parmi lesquels Jules Romains et Fernand de Brinon, le tout s’accompagnant de la création de périodiques, notamment des Cahiers franco-allemands, dans lesquels seront publiés un grand nombre d’intellectuels, d’artistes et de politiques français. Il adhère au NSDAP, en 1937, quelques mois avant d’adhérer à une loge maçonnique franco-allemande affiliée à la Grande loge de France (cf. Jean-André Faucher, Histoire de la Grande loge de France – adhésion dont Lambauer ne fait aucune mention), période pendant laquelle il devient attaché de l’émissaire allemand à Paris. Le Comité France-Allemagne a pour but d’attirer et d’influencer les milieux culturels et politiques français, afin de leur faire abandonner leur réticence ou leur hostilité au régime nazi : l’opération connaîtra un succès certain, l’absence d’opposition au projet de remilitarisation de la Rhénanie, que le président du Conseil Albert Sarraut refuse de faire préventivement réoccuper, en mars 1936, s’expliquant, en grande partie, par ce travail de sape en réseaux (Remarquons que, ministre de l’Intérieur, en 1939, Sarraut fera néanmoins interdire le parti communiste, à la suite du pacte germano-soviétique). Le jeune agent est finalement expulsé de France (par Sarraut), le 30 juin 1939, au motif de soupçon d’espionnage et de tentative de déstabilisation du pays par des campagnes d’influence. Marié à une Française (ancienne secrétaire de Jean Luchaire, très proche de la franc-maçonnerie, directeur de la revue Notre temps et de l’Institut international de coopération intellectuelle), il mourra avec elle, dans un accident de voiture suspect, sur une autoroute, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le 5 mai 1958, date dont on ne peut éviter de remarquer qu’elle précède, de quelques jours, celle du rappel programmé de De Gaulle au pouvoir (coïncidence pouvant donner lieu à des interprétations contraires : ou bien les gaullistes s’assuraient le silence d’un témoin pouvant gêner l’installation au pouvoir de De Gaulle, ou bien d’autres, voire certains des leurs, les empêchaient de relancer des enquêtes sur les réseaux Abetz). La voiture – une Volkswagen – dont la direction se bloqua, lui avait été offerte, en cadeau, par un Français… peut-être l’un de ses nombreux « amis » français qui, à l’instigation de ses défenseurs et anciens collaborateurs allemands, étaient intervenus, à partir de 1951, pour le faire libérer ; au final, sa peine de vingt ans de travaux forcés pour crimes de guerre prononcée en 1949 ayant été écourtée de trois quarts (non sans l’avis très favorable du président Vincent Auriol, franc-maçon, qui jugeait qu’il n’avait commis aucun crime de guerre et qu’il en avait même empêché, et avait craint de lui accorder sa grâce plus tôt – en lui accordant, malgré tout, une remise de peine de deux ans – car ne pouvant justifier, auprès de l’opinion publique, qu’elle ne fût accompagnée de celle du docteur Henry Martin, « objet d’une campagne de libération comparable, à laquelle il entend[ait] résister » selon Lambauer – p. 694-695 – Martin qui, en décembre 1940, avait dû suppléer, in extremis, le colonel Groussard pour diriger l’arrestation de Laval, comme le raconte Péan, et chez qui l’antigermanisme s’ajoutait à l’antimaçonnisme. Contrairement aux ordres donnés par Peyrouton, et bien que cela n’entrait pas dans ses attributions, Alibert avait mis les Groupes de protection du colonel sur le coup du 13 décembre ; au dernier moment, Groussard, furieux de ne pas recevoir de consigne et de ne pas être tenu au courant de l’état d’avancement du projet, avait maintenu ses hommes en marge de l’opération, hormis quelques-uns d’entre eux – notamment François Méténier, le chef du service action – qui avaient rejoint, d’eux-mêmes, l’intérieur de l’hôtel où résidait Laval, et qui s’étaient placés spontanément sous le commandement de Martin, collaborateur de Groussard, à la branche renseignement des GP. L’implication hasardeuse des GP n’en avait pas moins entraîné, à la demande des Allemands et de Groussard lui-même – las d’avoir à affronter des oppositions de toutes parts – leur dissolution, deux jours plus tard. – cf. Péan, p. 240-245, Peyrouton, p. 180-183).
Plus tard, Philippe De Gaulle paraîtra lever le voile sur les procédés utilisés par les services spéciaux créés par son père et qui, depuis le début de la guerre, avaient connu plusieurs transformations et changements de noms, notamment du BCRA au SDECE, en passant par la DGSS, cette dernière, fin novembre 1943, sous la direction de Soustelle, ayant fusionné les services du renseignement militaire de Giraud – dont étaient en charge les colonels Paillole, Rivet et Ronin – avec le BCRA de Passy : « Si de Gaulle avait voulu éliminer Darlan, il lui suffisait de demander au colonel Passy de s’en charger avec les hommes de la BCRA qui étaient nombreux en Algérie. La voiture de l’amiral aurait eu un accident et personne ne se serait posé de questions. » (De Gaulle, mon père, p. 279). Le propos semble tomber à plat pour ce qui est de Darlan : le BCRA ne sera implanté en Algérie que trois mois après la mort du haut-commissaire ; il ne pouvait donc être question d’un personnel présent à l’automne 1942, encore moins d’un personnel nombreux. D’ailleurs, si cela avait été le cas, le fils De Gaulle nous livrerait une information d’une grande importance sur le pouvoir gaulliste, à cette époque et dans cette région, un pouvoir qui aurait donc été tel que commettre un assassinat autrement qu’au moyen d’une voiture ne lui aurait certainement pas été impossible… cependant qu’Ordioni nous livre une information intéressante : parmi les royalistes qui avaient été membres des Groupes de protection du colonel Groussard – puissante police parallèle aux activités de résistance, dont la création avait été décidée conjointement, en septembre 1940, par le ministre de la Guerre Huntziger et le ministre de l’Intérieur Peyrouton, et dont Darlan venait de dissoudre la branche renseignement (le CIE – Centre d’informations et d’études), dès son arrivée à la vice-présidence du Conseil et au ministère de l’Intérieur, en février 1941, après que les GP eux-mêmes, du moins leur branche action, avaient été dissous, le 15 décembre (cf. supra) – et qui, au nombre d’une quarantaine, furent de passage – pour certains durablement – à Alger, en février 1942, pour échapper aux poursuites de l’amiral et dans le but de gagner Londres, via Gibraltar (Londres où Groussard lui-même se rend directement, en juin, nullement dans l’intention de rencontrer De Gaulle ou des gaullistes – auxquels le lie une détestation réciproque – mais, étant donné l’inquiétante tournure des négociations des protocoles de Paris, pour y nouer des contacts avec le gouvernement anglais, sous couverture du ministre de la Guerre, le général Huntziger, qui, avec l’accord de Pétain, mais à l’insu de Darlan, l’a chargé de cette mission), figurait Armand de Tinguy du Pouët, qui, précise Ordioni, « [une fois la Méditerranée franchie] ″se met à son compte″ : il parviendra à entrer en rapport avec les Free French, et deviendra à Alger l'agent de renseignements du B. C. R. A. » (Tout commence à Alger, p. 165) (Notons que Huntziger finira par informer Darlan de la mission de Groussard à Londres, décuplant ainsi la hargne de l’amiral contre ce dernier et contre Loustaunau-Lacau, dont le réseau Alliance venait d’être créé pour remplacer les GP : par-delà son anglophobie et par-delà le fait qu’il détestait que les services de renseignement et de police ordinaires fussent doublés par d’autres, il craignait, étant en pleine tractations avec les Allemands, que ces derniers découvrent un double-jeu de Vichy). Le témoignage laisse entendre que Tinguy, qui quittera l’Algérie en août 1943 pour participer au débarquement de Provence, est devenu l’agent – vraisemblablement l’unique agent – du BCRA, avant qu’André Pélabon, qui arrive à Alger, à la fin de février 1943, n’y fonde la première cellule officielle du BCRA, à la fin du mois suivant. Ajoutons, cependant, que, lorsque le général François d’Astier et son officier d’ordonnance, le capitaine Pompéi, arrivent à Alger, le 19 décembre, ils sont accompagnés de Fred Scamaroni, alias capitaine Séveri, agent du BCRA et membre de l’état-major particulier de De Gaulle. C’est sans doute à l’action de cet agent que fait allusion, dans ses Mémoires, le comte de Paris, lorsqu’il rapporte que « l’enquête révéla que les billets de banque, trouvés dans les poches de Bonnier, venaient tout droit d’une banque anglaise, et que, avant d’arriver entre les mains du jeune homme, ils avaient transité par le B.C.R.A. qui les avait, ensuite, confiés à Henri d’Astier » (p. 217), témoignage que corrobore parfaitement le fait que Séveri accompagnait François d’Astier, lors de sa rencontre avec le comte, au domicile de son frère. Selon Chantérac, « le capitaine Séveri restera jusqu’à la fin décembre à Alger, protégé par la mission du SOE Massingham. Le 28 décembre, il enverra au BCRA un compte-rendu des événements qui se sont déroulés depuis son arrivée à Alger », puis il partira en Corse, dans le cadre d’une mission BCRA-SOE, avant d’être arrêté sur l’île par la police secrète italienne, aux interrogatoires de laquelle il réchappera finalement, en mettant fin à ses jours. Date du 28 décembre dont on remarque qu’elle est celle, à la nuit tombée, de la tentative d’assassinat de Murphy et de la tentative d’enlèvement de Giraud, dont nous avons déjà parlé. Pendant la dizaine de jours passés à Alger, toujours selon Chantérac, Séveri a été « le représentant personnel du chef de la France combattante auprès du Pr René Capitant », auquel il a apporté « les instructions personnelles et secrètes du général de Gaulle. » (cf. Réplique – L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 332-335) Pour compléter notre tableau de la présence du BCRA en Afrique du Nord à l’automne et l’hiver 1942, ajoutons que, selon Ordioni, au moment du débarquement d’Afrique, se trouve à Alger un nommé Guy Cohen, alias Guy Calvet, « agent à la fois du B.C.R.A., de l’Intelligence Service, du ″groupe des Cinq″ et du S.R. de Vichy », qui, dans la matinée du 7 novembre, informe discrètement le colonel Chrétien que le débarquement va avoir lieu dans la nuit, avant de disparaître pour ne pas avoir à en parler au général Juin… (cf. Tout commence à Alger, p. 433, Le secret de Darlan, p. 191) C’est bien sûr l’occasion de rappeler, toujours en complément, que le réseau Orion, auquel appartient d’Astier, est probablement resté une composante du BCRA, malgré la fin, à l’automne 1941, du réseau Saint-Jacques, auquel il avait été intégré. Henri d’Astier pourrait donc être devenu un agent du BCRA, trois mois après son arrivée en Algérie, soit à la date de l’entrée d’Orion dans le réseau Saint-Jacques.
En cet été 1940, en matière de listes de noms de francs-maçons, il ne reste donc, à la connaissance de l’Etat français, que celles, peut-être incomplètes, saisies au Grand Orient et dont les Allemands se réservent de l’informer de ce qu’ils jugent utiles, et, par ailleurs, celles établies par ses propres services de renseignement. Le numéro des Documents maçonniques de janvier 1943 (soit après le décès de l’amiral) déclare que « membre du Rotary-Club – association de naissance et de direction américaine très infiltrée par la Maçonnerie – [Darlan] est considéré par de nombreux frères comme ayant été initié. Nous n’avons, jusqu’ici, trouvé aucune preuve formelle le confirmant ». Le numéro de novembre 1941 rapportait une source étasunienne de 1935, selon laquelle « vers 1925, le Grand Orient fut de nouveau exclu du giron maçonnique [après l’avoir été une première fois, de 1877 à 1919], au moins en ce qui concerne les groupements américains. » Or nous verrons que la franc-maçonnerie dont pourrait avoir relevé Darlan était précisément celle étasunienne ; ce qui s’accorderait avec le courrier du Grand Orient cité plus haut. Sa mention dans une lettre d’un nommé Banchieri, de Toulon, membre de la loge des Frères-Écossais (que Coutau-Bégarie et Huan disent de Toulouse), datée de décembre 1935 et dans laquelle son auteur demande à son destinataire de faire appel à « nos frères Darlan et Violette » (les noms de deux amiraux – le second ayant été assurément franc-maçon, qui plus est de haut-grade) pour qu’ils viennent en aide à un franc-maçon employé de l’Arsenal serait, selon les biographes, « des plus douteuses, [étant donné que] lui-même [Darlan] a affirmé à l’un de ses proches [le capitaine Sanson, du 2ème bureau de l’état-major de la marine, le bureau de recherche et de centralisation du renseignement, dont la documentation contient les lettres en question] ne jamais avoir été franc-maçon » ; de même qu’il avait déclaré à son garde des Sceaux Barthélémy, comme celui-ci le rapporte : « Je ne suis pas franc-maçon, mais mon père l’a été pour deux » (son père qui avait été garde des sceaux en 1896-1897). Le lecteur est spontanément porté à penser qu’il s’agit d’une façon ironique de tracer clairement la limite entre lui et son père, un père très engagé dans la maçonnerie, à l’opposé de son fils, dégagé de l’influence paternelle, au moins en la matière. La parole de l’intéressé, véhiculée par deux témoignages, certes indirects, mais concordants, et, qui plus est, corroborée par celle de son fils, mérite certainement d’être prise en considération, tandis que la lettre d’une loge peut être soupçonnée d’emphase, voire d’avoir eu recours à la notion – douteuse – de « franc-maçon sans tablier » (censée désigner une personne qui n’a pas besoin d’appartenir à la franc-maçonnerie pour œuvrer dans le même sens et aux mêmes objectifs qu’elle).
En l’occurrence, la question de savoir si l’amiral a pu se considérer en droit de mentir devrait être le seul critère de discernement (question d’autant plus légitime que son chef d’état-major, le général Revers, déclara mensongèrement aux services antimaçonniques avoir quitté la franc-maçonnerie en 1921). Peut-être était-ce, d’ailleurs, à une dénégation de ce genre que procédait, de son côté, Pierre Laval, lorsque, dans une phase préparatoire de son procès, puis lors du procès, il affirmait – de façon plutôt ambivalente, comme nous aidera à le comprendre son comportement antérieur et une décision officielle de De Gaulle elle aussi antérieure, dont nous ferons état – n’avoir « jamais appartenu à aucune société secrète » (Laval parle, p. 106, René de Chambrun, Le « procès » Laval, p. 121) (Trente-et-un ans plus tôt, à l’âge de trente-et-un ans, en campagne électorale, il déclarait à ses électeurs n’être pas franc-maçon – cf. Fred Kupferman, Laval, p. 23). Selon Coutau-Bégarie et Huan, « si Darlan avait été franc-maçon, il aurait sans doute montré moins d’empressement à parapher la législation antimaçonnique de Vichy, car il aurait pu craindre des révélations compromettantes. » L’argument peut paraître imparable, sauf dans l’hypothèse d’un double jeu du vice-président du Conseil, mené en concertation avec les loges, double jeu que n’est pas pour rendre improbable une remarque du docteur Martin, dont le contenu a été vérifié par sa fille et que cite Pierre Péan : « Il ne faut pas oublier les démarches des cinq convents maçonniques, au premier semestre 1941, en vue de rechercher un terrain de collaboration politique en France avec le Reich, et les propositions concrètes aux autorités occupantes qui furent faites, par la suite, à ce sujet. » (p. 325) – où l’on remarque, au passage, qu’au premier semestre 1941, la présence maçonnique est loin d’avoir été éradiquée en France (à moins que les convents ne se fussent réunis à l’étranger). Il pourra être jugé opportun de rappeler, ici, que, selon des témoignages concordants (dont celui très circonstancié du ministre de la Justice Raphaël Alibert et celui de l’ambassadeur Otto Abetz), le véritable inspirateur du statut des juifs d’octobre 1940 et son rédacteur aurait été Marcel Peyrouton, qui avait été initié à la franc-maçonnerie, et fut abrogateur, par deux fois, du décret Crémieux, à Vichy et à Alger, ministre de l’Intérieur avant sa démission du gouvernement, puis ambassadeur en Argentine avant son rappel par Giraud en Afrique du Nord (« chez lui », comme le note Ordioni, en rappelant qu’il y avait été secrétaire général et résident général dans les deux décennies précédentes), pour y occuper le poste de gouverneur général de l’Algérie. L’accusation portée contre Peyrouton par Abetz peut cependant s’expliquer, au moins en partie, par le fait que le ministre de l’Intérieur avait agi contre les collaborationnistes, en faisant notamment arrêter Laval, le 13 décembre 1940 : selon Lambauer, Laval et Abetz avaient, au contraire, été très tôt – dès juillet – impliqués conjointement dans la préparation de mesures visant les Juifs, bien qu’ils soit très vraisemblable (notamment, au regard de son action ultérieure) que Laval – qui, cherchant à plaire aux Allemands, pour asseoir son propre pouvoir, et à les dissuader d’installer un gouvernement parallèle en zone occupée, avait dépêché, le 14 juillet, un émissaire à l’ambassade, pour porter la nouvelle, entre autres, que le gouvernement de Vichy préparait une loi d’éviction des Juifs de la fonction publique – n’avait aucunement prévu ce qu’allait être la politique meurtrière d’Abetz et de Hitler, en la matière (le premier très au diapason du second, contrairement à la légende) (cf. p. 167-168 et 197-198) (Peyrouton démissionnera de son poste de ministre, au retour de Laval, dont, dix-huit mois plus tôt, il avait permis l’arrestation, dans le contexte naissant de la double opposition entre, d’une part, partisans de la Révolution nationale, dont passait pour être Laval – qui, pourtant, lors de son procès, dira n’avoir jamais compris ce qu’entendait le Maréchal par ce terme, qu’il avait utilisé, pour la première fois, dans son discours doctrinal du 11 octobre 1940 – et partisans de la Synarchie, un groupe de technocrates, polytechniciens et inspecteurs des finances, liés aux puissances d’argent et aux trusts et réunis autour du ministre des Finances Yves Bouthillier, un proche du Maréchal, et, d’autre part, entre collaborateurs modérés ou occasionnels, comme l’étaient la plupart des membres du gouvernement, et ultra-collaborateurs ou collaborationnistes, concentrés en zone occupée et notamment à Paris mais dont, là encore, passait pour être Laval, aux yeux mêmes du Maréchal, qui lui reprochait vivement de ne jamais le tenir informé de ses discussions avec les Allemands, et qui, voulant éviter d’avoir à entrer en guerre contre l’Angleterre aux côtés de ces derniers, fit du collaborationnisme le motif officiel du renvoi du vice-président du Conseil, le dilemme étant, au demeurant, que la dénonciation du complot synarchique – complot essentiellement fantasmatique, selon Péan : une mystification élaborée, au début de l’année 1941, par Déat et Laval, amis de longue date, appuyés d’Eugène Deloncle, le chef du MSR, et de Fernand de Brinon, ancien représentant de Laval à Paris, nommé, après la libération de son chef, Délégué général du gouvernement auprès des autorités d’occupation – venait principalement du milieu ultra-collaborationniste parisien, notamment de Marcel Déat, milieu et chef politique qu’avait en détestation le Maréchal, raison pour laquelle, en évinçant Laval, aussitôt placé en résidence surveillée, le 13 décembre 1940, il fit habilement d’une pierre deux coups, sinon quatre, nonobstant que, quatre jours plus tard, comme nous allons le voir, Laval était libéré, sur injonction d’Abetz, et conduit à Paris : défaveur des deux collaborationnistes Déat et Laval ; rejet, pouvant valoir démenti, de la dénonciation du complot synarchique – complot que, paradoxalement, dans un premier temps de sa mandature, Darlan parut renforcer, puisque s’entourant de jeunes technocrates répondant aux critères dénoncés, avant de se rendre compte qu’ils l’entraînaient à mener une politique contraire à celle qu’il voulait mener ; enfin, après les négociations entre Louis Rougier et Churchill et entre lord Halifax et Jacques Chevalier, qui, quatre jours plus tôt, venaient d’aboutir à un accord, nouvelle garantie apportée à l’Angleterre que la France n’entrerait pas en guerre contre elle – cf. Docteur, p. 92-94, Paillat, I, p. 135-140, Coutau-Bégarie et Huan, p. 325-333, Péan, p. 261-318). On remarquera, au passage, que les convents maçonniques, dont parle Danièle Martin, en citant son père, ont suivi de quelques semaines l’éviction de Laval, probablement aux alentours de la date de création du Rassemblement National Populaire de Déat et Deloncle, à l’instigation d’Abetz, à la fin de janvier. Protesta véhémentement au renvoi et à l’assignation à résidence de l’Auvergnat, Otto Abetz, qui, en fin de journée du 16 décembre, avec six véhicules dont deux camions de SS, franchissait la ligne de démarcation pour aller exiger de Pétain sa libération ainsi que le renvoi de quatre ministres désignés comme comploteurs, avec menace d’une possible révision de la politique de collaboration et d’invasion de la zone libre, en cas de refus ; n’obtenant, le lendemain, que la libération de l’ancien vice-président du Conseil, Abetz amène celui-ci, dans la nuit, à Paris, par le même cortège de véhicules qu’à l’aller. L’avant-avant-veille, le 14 décembre, l’ambassadeur Robert Murphy adressait ce commentaire à Washington : « bien avant 1939 [Laval] aurait été le collaborateur secret mais efficace d’Abetz » (Les secrets des archives américaines, p. 211), collaboration dont l’aboutissement pourrait n’avoir été ni plus ni moins que le changement de régime du 10 juillet 1940, dont, selon Louis-Oscar Frossard – lui-même franc-maçon, mais au Grand Orient – Laval avait fait son affaire personnelle : « Le Maréchal n’y pensait pas (…) C’est Laval qui a tout fait ; c’est lui qui a ″embobiné″ le parlement » (cité par Jean Berthelot, Sur les rails du pouvoir, ch. III). Pourtant, selon Laval lui-même, s’exprimant à son procès : « Le premier contact avec M. Abetz [vers le 20 juillet 1940] fut correct et assez froid. Je ne le connaissais pas et il se tint sur une défense naturelle » (Chambrun, p. 91). Et, selon son biographe Kupferman, toujours en 1945, il déclare, pour la période d’avant juillet 1940 : « Je n’ai jamais appartenu à aucun des groupements qui se proposaient comme but le rapprochement et l’entente avec l’Allemagne. Je n’ai jamais vu Abetz, très répandu avant la guerre dans les milieux parisiens. » (p. 159) Selon Louis-Dominique Girard – futur directeur du cabinet civil du Maréchal, et, à l’époque, fonctionnaire au ministère de l’Intérieur affecté à la section d’Armistice – Laval fut appelé par le jeune représentant du nazisme en France à le rencontrer à Paris, le 20 juillet. Initiative du diplomate que confirme l’historienne Lambauer, qui, par ailleurs, mettant en évidence les affinités entre les deux hommes, précise que, en 1934, Abetz, en visite à Berlin, avait proposé qu’une rencontre ait lieu entre le ministre des Affaires étrangères Ribbentrop et un ministre français, dont il proposait qu’il soit l’homologue de Ribbentrop, Laval, notamment dans la perspective que soit réglée la question de la Sarre, dont ce dernier se trouvait être favorable à son rattachement à l’Allemagne, estimant que « la Sarre ne vaut pas une guerre » et que la France en profiterait pour démontrer qu’elle joue franc-jeu ; rencontre entre les deux ministres des Affaires étrangères qui aura finalement lieu, en décembre de la même année (cf. Lambauer, p. 76-78, Kupferman, p. 133). Trois ans plus tôt, Président du Conseil, en visite à Berlin, Laval avait déclaré au chancelier Brüning qu’une collaboration loyale entre les deux pays s’imposait. Pragmatique, il n’en restait pas moins ancré dans un antigermanisme de fond consécutif de la dernière guerre et encore renforcé par ce qu’il apprend des méthodes nazies de prise du pouvoir (notamment à Berlin et en Autriche), et qui s’exprimera encore en 1938, par son rejet des accords de Munich. S’il est devenu progressivement partisan de l’hégémonie allemande, son pragmatisme, son désir de revanche sur une classe politique qui, dans la dernière décennie, l’avait marginalisé et avait entravé son action, enfin la francophilie militante (et, du reste, ambivalente) d’Abetz, le tout s’ajoutant aux circonstances militaro-économiques ultra-contraignantes, n’ont pu qu’y être pour quelque chose. Selon Louis-Dominique Girard, vers la mi-juillet 1940, se souvenant des accords de Munich, après avoir désespéré de la formation d’un cabinet Doriot-Déat, Abetz avait cherché à imposer au Maréchal la formation d’un cabinet Daladier ou Flandin. N’y ayant pas réussi, il s’était décidé à recevoir le vice-président du Conseil. Lequel « souhaitait enfoncer un coin entre les Allemands, et dépister parmi eux quelqu’un à qui parler, en dehors des servitudes de la convention d’armistice (…) Il fallait quelqu’un avec qui causer, et qui fût habilité à parler au nom du Reich. En faisant cette suggestion à Abetz, M. Laval éveillait l’ambition de son jeune partenaire et lui laissait entrevoir de hautes fonctions où il ne manquerait pas d’exceller. Plein d’espoir, Abetz partit pour Berlin. Il en revint le 5 août. Il était nommé ambassadeur du Reich en France avec résidence à Paris, en territoire occupé. Le président Laval n’en demandait pas plus. » (p. 139-140) Selon Girard, Abetz aurait donc été une sorte de créature diplomatique de Laval, qui avait détecté l’envie effrénée du pouvoir et la recherche constante d’opportunités de cet homme évoluant en marge des appareils civils et militaires allemands.
Une attestation signée du Grand maître du Grand Orient, en 1945, déclare que Marcel Peyrouton avait quitté la franc-maçonnerie en 1935, et un décret du gouvernement de Vichy du 12 août 1941 considère qu’il « a rompu toute attache avec la franc-maçonnerie dès 1934 ». Pourtant, les Documents maçonniques de janvier 1943, sous la plume de Jean de Boistel (dans un article que nous avons déjà mentionné, à propos de Darlan), le désignent, ainsi que Camille Chautemps et Pierre Cot, comme étant toujours franc-maçon, dans un article qui a néanmoins tout l’air d’un règlement de compte avec ceux qui y sont dénoncés pour avoir, en Afrique du Nord et ailleurs, en « valets de l’étranger », trahi la Nation. À l’appui du propos de Boistel, on notera que, premièrement, Peyrouton jouissait de la faveur des Américains, très enclins à lui confier des postes cruciaux en Afrique du Nord, région dont il est vrai qu’il était un bon connaisseur apprécié des indigènes non-juifs (dès la fin de décembre 1942, Roosevelt comptait le placer au poste de gouverneur de l’Algérie, ce qu’il deviendra, un mois plus tard) ; deuxièmement, Chautemps, envoyé, en octobre 1940, par le Maréchal, en mission officieuse aux Etats-Unis – où il arrive fin novembre, après être passé par l’Afrique du Nord – dans le but d’y empêcher une rupture complète des relations entre les deux pays, y resta finalement jusqu’en mars 1944, après s’être, entretemps, vu retirer sa mission et son financement, entre autres pour avoir protesté contre la législation antimaçonnique : dans ses mémoires, publiées quelques mois après sa mort, en 1963, il déclare avoir été encore franc-maçon (à la Grande loge de France), à l’été 1940, et, à cette même date, avoir été bien décidé à le rester, comme il assure l’avoir alors déclaré, en tête à tête, au Maréchal (témoignage que nous complèterons bientôt). Après être retourné, en 1944, passer quelques mois en Afrique du Nord puis en métropole, séjour interrompu par un aller-retour aux Etats-Unis, et après avoir été condamné par contumace, en 1947, pour son appartenance passée au gouvernement de Vichy, puis amnistié en 1954, il finit ses jours, à Washington, parmi les siens. Enfin, troisièmement, Pierre Cot, après sa première rencontre difficile avec De Gaulle à Londres, que nous avons déjà évoquée, séjourna, lui aussi, aux Etats-Unis, de juillet 1940 à octobre 1943, y rencontra Roosevelt, auquel il suggéra d’établir un protectorat étasunien sur l’Afrique du Nord française, et y milita pour De Gaulle, avant de le rejoindre à Alger. Boncompain tient Chautemps (dont il n’indique pas avoir consulté les mémoires) et Peyrouton pour d’anciens francs-maçons, à l’époque du gouvernement de Vichy. À la différence du premier, le second, dans ses mémoires – publiées, de son vivant, en 1950 – ne parle pas de son engagement maçonnique et ne fait qu’une brève mention des lois antimaçonniques, au moment de rapporter que l’amiral Platon était réputé les avoir appliquées « non sans étroitesse » (cf. infra). Par ailleurs, tout en omettant de revenir sur le témoignage d’Alibert selon lequel l’idée serait venue de lui, lors de la séance du Conseil du 10 septembre, il dément avoir été l’initiateur de la loi du 18 octobre contre les Juifs (qui leur interdisait notamment d’exercer certaines professions ou le leur permettait selon un numerus-clausus) et défend la thèse, au demeurant très vraisemblable, qu’elle fut, dans sa version entérinée par Alibert et le Maréchal, une solution moyenne permettant d’éviter l’application intégrale des lois de Nuremberg, que, fin septembre, les Allemands avaient annoncé vouloir mettre en œuvre en France. Une note de Darlan, constitutive d’une chronologie des événements importants établie de sa main, semblerait pouvoir justifier intégralement la défense adoptée par Peyrouton : « Le 10 septembre [1940], le garde des sceaux expose les grandes lignes d’un projet de loi sur les Juifs. Nous devons le prendre si nous ne voulons pas que, en zone occupée, les Allemands prennent des mesures draconiennes contre les Israélites. » Pourtant, selon Alibert, ce 10 septembre, la question n’était nullement à l’ordre du jour, et ce fut Peyrouton qui chercha à l’introduire, en toute fin de séance, le garde des sceaux s’engageant, en retour, à lui fournir les informations qui lui manquaient et qui, une fois fournies, lui permirent de rédiger la loi. De son côté, Alibert, en maurrassien, était partisan de la dénaturalisation de tous les Juifs, projet auquel s’opposa catégoriquement Pétain et dont la conséquence aurait été désastreuse pour les concernés, cependant que leur extermination systématique au terme de leur déportation en Allemagne était ignorée (et, du reste, même pas encore décidée, comme elle le sera en mai 1942, et encore moins programmée, comme elle le sera, au début de 1943. En août 1940, Hitler confiait à Abetz qu’il souhaitait évacuer d’Europe les Juifs, après la guerre.) On peut s’étonner que l’amiral ait pu être aussi approximatif concernant une question aussi importante touchant l’ordre du jour d’un conseil des ministres, à moins que cette note ne soit à ranger dans la catégorie des feintes dont il usa, au moyen de ses écrits et dont nous reparlerons (A-t-il cherché à exonérer Peyrouton, à effacer toutes traces de l’image déplorablement antisémite que celui-ci aurait manifestée, ces jours-là, selon le garde des sceaux, en allant jusqu’à traiter les Juifs de « salopards » devant lui ? A-t-il jugé devoir l’exonérer, parce qu’il n’était entré au gouvernement que trois jours plus tôt ? Du reste, alors qu’il le mentionnait comme ministre de l’Intérieur, dans son projet de composition du gouvernement, à la date du 22 août, il ne le mentionne pas dans la liste des nouveaux ministres, qu’il a dressée pour la date du 6 septembre, cependant que, dans ses mémoires, Peyrouton dit n’avoir accepté le ministère de l’Intérieur que tardivement, le soir du 6, dans le bureau du maréchal. Il reste que le rapprochement est facile à faire entre l’omission de Peyrouton dans la liste – même pas complétée, les jours suivants – et l’omission du rôle décisif qu’il a pu jouer, au conseil des ministres du 10. Ce qui a tout l’air d’une attention portée à Peyrouton pourrait-il avoir relevé de la solidarité maçonnique ?). Les mémoires de Peyrouton (dans lesquelles l’auteur fait état de « l’inadmissible persécution » qui a été infligée aux Juifs) contiennent deux occurrences sur la franc-maçonnerie : l’une (déjà évoquée plus haut) pour récuser avoir été un instigateur de la première loi antimaçonnique, puisque n’étant notamment entré au gouvernement qu’un mois après son projet – datant du 2 août – et sa rédaction – datant du 13 – et pour préciser que « quand le Maréchal parlait de la franc-maçonnerie, il le faisait toujours avec modération », l’autre pour évoquer le procureur général Frette-Damicourt, qui instruisit contre lui, lors de son procès, en 1948, et qui avait été réhabilité après sa radiation par les services antimaçonniques de Vichy pour appartenance à la franc-maçonnerie : « cet homme dont j’ignorais même l’existence avant de savoir qu’il était chargé de requérir contre moi », dans un procès dont l’accusé sortit « acquitté avec félicitations, ou presque », selon la formule de L’Aurore du 23 décembre 1948 – une grande première dans les procès de l’épuration (cf. Boncompain, p. 332-338, Tout commence à Alger, p. 555, Le mystérieux Docteur Martin, p. 236-248 et 261-318, Chautemps, Cahiers secrets de l’armistice, p. 222 et 264-265, Peyrouton, Du service public à la prison commune, p. 148, 154-156 et 279, Lettres et notes de l’amiral Darlan, p. 197 et 229).