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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (XVI)

Publié le 14 Août 2024, 11:14am

 

9 - « Débarrassez-vous de Darlan ! »

 

Plusieurs témoins décrivent De Gaulle déterminé, depuis longtemps, à écarter l’amiral Darlan du pouvoir. Ainsi, le ministre des Affaires étrangères britannique, Anthony Eden, rapporte ce que lui a dit le général, le 8 décembre : « Darlan est le seul obstacle. Rien d’autre n’a d’importance. S’il disparaissait, son régime s’effacerait aussitôt » (ce régime constituant, dans l’esprit de De Gaulle, plus qu’une annexe ou un doublon de celui établi à Vichy, puisque s’offrant comme une base territoriale, militaire et administrative potentiellement beaucoup plus stable et durable, car exempte d’occupation allemande et désormais appuyée par le débarquement étasunien). Dans le rapport écrit qu’il fait de la conversation, Eden censure une phrase, en précisant dans la marge : « Trop secret pour archiver ». Le même jour, lors du dîner, De Gaulle lance, à plusieurs reprises, au sous-secrétaire d’Etat du Foreign Office Alexander Cadogan : « Débarrassez-vous de Darlan ! » L’emploi du « vous » est intéressant à considérer : il peut suggérer que les Britanniques ont la main sur De Gaulle et qu’ils essaient de lui faire dire ce qu’ils veulent entendre, de l’impliquer dans leurs projets, de lui faire endosser les moins avouables, au moins en partie. D’un autre côté, il peut suggérer l’inverse : De Gaulle essaie de renforcer leurs intentions, de leur forcer la main, tout en souhaitant paraître se tenir à l’écart de ce à quoi il les pousse. La première hypothèse est étayée par la grande divergence de point de vue qui opposait Étasuniens et Britanniques, concernant la personne de Darlan et le pouvoir à instaurer, sur les territoires libérés. Notons que les deux hypothèses ne sont pas incompatibles, quoique le couple qu’elles constitueraient s’accordent mal avec la façon dont, une semaine plus tard, dans un télégramme adressé aux délégations de la France combattante, De Gaulle explicite les résultats de la rencontre – ou des rencontres, si on inclut le dîner – du 8 : « Non sans difficultés, nous avons pu écarter Darlan, tout au moins pour l’avenir », allusion étant ainsi clairement faite au projet de son exclusion du pouvoir, exclusion dont la suite du télégramme ne permet guère de douter de la nature, dans l’esprit même du général, qui, à cette occasion, fait sien ce qu’a déclaré, devant lui, dès son arrivée à Londres, le général d’Astier, qui, ce faisant, n’avait pas hésité à s’emparer du jugement des Français ayant cru que l’amiral avait trahi le maréchal – d’abord en ayant cherché à l’entraîner dans la collaboration, puis en ayant pris, de lui-même, le pouvoir à Alger – et, d’autre part, à l’amalgamer au jugement des gaullistes, tout en paraissant conférer à la notion de France combattante une compréhension suffisamment indéfinie pour permettre cet amalgame, nonobstant ce qui apparaît alors comme l’étonnante solitude de Giraud : « Tout le monde en France est unanime sur les deux points suivants : Darlan est un traitre qui doit être liquidé. Giraud a le devoir de se rallier à la France combattante. »

Ces témoignages londoniens sont appuyés par d’autres algérois, pami lesquels celui de premier ordre de Mario Faivre. Pour démontrer que ce dernier est porté à mentir et, ce faisant, que son témoignage n’a guère de valeur, Geoffroy d’Astier procède à une analyse des déclarations que lui aurait faites Henri d’Astier, le surlendemain de l’assassinat. Or, cette analyse, en trois points, paraît discutable :

1) Contrairement à ce que prétend Geoffroy d’Astier, Giraud pouvait bien être considéré par Henri comme n’étant pas un « véritable obstacle » à la venue au pouvoir de De Gaulle, la formule pouvant être comprise comme signifiant qu’il était un obstacle mais surmontable, à la différence des deux « véritables obstacles » dont Henri estimait que De Gaulle s’était désormais débarrassé, en s’étant « servi de l’un pour abattre l’autre » : « D’abord Darlan, qui se serait refusé jusqu’au bout à lui céder la place. Puis le comte de Paris, qu’il lui aurait été impossible de coiffer hiérarchiquement (…) Le comte de Paris a fait disparaître Darlan, mais, présent à Alger et mêlé de trop près à l’action, il s’est du même coup lui aussi éliminé » ; alors que Giraud, de son côté, pouvait être tenu pour valoir surtout par ses qualités militaires, lui que De Gaulle nomme « le bon soldat », dans une lettre adressée au général Béthouart, à la mi-décembre, et lui que, le 16 novembre, Churchill avait présenté à l’auteur de cette lettre comme « liquidé politiquement », jugement que rejoignait, le 22 décembre, René Moatti, secrétaire de l’hôtel où était descendu François d’Astier, en déclarant à celui-ci, sur le point de retourner à Londres : « Le général Giraud s’est laissé manœuvrer par Darlan, et a pratiquement disparu de la scène politique ». Toutes ces considérations sont, au demeurant, compatibles avec le fait que Giraud, tout en demeurant éprouvé par la déconvenue de l’expérience Darlan, va prendre de l’assurance politique, après le décès de ce dernier.

2) En déclarant à propos de son frère Emmanuel, qui avait reçu la mission de se rendre à Alger, via la métropole, mais qui refusa, avant d’être remplacé par son frère François : « Après quelques jours à Londres, il devait être de nouveau déposé de nuit en France par un avion anglais », Henri ne dit pas expressément qu’Emmanuel se trouvait à Londres, au moment de son refus, comme croit le lire, sans risque d’erreur, Geoffroy d’Astier, mais il peut sous-entendre qu’il devait y faire un passage, avant d’aller à Alger. À l’appui, on notera que, ayant quitté Londres, en compagnie d’Henri Frenay, le 17 novembre (cette fois, pour de bon, après trois tentatives ratées, depuis le 20 octobre, le temps couvert au-dessus de la région de France prévue pour l’atterrissage ayant, chaque fois, obligé l’avion à faire demi-tour), il l’avait fait au terme d’un séjour de deux mois (tous deux étant arrivés à Londres, le 17 septembre), difficilement assimilable à « quelques jours », même si, au demeurant, le séjour avait été initialement prévu pour être moins long, comme l’indique la tentative de retour du 20 octobre, et comme l’atteste Frenay, qui, fin septembre, remarque : « ce séjour qui sera un peu plus long que je ne le pensais » (La nuit finira, p. 227) (Si la locution adverbiale « de nouveau » peut, certes, faire référence à la première arrivée d’Emmanuel d’Astier, en avion, en France, depuis Londres, fin juillet, au terme d’un séjour de trois mois en Angleterre – sans Frenay – elle peut tout aussi bien faire référence à son arrivée du 18 novembre, le lendemain du départ de Londres). Un projet de mission d’Emmanuel d’Astier, en compagnie d’Henri Frenay, à Alger, « pour jeter un pont entre Giraud et la France combattante », avait été voulu, dès le 8 novembre, par Churchill – sur proposition du chef du SOE, Richard Hambro, comme l’indique Chantérac, à la suite d’Henri-Christian Giraud, et comme le rapporte Frenay lui-même – à la fois, pour calmer De Gaulle, que venait d’irriter le fait de n’avoir pas été informé du débarquement en Afrique du Nord, et dans l’intention insidieuse de faire de la France métropolitaine (dont, en tant que chefs de la résistance intérieure, Frenay et Emmanuel d’Astier étaient des représentants) l’arbitre entre Londres et Alger, entre De Gaulle et son concurrent algérien, projet dont De Gaulle flaira le risque, pour ne pas dire la ruse, mais qu’il accepta, à condition d’adjoindre à Frenay (Emmanuel d’Astier étant manifestement écarté – cf. infra) deux de ses hommes de confiance, entièrement dévoués, le lieutenant-colonel Billotte et Gaston Palewski. Le projet sera officiellement abandonné, au prétexte de l’accession de Darlan au haut-commissariat – accession qui venait d’exaspérer la plupart des résistants, dont il n’était donc pas possible d’accroître le mécontentement, en paraissant négocier avec l’amiral, alors que, en concertation avec les chefs résistants, les chefs politiques et les chefs syndicalistes métropolitains, Jean Moulin préparait un communiqué approuvant l’entente entre Giraud et les Anglo-saxons et souhaitant leur plein ralliement au général De Gaulle, communiqué qui sera publié le 17, à une date où l’entente entre Darlan et les Américains n’était pas encore bien établie, comme elle le sera, lors de son officialisation, le 22 (cf. Henri-Christian Giraud, De Gaulle et les communistes, p. 320-321). Pour autant, n’ayant cessé de couver, ce projet de mission avait été relancé, dès le 15, mais avec, cette fois, un seul nom proposé par Churchill – Georges Catroux – face au candidat de De Gaulle, René Pleven… jusqu’à ce que François d’Astier, candidat imprévu, arrivé de métropole à Londres, le 18, finisse par l’emporter, non sans hésiter, estimant que son grade de général de brigade de l’armée de l’air ne le qualifiait pas pour mener des négociations politiques de haut niveau, et, donc, sans que puisse être totalement exclu qu’il aurait été concurrencé par un retour de la candidature de son frère Emmanuel, nonobstant, d’une part, que celui-ci, ancien officier de la marine devenu journaliste de gauche, puis chef résistant, personnage égocentrique et incontrôlable, pouvait être encore moins qualifié que lui, et, d’autre part, que sa candidature avait été, dès l’origine, très affaiblie par l’opposition d’une partie de l’entourage de De Gaulle, notamment Pierre Brossolette, qui voyait en lui un homme susceptible de se compromettre avec les Algériens… suspicion que ne peut que justifier le comportement obscur du personnage, relevé sur le terrain par Frenay… il finira, après la guerre, agent pro-soviétique, à l’assemblée nationale, où il siégeait, à la fois, en marge du groupe gaulliste et du groupe communiste…). Il est à noter que le projet initial d’Hambro se trouvait recouper l’intention exprimée par Jean Rigault, avant et après le débarquement, de faire venir un gaulliste à Alger, afin de concilier la position des Français d’Afrique du Nord et celle des Français de Londres, intention qui prit la forme de deux demandes adressées à Londres, qui furent toutes acceptées : un mois avant le débarquement, le premier émissaire de De Gaulle – un ami de Rigault – se tue, dans l’écrasement de son avion en Espagne ; quant au second émissaire, que Rigault avait dit souhaiter être Emmanuel d’Astier, il s’agira donc, finalement, un mois plus tard, de François d’Astier (cf. Frenay, La nuit finira, ch. X, Chamine, ibid., p. 413-416, Chantérac, ibid., p. 105-106, et Alain Decaux, ibid., p. 69, l’auteur ayant bénéficié, à la fin des années 1970, d’un abondant témoignage inédit de Rigault, comme l’avait fait Chamine) – projet et abandon d’une mission qui devait avoir lieu, dans la foulée du débarquement africain, dont, au demeurant, Arnaud de Chantérac, à la suite d’Henri-Christian Giraud et conformément au témoignage de Frenay, rapporte une version différente de celle de Geoffroy d’Astier et de celle de son oncle Henri transmise par Faivre, dans la mesure où le nom d’Emmanuel d’Astier en est purement et simplement absent (À la rigueur, on pourrait déduire de cette absence qu’Emmanuel avait rapidement refusé d’être de la mission – ce qui, dans une certaine mesure, et paradoxalement, viendrait appuyer la lecture aussi bien que la critique que fait du témoignage de Faivre Geoffroy d’Astier : la réponse d’Emmanuel ayant été faite à Londres et ayant quasiment devancé la question, elle pouvait avoir été oubliée ou négligée par certains, y compris Frenay – mais l’on pourrait aussi penser que le nom d’Emmanuel ayant pu avoir été avancé initialement par le seul Rigault, il fallait l’effacer, à l’instant de faire disparaître toutes traces de complicité d’un membre du groupe des Cinq avec De Gaulle – complicité qu’attesteraient encore deux projets de voyage d’Henri d’Astier à Londres, dont l’un prévu pour fin octobre, mais qui restèrent sans suite – cf. Chantérac, ibid.) Trois jours après l’accession de Darlan au pouvoir, Emmanuel d’Astier, quittant Londres, regagnait finalement, pour s’y établir jusqu’au printemps, la métropole, où on l’imagine facilement émettre un refus, à destination de Londres, vers le 10 décembre. Cette date avancée par Faivre n’en est, certes, pas moins en porte-à-faux avec le fait que De Gaulle avait informé Churchill, dès le 2 décembre, qu’il allait envoyer François. Mais il est possible que ce dernier, ayant finalement hésité, ait suggéré d’être remplacé par son frère. À l’appui, on notera que son ordre de mission, à son nom, n’est établi que le 18, soit la veille de son départ.

3) Enfin, le fait que, le 26 décembre, Henri aurait été au courant du contenu d’un message envoyé, la veille, dans l’après-midi, par De Gaulle à Giraud, n’est pas invraisemblable, puisque, à la suite du verdict de condamnation à mort de Bonnier, prononcé le soir du 25 – à 21 h 30 – il rencontre Giraud, pour plaider en faveur du condamné dont l’exécution doit avoir lieu le lendemain matin (elle aura lieu entre 7 h 30 et 7 h 45). Selon Faivre, il se rend même, accompagné d’Alfred Pose, dans le même but, au domicile du général, à l’aube – ce qu’infirme, néanmoins, le compte-rendu de Chamine (reprise probable d’un compte-rendu que lui a fait Rigault), selon lequel leur visite, en compagnie de Rigault, avait été programmée pour 8 heures et n’a donc pas eu lieu, compte-rendu qui, par ailleurs, ne mentionne pas d’appel nocturne de d’Astier, au contraire de ce que soutient Chantérac. Nul doute que, à cette ou ces occasions – celle, certaine, de la rencontre du soir du 25 pouvant être estimée suffisante, nonobstant ce qui a pu être le délai de déchiffrement du message, qui n’était que d’une soixantaine de mots – Giraud, opposé à l’amnistie et au report de peine, a pu lui faire prendre connaissance des mots de De Gaulle reçus le 25 : « L’attentat est un indice et un avertissement. Un indice de l’exaspération dans laquelle la tragédie française a jeté l’esprit et l’âme des Français. Un avertissement quant aux conséquences qu’entraîne l’absence d’une autorité nationale. » (cf. G. d’Astier, ibid., p. 54-55, 201 et 274-275, Chantérac, ibid., p. 173-174 et 241-242, Chamine, La querelle des généraux, p. 452 et 465, Mario Faivre, Nous avons tué Darlan, p. 167-168, Jacques Soustelle, Envers et contre tout, II, p. 83-84).

Parmi les témoignages selon lesquels la mission de François d’Astier était de faire éliminer le haut-commissaire se trouve donc celui – sans doute plus fiable que ne pourraient l’indiquer d’éventuelles inexactitudes sur des points inessentiels – de Mario Faivre, qui, l’après-midi du 24, servit de chauffeur à Bonnier pour le conduire au palais d’été où allait se trouver l’amiral. Le soir du 21 décembre, Henri d’Astier lui aurait déclaré : « Mon frère François a apporté de Londres l’instruction formelle d’éliminer Darlan. » De son côté, bien qu’il se trompe sur les dates auxquelles il a connu le général d’Astier, l’avocat Jean-Baptiste Biaggi rapporte à Alain Decaux, lors d’une émission télévisée, en 1979, une confidence similaire à celle de Faivre : « François d’Astier m’a dit formellement qu’il avait apporté à Alger l’ordre d’éliminer Darlan », confidence qu’il renouvellera, de façon à peine nuancée, en 1982, dans une lettre adressée à Mario Faivre : « François d’Astier de la Vigerie qui, en 1942, était le second du général de Gaulle, m’a, de son côté, affirmé qu’il avait transmis au comte de Paris, au cours d’un long tête-à-tête, rue La Fayette, l’accord formel du général de Gaulle sur le schéma comportant l’élimination, au besoin physique, de Darlan. » (cf. J.-B. d’Astier, p. 90, G. d’Astier, p. 279, et Chantérac, p. 214). Peut-être plus important encore est le témoignage (que nous avons présenté, au début de notre étude) de Pierre Raynaud, un ami de Fernand et de Mario, qui recueille la confidence du premier, le matin du 24 : « C’est pour aujourd’hui. L’ordre est arrivé de Londres. C’est le frère de d’Astier, le Général, qui l’a apporté. » Enfin, et peut-être surtout, le 23 décembre, soit la veille de l’assassinat, le fils d’Henri d’Astier et ami de Mario Faivre, Jean-Bernard d’Astier, déclare à sa mère : « Avant-hier, au début de la soirée, mon oncle a révélé à mon père que le général de Gaulle l’avait chargé de transmettre au comte de Paris l’instruction formelle de faire éliminer rapidement Darlan. » (cité par Chantérac, Réplique à l’amiral de Gaulle, p. 334) Dans son ouvrage, il ajoute : « Mon oncle François n’a d’ailleurs pas caché aux différentes personnalités qu’il a rencontrées au cours de son bref séjour à Alger, qu’il apportait l’ordre d’éliminer physiquement l’Amiral. Saurin, président du Conseil général d’Alger, en a témoigné, précisant que ce message était sans la moindre ambiguïté. » (Qui a tué Darlan ?, p. 30). Sans doute le neveu fait-il allusion à ce que Paul Saurin a confié à Alain Decaux, à la fin des années 1970. À la demande de ralliement au général De Gaulle dont lui faisait part François d’Astier, le 20 décembre 1942, l’ancien député et actuel président du conseil général d’Oran (et non d’Alger, comme le dit, par erreur, Jean-Bernard), lui avait rétorqué : « primo les Américains ne veulent pas de De Gaulle, secundo Darlan est en place. Il n’a nulle envie de s’en aller. Qu’est-ce que vous faîtes de Darlan ? » Et la réponse du général avait claqué : « Darlan va disparaître » ; ce sur quoi, Saurin avait demandé : « Politiquement ou physiquement ? », et la réponse avait claqué, de nouveau : « Physiquement » (cf. Morts pour Vichy, p. 72).

En février 1988, à la question que lui pose Arnaud de Chantérac de savoir s’il a « donné l’ordre d’assassiner Darlan », le comte répond : « Non, mais il se peut que dans un moment d’exaspération, j’ai dit : il faut tuer Darlan. » (Réplique à l’amiral de Gaulle, p. 335) Il est à noter que Chantérac ne rapporte pas cette confidence, dans son étude de fond publiée en 1995, mais dans un article publié en 2004, qui, du reste, ne précise pas le moment où le comte aurait ainsi parlé, sous le coup de l’exaspération, même s’il peut sembler laisser entendre que ce fut le 19, devant le général d’Astier (cf. infra). Le fait qu’elle ne figure pas dans l’étude pourrait s’expliquer, outre par l’incertitude qu’elle énonce, par le redoublement de cette incertitude, chez le questionneur, quant à savoir quand le comte aurait ainsi exprimé son exaspération, ce que, pour une raison quelconque (conditions de l’entretien, déférence…), il pourrait n’avoir pas insisté à lui faire préciser : outre que cela pourrait avoir été le matin du 21, nonobstant le témoignage de Louise d’Astier parlant d’un comte ayant lancé, ce matin-là, son ordre, avec tranchant et aplomb, n’est pas exclue l’hypothèse que cela aurait été, les jours suivant la visite de François d’Astier, au détour d’une conversation semi-exploratoire et tâtonnante avec des proches, lors de laquelle diverses pistes d’action ont pu être soumises à l’appréciation des participants, conversation d’une portée bien moindre qu’une réponse faite à un émissaire venue la requérir. Remarquons aussi que le comte pourrait avoir fait sa déclaration à Chantérac, afin de ménager le clan gaulliste, en calmant subtilement le jeu : paraître concéder quelque chose, tout en pouvant paraître ne pas le faire... À l’appui, il y avait eu son démenti indigné fait à Jacques Chancel, huit ans plus tôt, comme nous le verrons. Si le comte de Paris a pu donner son accord, en ayant, qui plus est, dû passer pour celui qui a joué le rôle décisif – celui du décisionnaire – les indices sont nombreux, comme nous avons déjà commencé à le voir, que cet accord et le recrutement ultérieur de l’assassin, censément dans et par les rangs royalistes, auraient été l’aboutissement d’un processus d’élimination de l’amiral dans lequel le prétendant au trône aurait été utilisé, manœuvré – ayant certes été bien décidé, de lui-même et depuis longtemps, à jouer un rôle politique majeur (en 1938, il avait enfreint la loi d’exil, en se rendant en métropole, pour y tenir une conférence de presse, dans laquelle il proposait de devenir l’arbitre de la vie politique). La touche finale pourrait avoir été sa rencontre, pendant plus de deux heures, seul à seul, le 19 décembre, à partir de 21 heures, avec le général d’Astier, au domicile de son frère, Henri d’Astier, chez qui logeait le prince, depuis deux jours. Si l’on en croit Mario Faivre citant l’abbé Cordier – autre locataire du lieu et adjoint du propriétaire, au point d’être ou de passer pour le recruteur et l’instructeur ultimes de Bonnier – François d’Astier, avant de s’isoler avec le comte, s’était présenté à son frère comme « spécialement mandaté [par le général De Gaulle] pour traiter avec le prince » (probablement se présente-t-il ainsi, non pas tant à l’adresse de son frère, qu’il avait déjà rencontré la veille, ni même à l’adresse de Cordier, de Marc Jacquet et d’Alfred Pose, qui sont présents, et que Henri avait sans doute déjà mis dans la confidence de la nature de la visite, mais bien à l’adresse du comte) ; affirmation de Faivre nullement incompatible avec le fait que, au dire du comte, pendant la rencontre, François d’Astier « veillait, avant tout, à ne pas engager le Général » sur la question de l’élimination de Darlan (témoignage du comte qui peut suggérer beaucoup, concernant la tournure et le but de la visite, et sur lequel nous ne pourrons que revenir). Selon Faivre, qui cite, cette fois, un témoignage de l’épouse d’Henri d’Astier (similaire à celui que recueillera d’elle Alain Decaux), au lendemain de cette rencontre, le comte déclare à Henri d’Astier et à l’abbé Cordier : « J’ai maintenant la certitude que Darlan est un traître. Son maintien au pouvoir empêche toute solution. Je vous donne l’ordre de l’éliminer sans délai (…) par tous les moyens ». Jacques Teissier, qui appartenait au réseau d’Henri d’Astier et qui rencontre ce dernier, quarante-huit heures avant l’assassinat, rapporte : « Il semblerait que le général François d’Astier de la Vigerie, venu tout spécialement de Londres, se soit, à ce moment-là, entretenu avec le comte de Paris et lui ai fait comprendre que cette opération était nécessaire et surtout bénéfique concernant son avenir. C’est la raison pour laquelle je crois, et j’en suis même certain, que le comte de Paris a en quelque sorte donné le feu vert ». Précisons que, selon Charles De Gaulle, l’ordre de mission du général d’Astier consistait à : « a) étudier la situation en Afrique du Nord, à tous points de vue ; b) en informer directement et personnellement le général de Gaulle ; c) éventuellement proposer au général de Gaulle toutes mesures d’ensemble ou de détails propres à hâter l’union dans l’effort de guerre des territoires français d’outre-mer en liaison avec la résistance nationale et en coopération avec tous les alliés. » (cité par Geoffroy d’Astier, ibid., p. 132 – p. 176, pour Teissier).

Avant même la visite de son émissaire à Alger, De Gaulle était au courant du complot qui s’y tramait, comme le prouve un télégramme que lui envoyait, du Caire, le 15 décembre 1942, le général Catroux, le haut-commissaire de la « France libre » au Levant depuis l’été 1941. Dans ce message intitulé « Pour général de Gaulle – Secret le plus absolu », Catroux écrit : « Il m’a été affirmé à Gibraltar que [Henri] d’Astier de la Vigerie qui serait auprès de Darlan aurait à vous proposer une combinaison susceptible d’écarter l’amiral et de réaliser une coordination. Un télégramme par voie anglaise aurait demandé une rencontre avec d’Astier à Gibraltar. Êtes-vous au courant ? » Le télégramme a été annoté de la main du chef de cabinet de De Gaulle : « Réponse faite par le général : oui ». S’il n’est pas fait explicitement mention d’une élimination physique de l’amiral, on se souviendra que, selon un témoin bien placé, un haut-cadre de la banque de Pose, dans les jours suivant l’arrivée du comte de Paris à Alger, le 10 décembre, d’Astier et Jacquet parlaient, entre eux, de « supprimer l’amiral par un moyen quelconque ». Selon Geoffroy d’Astier, l’informateur de Catroux n’était autre que le général Béthouart, commandant la division de Casablanca et adjoint de Giraud, rencontré, en effet, à Gibraltar, la veille de l’envoi du message, et qui, de son côté, dans un message envoyé à De Gaulle, le 7 décembre, l’avait averti d’une « communication urgente » qu’Henri d’Astier souhaitait lui faire. Or, le lendemain, le 8, De Gaulle écrit à Churchill qu’il souhaite envoyer à Alger le frère d’Henri, dont on peut penser qu’il le jugeait à même de communiquer au mieux avec son frère. Les défenseurs de De Gaulle pourront avancer que le message de Catroux a pu être annoté après le 23, date du retour de François d’Astier à Londres, l’émissaire ayant eu alors rapporté la confirmation que venait de lui communiquer son frère. Auparavant, De Gaulle aurait eu demandé que l’on attende ce retour pour donner une réponse. Pourtant, outre qu’un télégramme est fait pour recevoir au plus tôt une réponse (quitte à ce que cette réponse soit complétée ou corrigée par une autre, quelques heures ou jours plus tard), il est important de remarquer que, à la mi-décembre, Catroux n’était pas encore missionné par De Gaulle pour mener des négociations entre Alger et Londres, comme il le sera au semestre suivant, et qu’il n’avait donc aucune raison impérieuse d’être entré dans la confidence d’un complot qui pouvait être monté depuis déjà plusieurs mois (On remarque, d’ailleurs, qu’il ne semble même pas en mesure de garantir la présence d’Henri d’Astier dans le gouvernement de l’amiral – quoique l’usage du conditionnel puisse être un procédé rhétorique visant à tenir à distance un fait gênant)… Au contraire, une fois entré dans la confidence – fût-ce de manière fortuite, en tout cas non décidée par De Gaulle, comme cela semble avoir été le cas – il pouvait devenir l’émissaire de ce dernier à Alger… Au demeurant, indépendamment de la réponse qu’a pu ou non faire De Gaulle à son message, c’est un fait – constitué par le message lui-même, qui plus est étayé par celui antérieur de Béthouart – que, avant le départ du général d’Astier pour Alger, celui qui envoie ce dernier est mis au courant du complot ou d’une rumeur de complot qui y est ourdi par Henri d’Astier ; or, trois jours après la réception du message, De Gaulle signe l’ordre de Mission de François d’Astier, mission dont on a certes vu qu’il avait prévu de la lui confier, depuis au moins dix jours, sinon seize. En somme, le télégramme de Catroux, retrouvé, au début des années 1980, dans les archives parisiennes du Ministère français des Affaires étrangères, par l’historien allemand Elmar Krautkramer, a tout l’air de ces pièces rarissimes qui, dans les affaires sensibles soumises à un contrôle et un tri intenses, parviennent à passer entre les mailles du filet… à moins qu’on ne les y ait aidées…

 

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