10 - Qu’a voulu dire Bonnier ?
Dans ses ultimes déclarations, faites à l’officier de garde de la prison, le capitaine Gaulard, pendant la nuit précédant son exécution (qui eut lieu dès le surlendemain de son crime et de son arrestation), Bonnier de La Chapelle présente l’arrivée du général d’Astier à Alger comme d’abord destinée à rencontrer Darlan pour essayer de le convaincre de céder le pouvoir au comte ; rencontre qui, selon lui, n’aurait pas eu lieu, pour la raison que Darlan l’aurait refusée, ce sur quoi l’émissaire de Londres aurait ensuite rendu visite au clan des conspirateurs royalistes organisé autour de son propre frère, visite à l’occasion de laquelle, seulement, la décision aurait été prise d’assassiner le haut-commissaire (et alors que le complot initialement prévu, de pro-giraudiste qu’il était, avait, du fait de la quasi-défection de Giraud, viré au complot royaliste, dès la dernière quinzaine de novembre). Or, cette présentation des faits est doublement erronée, puisque l’on sait, d’une part, que Darlan, sur le conseil de son principal adjoint, le général Bergeret, invita François d’Astier, le jour-même de son arrivée – le 19 – à le rencontrer, et que celui-ci refusa catégoriquement de lui accorder une visite officielle, et que, d’autre part, sur la demande pressante de Roosevelt transmise par le consul des Etats-Unis, une rencontre officieuse entre Darlan et le général d’Astier eut finalement lieu, le 20, à la villa Arthur, en compagnie de Giraud, Bergeret, Rigault et Murphy, ainsi que le directeur de cabinet de Darlan, le contre-amiral Battet. Lors de cette rencontre, l’émissaire de De Gaulle se montra particulièrement méprisant à l’égard de l’amiral, jusqu’à feindre d’ignorer sa présence, pour ne tenir compte que de celle de Giraud, jusqu’à ce que l’amiral, indigné par son attitude, ne s’emporte ; ce sur quoi, d’Astier daigne se justifier, en lui reprochant de n’avoir pas tenu la promesse, qu’il lui avait faite, avant l’armistice, de placer la marine sous pavillon britannique, et, par ailleurs, en lui notifiant que la résistance rejetait sa présence à la tête du haut-commissariat (cf. G. d’Astier, ibid., p. 11-13 et 153-157) (L’animosité qui aurait régnée, lors de cette rencontre, a été contestée par « deux officiers généraux » avec lesquels l’amiral Moreau s’est entretenu, aux alentours de 1950. Selon eux, « seules une ou deux phrases du général d’Astier, au sujet du droit que pouvait avoir de Gaulle à se mêler des affaires de l’Afrique, furent vivement relever par Darlan » – cf. Les derniers jours de Darlan, p. 288. Pourtant, font notamment état de l’attitude insolente de d’Astier aussi bien Darlan lui-même, dans une note rédigée le lendemain, que Jacques Soustelle, dans ses mémoires – ce qui est la preuve que le général lui-même en a fait le rapport, à son retour à Londres – Lettres et notes de l’amiral Darlan, p. 633-634, et Envers et contre tout, p. 73).
Concernant la question du pavillon, l’amiral Auphan, qui assista à la scène, le 14 juin 1940, pour la raison que, en pleine nuit, il avait dû réveiller, à la demande intempestive de François d’Astier, celui qui n’était encore que le commandant en chef de la Flotte et qui allait devenir, deux jours plus tard, le ministre de la marine militaire et marchande, selon ses propres mots, ne se « rappelle pas des paroles bravaches et cocardières » qu’aurait alors tenues son supérieur, qui « bougonna quelques assurances de bon sens et nous fit comprendre qu’il voulait dormir » (cité par Hervé Coutau-Bégarie, Darlan, p. 231, dans un chapitre qui resitue et restitue la position de Darlan, en notant, au passage, combien est invraisemblable que l’amiral eût voulu placer la flotte française sous pavillon britannique). Selon les archives personnelles du général d’Astier, les paroles de l’amiral auraient été les suivantes : « Tout est prêt. Les quelques bâtiments qui ne pourront pas suivre seront sabordés. La grande majorité passera s’il le faut sous pavillon britannique. J’ai vu Churchill [à Briare, avant-hier]. Nous sommes tombés d’accord sur tous les points. » À supposer qu’elles soient authentiques – et non reconstituées ou amplifiées sur la base d’autres antérieures, que nous allons citer – pour bien en saisir le sens et la portée, il convient sans doute, précisément, de les rapporter à ce que le même amiral déclarait au même général, six jours plus tôt, lors d’une rencontre dans la banlieue parisienne, dont ce dernier a témoigné, en 1948 : « Si le Gouvernement français capitulait, en aucun cas la Marine française n'accepterait cette décision et elle continuerait à se battre, sous pavillon britannique s'il le fallait » ; déclaration dont le général offre une variante, quelques années plus tard, dans un ouvrage de souvenirs : « Une capitulation serait une abdication honteuse. Pour ma part, j’ai déjà donné mes ordres, et quoi qu’il arrive, la flotte française continuera à se battre, dût-elle le faire sous pavillon britannique. » Or, entre le 8 et le 14 juin, il est devenu officiellement question d’un armistice (suspension des hostilités, à l’issue d’une négociation – une décision politique qui peut laisser au vaincu l’administration de son territoire et un reste d’armée), dont la perspective constitue un nouveau cadre, mais que le général ne mentionne pas, comme s’il en était resté à la perspective d’une capitulation (reddition totale de l’armée et du territoire qu’elle défend – une décision militaire qui, si elle est sans condition, peut livrer intégralement la direction du pays vaincu au vainqueur) (Bien informé, sur le tas, de la différence entre armistice et capitulation, le roi des Belges, Léopold III, avait supplié les autorités françaises de ne pas commettre l’erreur qu’il venait de commettre, en choisissant la capitulation). Tout porte ainsi à faire l’hypothèse que l’amiral aurait user d’une hyperbole (« sous pavillon britannique, s’il le faut »), qui plus est, conditionnée à une capitulation et non à un armistice. Si, en juin, il n’a pas la même prévention antibritannique qu’il aura après l’attaque de Mers-el-Kébir, pour autant, comme le remarquera son ministre des finances Yves Bouthillier, « il n’était pas l’homme du premier mouvement (…) [il] était un esprit trop politique pour engager sans retour possible, dans la nuit, comme par un coup de tête, le sort des Français (…) ». (cité par Coutau-Bégarie, ibid., p. 229) Notre hypothèse est encore justifiée par le fait que l’échange entre Churchill et l’amiral, à Briare, le 12, qui eut lieu en aparté, passe ordinairement pour n’avoir fait aucune mention d’un éventuel changement de pavillon, contrairement à la confidence que d’Astier prétend avoir reçu de l’amiral (au demeurant, l’usage d’une hyperbole à l’adresse d’un premier ministre, dans le cadre d’une rencontre officielle, aurait sans doute été déplacé) : « Darlan, j’espère que vous ne livrerez pas la flotte. – Il n’en est pas question. Ce serait contraire aux traditions navales et à l’honneur. Des ordres de sabordage seront donnés en cas de danger » (cité par Coutau-Bégarie et Huan, p. 264, qui précisent que le propos a été rapporté sous différentes variantes, qu’ils sous-entendent mineures, hormis l’omission de la dernière phrase, dans certaines). Hyperbole du 8 qu’il a pu, à la rigueur, répéter le 14, bien que ce soit peu vraisemblable, la nouvelle perspective de l’armistice, dont les conditions ne sont pas encore fixées, l’ayant sans doute plutôt porté à faire une déclaration mesurée et réaliste propice à l’établissement d’une convention (nonobstant qu’il aurait été mal réveillé) et beaucoup plus conforme à ses aspirations réelles et profondes, du genre de celles que nous citerons bientôt. En juin 1940, par-delà la simple fierté patriotique, et sans même avoir à remonter jusqu’à l’autorisation de la reconstitution de la marine de guerre allemande accordée en 1935 par l’Angleterre, sans concertation avec la France, ou jusqu’à la conférence de Washington de 1922, lors de laquelle l’Angleterre avait cherché à corriger la perte de sa suprématie navale qui se profilait depuis la fin de la guerre, en négociant et obtenant une parité avec les Etats-Unis, tout en la refusant à l’Italie et à la France, ou encore jusqu’à la conférence de Londres de 1930, où, délégué naval de la France, il avait pu constater que, toujours plus menacée dans sa suprématie navale, l’Angleterre cherchait à empêcher le rajeunissement de la flotte française et à la rabaisser au niveau de la flotte italienne, pour leur demeurer supérieure (cf. Docteur, p. 37-40, Alain Darlan, p. 31-37, Murphy, p. 113), Darlan sera très bientôt, et pour toujours, outré par le bombardement de la flotte à Mers-el-Kébir (composante de l’opération Catapult de destruction de la marine de guerre française partout où elle était amarrée) et par l’arraisonnement ou la capture de navires français, militaires ou non, sur les côtes anglaises et sur le reste du globe, le tout dès le début de juillet 1940 (et même fin juin pour les navires de commerce), flotte dont, dans l’entre-guerre, il avait été le principal artisan du rétablissement et de la modernisation, en lui ayant fait renouer avec sa suprématie et son prestige d’avant 1789, faisant déclarer à Churchill (principal et acharné artisan de sa destruction, alors que la quasi-totalité de ses amiraux répugnent à l’accomplir), devant la chambre des communes, le 8 novembre 1938, qu’elle « n’avait jamais été, depuis bien des générations, aussi puissante et aussi efficace », jugement qu’il confirmera dans ses mémoires, en parlant d’ « une flotte comme [la France] n’en avait jamais eu depuis Colbert ». Commentant les suites de Mers-el-Kébir, les deux biographes écrivent : « Ce n’est pas l’orgueil qui l’a fait pleurer, mais le désespoir de voir sa flotte invaincue, qui venait d’échapper à la mainmise allemande, agressée par son ancien allié qui n’a pas hésité à faire couler le sang. Pour Darlan, rien ne pourra effacer la forfaiture et le crime. Jusqu’à sa mort, il détestera les Anglais. » (ibid., p. 284) Avant cela, le 18 juin, à Bordeaux, l’amiral déclare aux lords de l’Amirauté, qui le pressent d’envoyer ses navires dans les ports anglais, que, si l’armistice devait exiger la remise de la flotte aux Allemands, il la ferait saborder. Le 23 juin, il envoie un message à ses subordonnés, où, entre autres avertissements, figure le suivant : « En ce qui concerne notre flotte, elle restera française ou périra. Mais si nous ne combattons plus elle ne sera à la disposition d’aucune autre puissance quelle qu’elle soit. » (ibid., p. 272) Lorsque l’armistice est signé, le 24 juin, il est rassuré d’apprendre que les conditions mentionnent que la flotte restera sous pavillon français et dans les ports français, nonobstant qu’elle devra être désarmée (ce à quoi elle échappera finalement… dans le prolongement de l’attaque de Mers-el-Kébir, qui est loin de marquer la fin des menées britanniques pour sa destruction… Sous la pression de son ministre des Affaires étrangères Paul Baudouin et de son ministre de la Défense le général Weygand, Pétain, après avoir beaucoup hésité, mettra son veto aux représailles proportionnées auxquelles s’étaient décidés Darlan et Laval… Puis, un enchaînement d’autres causes de diverses natures s’ajoutera qui fera finalement qu’il n’y aura pas eu la moindre représailles, hormis la rupture des relations diplomatiques…). En ce même jour de la signature de l’armistice, il envoie à ses subordonnés un télégramme qui ôte, par avance, tout bien-fondé aux craintes que les Britanniques avanceront pour justifier l’attaque de Mers-el-Kébir : « Clauses de l’armistice vous sont notifiées en clair par ailleurs. – Je profite de la dernière communication que je peux transmettre en chiffré pour faire connaître ma pensée sur ce sujet. Primo Les bâtiments de guerre démobilisés doivent rester français, avec pavillon français, équipage réduit français, séjournant dans des ports français ou coloniaux. Secundo Précautions secrètes d’auto-sabotage doivent être prises pour que l’ennemi ou l’étranger s’emparant d’un bâtiment par la force ne puisse s’en servir. Tertio Si la commission d’armistice chargée de l’interprétation des textes décidait autrement que dans primo, au moment d’exécuter cette décision nouvelle, les navires de guerre seraient, sans ordres nouveaux, soit conduits aux États-Unis, soit sabordés s’il ne pouvait être fait autrement. » Le 20, un télégramme rédigé par l’amiral Auphan et lui aussi chiffré, avait déjà précisé qu’ « une équipe doit être organisée sur chaque bâtiment afin d’être maintenue à bord de manière occulte (…) Cette équipe aurait pour mission de détruire les armes ou de couler le navire si l’ennemi, abusant de l’armistice, tentait contrairement à ses engagements d’utiliser pour lui un ou plusieurs navires de combat. Cette considération s’applique à tout étranger. » Le 15, soit le lendemain de la visite du général d’Astier, le commandant en chef de la Flotte, en prévision d’un armistice défavorable, avait émis, à destination de son chef d’état-major, l’amiral Le Luc, un ordre similaire à celui du 24, mais où la destination des navires était les « ports français outre-mer non soumis à armistice s’il en existe ou [les] ports britanniques », sans mention de ceux étasuniens (cf. ibid., p. 235 et 249-250, et Melton, Darlan, p. 98, 100 et 102). Attachement indéfectible à la flotte française qu’atteste sa déclaration à Hermann Göring, lors de la rencontre entre ce dernier et les deux chefs de l’exécutif français, à Saint-Florentin, le 1er décembre 1941 : « Je ne me servirai de ma flotte que sous mon pavillon » (cité par Coutau-Bégarie et Huan, p. 468 – cf. p. 220-221), et qu’il rappelle, dans le télégramme envoyé, le jour de l’invasion de la zone libre, à l’amiral Laborde, pour l’inviter à diriger les forces navales de Toulon vers l’Afrique occidentale française : « J’ai toujours déclaré que la Flotte resterait française ou qu’elle périrait. » Peu après son retour de Berchtesgaden, en pleine négociation des protocoles de Paris, il avait déclaré à la radio, le 28 mai 1942 : « Le Chancelier ne m’a pas demandé de livrer notre flotte. Tout le monde sait – les Anglais mieux que quiconque – que je ne la livrerai à personne. » (cf. Docteur, p. 124) Dans ses mémoires, le général Weygand parle d’un « ardent amour » de l’amiral pour sa flotte (Mémoires III, p. 302).
Le plus étonnant dans cette histoire de flotte française est que De Gaulle peut être soupçonné d’avoir agi pour qu’elle soit laissée à la merci des Allemands. Nommé sous-secrétaire à la Défense, le 5 juin, il a, le lendemain, selon Kersaudy, « un long entretien avec Paul Reynaud, à qui il expose ses conceptions sur la conduite de la guerre » (p. 50). Reynaud, qui accordait une grande importance à ses théories et ses opinions en matière de défense, et qui n’avait pu le nommer plus tôt au gouvernement, du fait de la présence de Daladier, aurait pu, en ce 6 juin, recevoir des conseils lui permettant d’échapper au jugement qu’allait porter sur lui l’amiral Docteur : « Pourquoi, à l’entrée en guerre de l’Italie [le 10 juin], au moment où notre défaite était proche, où l’heure des vautours allait sonner, pourquoi Reynaud, encore chef du gouvernement, n’a-t-il pas envoyé la flotte à Bizerte pour la soustraire aux Allemands et la mettre en face de l’Italie ? » (p. 75 – cf. Melton, p. 98) Le 31 mai, le Conseil suprême (franco-britannique) réuni à Paris et auquel participent, entre autres, Churchill et Darlan mais pas De Gaulle, dont les titres ne justifient pas sa présence, avait pourtant, selon Weygand, examiné « les opérations navales à entreprendre contre l’Italie, si elle entrait en guerre » (Mémoires, III, p. 153), et, dans cette perspective, un bombardement naval de Gênes avait été planifié. Lors de l’entretien du 6 juin, lendemain de son entrée au gouvernement, De Gaulle a dit au président du conseil : « Sans renoncer à combattre sur le sol de l’Europe aussi longtemps que possible, il faut décider et préparer la continuation de la lutte dans l’Empire. Cela implique une politique adéquate : transport des moyens vers l’Afrique du Nord, choix de chefs qualifiés pour diriger les opérations, maintien de rapports étroits avec les Anglais, quelque grief que nous puissions avoir à leur égard. Je vous propose de m’occuper des mesures à prendre en conséquence. » (cf. De Gaulle et Churchill, p. 50) Le 9, De Gaulle se rend à Londres, où il rencontre Churchill, pour la première fois. Le lendemain de l’entrée en guerre de l’Italie, contre l’avis de Darlan, Reynaud annule le bombardement de Gênes, qu’il n’autorisera que trois jours plus tard, au lendemain du bombardement italien de Bizerte. Le jour même de l’annulation, a lieu un nouveau conseil suprême, à Briare, puis le 13, un autre à Tours, deux conseils auxquels assistent notamment Reynaud, Churchill, Weygand, Darlan et De Gaulle. Il n’y est pas question du transfert de la flotte, pas plus en Afrique du Nord qu’ailleurs, et à peine plus question de prolonger le combat en Afrique du Nord – ce qui, au demeurant, impliquerait un transport d’hommes et de matériel, à découvert et donc très risqué, depuis la métropole – perspective qu’a même complètement abandonnée Reynaud, à Tours ; cependant que, le 12, dans l’après-midi, De Gaulle demande à l’amiral Darlan et au général Colson, chef d’état-major de l’armée, d’étudier le transport en Afrique du Nord de 900 000 hommes et 100 000 tonnes de matériel, en 45 jours. Dès le 3 juin, Weygand avait soumis à Darlan une demande de transport beaucoup plus réaliste de 80 000 hommes, et s’était entendu répondre qu’il faudrait deux mois. Le 14, convoqué à Bordeaux par Reynaud, Darlan apprend que le délai de 45 jours demandé par De Gaulle est ramené à 10… et que personne ne sait où trouver et comment rassembler, à l’embarquement, dans un premier temps, ne serait-ce que 30 000 hommes… (cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 232-234 et 253-255, Alain Darlan, p. 60-61) (De Gaulle se trouvait à Rennes, dans la matinée du 12, pour y présenter au général Guitry, commandant la Région militaire, aux généraux Caillaut et Belhague et à André Borie, le président du syndicat national des entrepreneurs de travaux publics, un projet de réduit breton, et pour l’étudier avec eux. Selon Weygand, ce projet ne remontait pas au-delà du 29 mai, lorsque le président du Conseil lui avait demandé « de bien vouloir étudier la mise en état d’un réduit de défense nationale autour d’un port de guerre (…) [qui] comprendrait la péninsule bretonne. » (p. 152) À cette époque, Darlan lui-même l’envisageait comme une possibilité, mais avait fini par admettre le contraire, le 10 juin, en constatant que la supériorité de l’aviation allemande rendait impossible l’approvisionnement indispensable des ports. De son côté, le ministre de la Défense avait, d’emblée, considéré le projet comme irréaliste, le dénonçant même, devant Paul Baudouin, comme « une plaisanterie de mauvais goût », mais, tenu par sa fonction à s’efforcer « d’entrer dans les vues du gouvernement », comme il le dit dans ses mémoires, il avait obtempéré, en se mettant à l’étudier et à le préparer, et en avait confié l’organisation au général René Altmayer, commandant le 5ème corps d’armée. Le 18 juin, les Allemands étaient dans Rennes ! Le soir du 14, arrivant de Bordeaux, pour gagner Brest, puis Londres, avec la mission que lui a confiée Reynaud – habitué aux hésitations et volte-face – de réclamer au gouvernement britannique des moyens de transport pour poursuivre le combat en Afrique du Nord, De Gaulle s’arrête à Rennes, jusqu’au lendemain, sans doute pour y apporter une réponse définitive au futile projet, qu’a fini par abandonner Reynaud, entraîné par l’unanimité de Weygand et Darlan – projet pas moins futile que celui du transport de 900 000 hommes, impossibles à réunir, devant emprunter des ports engorgés, subir les attaques efficaces de la Luftwaffe, et utiliser des navires – paquebots et cargos – indispensables au ravitaillement d’une population métropolitaine réfugiée et affamée. La grande importance accordée par Reynaud aux avis de De Gaulle laisse entendre que l’idée du réduit est venue du second. C’est, d’ailleurs, ce que confirme le général de Villelume, qui, le 7 juin, surprend une discussion entre le président du conseil et De Gaulle, à laquelle il n’hésite pas à s’inviter, en poussant la porte du bureau du président, afin d’avertir de l’infaisabilité d’un réduit breton qu’est en train de défendre ardemment De Gaulle : « Le Président n’en finit pas moins par adopter sa solution. Son but était visiblement de mettre fin à la tragédie sans avoir à demander l’armistice. Quoi de mieux à cet égard qu’une capitulation honorable de nos dernières forces assiégées dans la forteresse bretonne ? » (cité par Jacques Laurent et Gabriel Jeantet, Année 40, annexe 16) Comme s’il témoignait d’une partie de la conversation que n’aurait pas entendue de Villelume ou encore de conversations survenues depuis, Reynaud déclare aux parlementaires, le 10 : « Messieurs, nous allons nous retirer dans le réduit breton. Lorsque toute défense sera devenue impossible, nous serons obligés de nous embarquer sur un croiseur. Nous nous embarquerons sous les bombes et si quelques-uns d’entre nous sont tués, tant mieux ! Cela prouvera que nous avons quitté le sol du pays parce que nous ne pouvions pas faire autrement. » Option qu’il confirme, dans l’après-midi du 15, en toute fin d’un entretien avec Weygand, comme celui-ci le raconte : « M. Reynaud, et c’est sans doute à cette proposition qu’il voulait en venir, me suggéra d’agir comme le chef d’état-major hollandais, c’est-dire de capituler avec l’armée de terre. » (Mémoires, III, p. 226) Comme le relève Jacques Laurent, une capitulation livrera le pays entier à l’ennemi, mais ceux qui avec Reynaud souhaitent s’enfuir pourront le faire, alors qu’un armistice les obligerait à demeurer, que ce soit en métropole ou dans l’empire, à la tête d’un gouvernement qui n’a fait qu’interrompre la guerre. Pour garantir la première option, « de Gaulle, totalement politisé, savait qu’une résistance de huit jours suffisait à Paul Reynaud. » (ibid., ch. II) Témoignant être l’instigateur de cette mise en scène « très Crépuscule des dieux » – pour reprendre la formule dont a usé Villelume, lors de sa discussion du 7, et qui a fasciné Reynaud ! – le soir du 12, le sous-secrétaire d’Etat propose à Reynaud de transférer le gouvernement de Tours à Quimper. Dans ses mémoires – où il occulte son passage à Rennes du 12 et la question du réduit breton, en ne concédant qu’une visite, à Rennes, le 15, au général Altmayer, au général Guitry et au préfet, afin d’ « organiser la coordination de leurs efforts et de leurs moyens pour la défense du terrain » – il explique son choix de Quimper par le fait que la ville avait de fortes chances de se retrouver rapidement en zone occupée, au contraire de villes situées plus au sud, ce qui allait obliger le gouvernement à prendre, sans tarder, le large pour l’Afrique du Nord… Par-delà le conseil du choix d’un port de guerre autour duquel établir le réduit national, formulé le 29, on pourrait penser qu’il venait d’avoir l’idée de Quimper, après avoir admis, dans la matinée, que la fortification du réduit breton était impossible, à court ou moyen terme – Borie estimant que trois mois de travaux étaient nécessaires – mais, d’un côté, pourquoi, dans un premier temps, aurait-il pensé établir un réduit breton fortifié, sans penser y placer le gouvernement, et, d’un autre côté, pourquoi aurait-il pensé y placer le gouvernement, pour une période éphémère, tout en cherchant à le fortifier ? C’est donc que l’idée de Quimper et celle du réduit breton fortifié lui étaient venues simultanément et indissociablement. Plus tard, dans ses mémoires, il a embelli ce qui s’était décidé entre lui et le Président, en escamotant la tragédie rennaise, réduite à une sobre concertation d’officiels, et en magnifiant le projet de Quimper en voie du salut pour la France !) À Briare, comme nous l’avons vu, Churchill a obtenu de Darlan, en aparté, l’assurance que la flotte ne sera pas remise aux Allemands. Le 16, De Gaulle arrive à Londres et en repart pour Bordeaux, où, arrivé à 21 h 30, il apprend la démission du gouvernement, survenue une heure et demie plus tôt, puis, vers 23 h 30, la formation du gouvernement Pétain, survenue conformément à la demande adressée au Président de la République par Reynaud, au moment de sa démission (au demeurant, bien content que la solution de l’armistice, qu’il sait être la meilleure solution, soit assumée par d’autres). Dans l’après-midi, le premier ministre britannique avait télégraphié au Conseil des ministres une réponse à une question que lui avait posée son président, qui souhaitait alléger l’accord du 28 mars interdisant aux deux pays de conclure, sans concertation, un armistice ou une paix séparée avec l’Allemagne : « À condition, mais à condition seulement, que la flotte française soit immédiatement dirigée vers les ports anglais pendant les négociations, le gouvernement de Sa Majesté donne son plein consentement à une démarche française tendant à connaître les conditions d’un armistice pour la France. » (cf. Kersaudy, ibid., p. 71-72) Il apparaît donc qu’à aucun moment de la période précédant l’armistice De Gaulle ne s’est soucié de mettre la Flotte à l’abri, dans des ports de l’Empire français, et en position d’y être utile. Envoyé à Londres, le 9, il semble s’être montré rapidement complaisant envers les Britanniques – dont le souhait premier, transformé en exigence à partir de l’armistice, était certainement que la flotte rejoigne leurs ports – complaisance à laquelle ne pouvait que le pousser son appartenance à l’armée de terre et son grade – effectif depuis le 1er juin – de général de brigade à titre temporaire, qui constituaient certainement, à ses yeux, autant de motifs de jalouser les prérogatives de l’Amiral de la flotte, qui avait toutes chances de jouer un rôle crucial, s’il était envoyé, avec ses navires, dans l’Empire et notamment en Afrique du Nord et de l’Ouest (où, pour autant, ne résidaient que des effectifs terrestres et aériens réduits – inférieurs de 20 000 aux seuls Italiens stationnés en Lybie – disparates et amalgamés hâtivement en prévision des menaces espagnole et italienne, mal entraînés, mal organisés, et mal équipés, et ayant à protéger « 2 000 kilomètres de frontières terrestres et maritimes », « dans un pays privé d’usines et de moyens de fabrications de guerre », selon l’état des lieux dressé par Weygand). Ayant une grande influence sur Reynaud, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, comme le remarque Melton, ce dernier « n’a jamais fait avec Darlan l’inventaire des solutions concrètes pour la suite de la guerre outre-mer. » (p. 98).
Concernant le second motif de plainte adressé à Darlan, à Alger, par le général d’Astier, sans prétendre que l’amiral ait pu bénéficier dans les organisations de résistance d’une popularité comparable à celle de De Gaulle ou de Giraud, voire de Pétain, il convient de remarquer que certaines de ces organisations furent, de leur début à leur fin, fidèles au Maréchal, quand d’autres furent apolitiques. Dans cette dernière catégorie figure le réseau Carte, pseudonyme d’André Girard, installé en zone libre et opposé à tout rapprochement avec les gaullistes, réseau dont, selon Pierre Raynaud, les Britanniques se servirent pour camoufler l’opération Torch, en lui fournissant de faux renseignements sur la préparation d’un débarquement allié en Europe du Sud, avant de le livrer aux Allemands dans le but de les désinformer (Depuis, un doute semble être artificiellement entretenu sur l’origine et la nature de la fuite de la liste de ses membres, parvenue dans les mains de l’Abwehr). Dans la première catégorie figurent : 1) le réseau Martial, fondé par Paul Dungler, alias Martial, en août 1940, et financé par le Maréchal – Dungler qui, à l’automne 1943, fut la cible d’un projet d’assassinat monté par les gaullistes Passy et Soustelle, conformément à une directive de De Gaulle, qui souhaitait l’empêcher de préparer le terrain au général Giraud en métropole, et auquel Jacques Soustelle empêchera de témoigner au procès de Pétain, après lui avoir lancé : « À bon entendeur, salut ! N’écrivez jamais vos mémoires ! La Gestapo vous a loupé, nous, nous ne vous louperons pas. » (cf. Pierre Péan, Le mystérieux docteur Martin, p. 381 et 386) ; 2) le réseau (nommé Hector après la guerre) du colonel Alfred Heurtaux, créé en novembre 1940 et destiné à la recherche de renseignement, notamment en zone occupée où il espionne les activités de la Luftwaffe avant de transmettre ses informations au commandant Loustaunau-Lacau, établi à Vichy à la tête de son propre réseau (cf. infra), qui les transmet ensuite à l’armée britannique à Londres (collaboration de Heurtaux et de Loustaunau-Lacau avec les Britanniques, indépendante de la France libre, qui fait enrager De Gaulle), réseau dont la section normande n’en est pas moins infiltrée par l’Intelligence Service (Rappelons que Marc Jacquet appartenait à ce réseau) ; 3) l’organisation qui est en train de naître, en ce mois de décembre 1942, sous le commandement du général Frère, la plus nombreuse en hommes, jusqu’à sa fusion avec d’autres organisations de résistance, au sein des FFI, au début de 1944 : l’Organisation de Résistance de l’Armée, qui remplace l’Organisation Métropolitaine de l’Armée, autrement appelée l’armée d’armistice, dissoute par l’ennemi, fin novembre, à la suite de son invasion de la zone libre ; 4) le réseau Alliance du commandant Loustaunau-Lacau, alias Navarre, mis sur pied, à Vichy, en janvier 1941, à partir de l’expertise et des effectifs du réseau Corvignolle (ou Corvignolles), et grâce à des subventions de Pétain et d’autres du vice-président Flandin – les premières, vingt et une fois supérieure aux secondes, étant supprimées par Darlan, qui a succédé à Flandin et qui juge le réseau trop lié à l’Intelligence Service, quelques semaines avant que Loustaunau ne tente de comploter contre lui, comme nous l’avons vu (cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 424) (Le réseau Corvignolle avait été mis sur pied en décembre 1936 pour combattre la menace communiste au sein de l’armée ; son nom était celui d’un imaginaire colonel Hervé-Gratien de Corvignolles, inspiré du nom de jeune fille de la mère de Vauban – Vauban dont Loustaunau était en train d’écrire une biographie, qu’il terminera et dont le manuscrit sera entièrement annoté de la main de Pétain, mais que l’auteur ne pourra jamais retrouver, à l’issue de la guerre) ; 5) le réseau d’Henri Frenay, dans sa première version, le Mouvement de libération nationale, très attaché au service du Maréchal, qui le subventionne, avant de devenir le réseau Combat, fin 1941, moment où il se rallie à De Gaulle, dont Frenay n’en critiquera pas moins la manière confuse et risquée (au coup par coup et sans réunion des chefs de réseaux à Londres) de diriger la résistance métropolitaine, avec sa conséquence : le pouvoir exorbitant et incontrôlé laissé à Moulin, et son corrélat : la cause commune faite avec les communistes. À l’appui de l’inquiétude de Frenay, paraît caduque l’argument selon lequel c’est parce qu’il lui fallait enrôler la résistance communiste, pour la neutraliser autant que possible, que De Gaulle ne pouvait se permettre de s’entendre ou de coopérer avec des organisations pouvant être soupçonnées de faiblesse envers l’occupant, car étant fidèles à un régime réputé avoir cette faiblesse, puisque, en l’occurrence, il lui suffisait de rappeler aux communistes leur entente et leur collaboration avec l’occupant jusqu’en juillet 1941, et, avant la guerre, leur sabotage de l’effort militaire français, dans les commandes et les fournitures d’avion et la fabrication d’armements, qui ne fut pas sans incidence sur la défaite ; dernier point sur lequel le rappel ne se fit qu’à moitié, pour ne pas dire de façon très ambiguë : en juin 1940, De Gaulle refuse la présence dans les rangs de la France libre de l’ancien ministre de l’Air Pierre Cot, dont le cabinet avait été un foyer d’agents du Komintern, puis, en mai 1942, annonce qu’il l’acceptait volontiers : entre temps, ce dernier étant devenu agent d’influence auprès de Roosevelt, auquel il conseille de faire de l’Afrique du Nord française un protectorat étasunien (!), Roosevelt qui est déjà sous l’influence de son épouse Eleanor et de son fils Eliott, dont, en 1941, les sympathies procommunistes s’expriment publiquement, sans pouvoir n’être qu’à visée électorale auprès des quelques centaines de milliers d’Américains de cette mouvance, puisque les élections de 1940 sont passées (cf. Flynn, Le mythe Roosevelt, p. 317-320) (Est-ce cette proposition d’un protectorat que le général cherche à contrecarrer, à l’été 1941, dans le cadre de la mission qu’il a confiée à Pleven, en s’efforçant de dissuader les Américains de s’établir en Afrique du Nord, au prétexte que les oppositions allemande et vichyste y seront trop fortes, et, en leur offrant, en compensation, des bases en Afrique Noire, « pour neutraliser Dakar et rendre plus difficile à Hitler de pénétrer plus profondément en Afrique », tout en affichant savoir – comme s’il cherchait à s’en persuader et en persuader autour de lui – que « l’Amérique ne convoite pas un agrandissement territorial » ? – cf. Paillat, t. I, p. 259-260) ; dans le même entretemps, le chef du Conseil de défense de l’Empire – devenu, en septembre 1941, Comité national français – étant entré en collaboration étroite avec les Soviétiques et avec les communistes français, notamment depuis ce jour de juillet 1941 où il proposa, par voie diplomatique secrète, à Staline de conclure une alliance politique avec lui, et ce jour d’octobre 1941 qui vit arriver à Londres Jean Moulin, ancien adjoint de Cot, tout comme l’était Labarthe (trois hommes identifiés, avant-guerre, comme membres du Komintern par l’organisation de renseignement militaire Les Sioux, du colonel Groussard et du lieutenant-colonel Chrétien – cf. Péan, p. 108). L’argument selon lequel il était nécessaire de mettre à l’écart et, plus encore, de combattre, Vichy, pour garantir l’enrôlement des communistes, est encore infirmé par l’impossibilité de trouver à ces derniers une circonstance atténuante dans le fait de pâtir de directives étrangères, celles de l’Union soviétique, sauf à devoir faire la même chose concernant des Français placés directement et intégralement sous la coupe allemande, d’autant plus que les premiers étaient bien plus inconditionnellement, et même plus librement, solidaires de Moscou que les seconds ne l’étaient de Berlin. Au cas où l’on adhérerait à la remarque du secrétaire de Moulin, Daniel Cordier : « Les Français libres étaient administrativement aussi dépendants des Britanniques que Vichy l’était des Allemands » (cité par Henri-Christian Giraud, ibid., ch. 4), il conviendrait d’y ajouter que les communistes français l’étaient, d’une façon incomparablement plus grande, de Moscou… Pourtant, au général Juin, qui l’interroge, dès son arrivée à Alger, le 30 mai 1943, sur sa « politique communisante [qui] soulève des étonnements et des critiques », De Gaulle répond : « Je n’ai rien (sur qui m’appuyer), si ce n’est les dix divisions avec lesquelles tu vas aller te battre aux côtés des Alliés ! » (cité par Jean-Bernard d’Astier, p. 122) Il n’avait rien d’autre que les communistes… et qu’une armée d’Afrique mise sur pied par le général Weygand, puis par les généraux Prioux et Giraud… armée d’Afrique dont, en août 1943, au faux prétexte de devoir rajeunir ses cadres, il a mis à pied 40 généraux et 240 officiers, et dont, en 1945, il fera emprisonner et juger – sous l’inculpation « d’avoir porté atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat à partir du 17 juin 1940 » et d’avoir, avant cette date, « commis des crimes ou des délits se rattachant au même objet » – son créateur Weygand, alors de retour de vingt mois de détention en Allemagne, qui n’en obtiendra pas moins un non-lieu trois ans plus tard (Le premier chef d’inculpation dénonçait la date de son entrée au gouvernement, en tant que ministre de la Défense, et la signature de l’armistice, cinq jours plus tard, dont il fut l’un des principaux partisans et négociateurs… armistice qui allait permettre, sur sa demande insistante, la sauvegarde d’un reste d’armée, dissimulé en zone libre, et, pour le reste, renforcé et restructuré en armée d’Afrique… armistice dont, dès juillet 1940, De Gaulle enjoindra le général Odic de ne jamais avouer qu’il avait été inévitable !… Le second chef d’inculpation héritait d’une campagne communiste calomnieuse contre son action d’avant-guerre dans les Balkans et au Levant, gênante pour l’Union soviétique… et l’Allemagne nazie) ; ajoutons qu’il lui refusera le maréchalat et des obsèques nationales… enfin, Prioux qu’il mettra à la retraite, dès 1943, et Giraud auquel, l'année suivante, il finira par retirer le commandement en chef des armées et qui échappera de peu à une tentative d’assassinat, dont l’enquête qui s’ensuivra sera empêchée d’aller à son terme !… (cf. Ordioni, Le pouvoir militaire en France, II, p. 481 et 494-501)
Pour en revenir précisément à l’actualité algérienne du 20 décembre 1942, c’était, en somme, comme si la rencontre entre l’émissaire de De Gaulle et le haut-commissaire de la France en Afrique avait tourné court, au point quasiment de pouvoir être dite n’avoir pas eu lieu… quoique l’on admettra aussi que Bonnier pouvait ignorer une rencontre dont François d’Astier n’aurait eu aucune raison d’avoir fait la publicité, de même qu’il pouvait ignorer l’invitation de Darlan refusée, dont le même d’Astier n’aurait pas plus eu de raison d’avoir fait la publicité, au point, précisément, d’avoir pu présenter les deux, avec mauvaise foi, comme rencontres qui n’avaient pas eu lieu, par la faute de Darlan… Pour autant, dans sa note rédigée dès le lendemain de sa rencontre avec l’émissaire, l’amiral rapporte que, en réponse à une question qu’il lui posait, le général d’Astier a daigné préciser que sa mission en Afrique du Nord « était d’ordre militaire : participation des forces gaullistes à la bataille d’Afrique ; étude de l’invasion de la France. Il a ajouté qu’il venait en Algérie pour prêcher le calme et la discipline à ses partisans ″pendant la durée des opérations en Tunisie″ » (ibid., p. 156) (Tunisie que les Etats-Unis avaient, au dernier moment ou peut-être avant, décidé de tenir à l’écart du débarquement, et où des troupes allemandes étaient présentes, jusqu’à l’ouest de Tunis, depuis leur retraite de Libye du 3 novembre, et où elles allaient renforcer leur position, avec l’appui de l’armée italienne, du 10 au 12 novembre, avant de repousser une offensive terrestre alliée, le 4 décembre, et prendre possession de Bizerte, le 7 décembre).
Par ses déclarations au capitaine Gaulard, Bonnier cherche-t-il à amadouer les gaullistes, détenteurs, pour une bonne part, de la clé de son amnistie, à un moment où Giraud, qui n’a pas perdu tout contact avec De Gaulle, s’apprête à succéder à l’amiral ? Notons que la question pourrait tout aussi bien concerner les Britanniques, au lieu des gaullistes, Britanniques dont une bonne partie des dirigeants, qui tiennent l’Intelligence Service – en tête desquels Eden – détestent Darlan, ont fait le choix de De Gaulle (dont ils ont certainement excité l’hostilité au premier) et accordent un minimum de considération à Giraud, dont, pour autant, ils ont permis le transfert à Gibraltar, le 7 novembre. Dans l’esprit même de Bonnier, ses ultimes déclarations (à supposer que Gaulard les transmette sans tarder – ce qu’il ne fera finalement que le lendemain de la mort du jeune homme) écartent de De Gaulle (et/ou des Britanniques) la suspicion qu’il(s) aurai(en)t eu décidé l’élimination physique de l’amiral, l’image du résistant de Londres (et/ou celle du pays hôte allié) s’en trouvant renforcée, du moins épargnée, notamment aux yeux d’Algériens qui pouvaient hésiter entre une loyauté à Vichy (indissociable de la mémoire du coup de force britannique contre la marine française, deux ans plus tôt) et une loyauté à celui qui s’était proclamé chef de la France combattante mais dont les agressions (menées en commun avec les Britanniques), à l’égard des forces françaises restées fidèles à Vichy avaient considérablement nui à l’image de rassembleur, nonobstant qu’ils devront bientôt l’accueillir en chef d’un gouvernement provisoire, associé pendant quatre mois à Giraud.