En 1979, le comte déclare, dans ses mémoires : « Mon tempérament, tout au long de mon existence, m’a tenu éloigné des illégalités et des actes de violence. En outre, le simple bon sens aurait interdit, à cette date, même à un exalté qui se serait trouvé à ma place, de comploter et de réaliser l’assassinat de l’Amiral. Je savais, en effet, en sortant de ma conversation avec Murphy, le 21 décembre, que l’élimination de Darlan n’ouvrait pas, aux yeux des Américains, la voie à une solution qui me concernât. » (Mémoires d’exil et de combats, p. 219) (Précisons que Murphy n’était pas défavorable à ce qu’on transmette le pouvoir au prince, cependant que, pour ne pas se déjuger, il n’insistait pas à faire valoir son opinion auprès de Roosevelt, tellement, jusque-là, il avait insisté à lui faire admettre Darlan). L’année suivante, il déclare à Jacques Chancel, dans une interview télévisée : « C’est une phrase horrible et terrible. Celle qui ordonne la mort d’un homme. Je ne l’ai jamais prononcée. » Ces deux déclarations éclairent celle faite à Chantérac, en 1988, autant qu’elles sont éclairées par elle. Pourquoi le comte, qui, à la suite d’une première rencontre – depuis la venue au pouvoir de Darlan – avec Alfred Pose, à Rabat, fin novembre, avait accepté de s’engager sur la voie d’un complot ne visant, à ses yeux, qu’à faire démissionner l’amiral Darlan, afin de le remplacer, devient-il soudain, dans une certaine mesure (l’idée ne venant pas de lui), partisan ou, à tout le moins, soutien de son élimination physique ? (Précisons que, selon Marc Jacquet, qui affirme avoir été à son origine, la rencontre entre le directeur de la BNCIA et le comte eut lieu, « aux environs du 19 novembre », son témoignage étant confirmé par l’épouse du comte : « Tout a commencé un 19 novembre (…) Pose et d’autres messieurs sont venus le voir. Ils se sont enfermés dans le salon. » – cité par Meylan, p. 261 – messieurs parmi lesquels, notons-le, pourraient avoir figuré, outre Jacquet, Pierre Boutang, auquel Pose avait sans doute déjà confié, comme Boutang rapporte qu’il le fit, ses projets de changement de pouvoir à Alger, cependant que la date, et même le lieu, où auraient été faites ces confidences, demeurent incertains : si la date reste très incertaine, Giocanti penche pour Larache, alors que David Foubert affirme que ce fut à Rabat ; rappelons, cependant, que Pose se trouvait en métropole, dans les mois précédant le débarquement et jusqu’au 6 novembre, métropole où, le 8 août, Boutang fut, selon sa belle-mère Yvonne Canque, envoyé pour « une mission de 45 jours à lui confiée par le général Noguès », nom de Noguès qui, selon Giocanti, pourrait en avoir caché un autre : « un nom comme ″Rigault″, ″d’Astier″ ou celui du comte de Paris » – Pour en revenir aux visites faites au comte, selon ce dernier, qui ne parle pas de visite à la date du 19, Marc Jacquet lui rendit visite, de la part de Pose, le 20 novembre, puis, une nouvelle fois, « quelques jours plus tard » : selon Geffroy d’Astier, le 26, et cette fois en compagnie de Pose, les deux banquiers arrivant d’Alger – présence de Pose à l’une ou l’autre de ces rencontres qui n’est pas mentionnée par le comte – cf. Mémoires, p. 191 et 195, Walter, Un roi pour la France, p. 451, G. d’Astier, L’exécution de Darlan, p. 93, Giocanti, p. 106-109, Pierre Boutang, Les Dossiers H, p. 114 – Chantérac penche pour la version de Jacquet, entre autres au motif qu’elle serait corroborée par une publication royaliste de l’époque destinée au proche entourage du comte et dirigée par un proche conseiller du prince, Henri Billecocq, découverte par Coutau-Bégarie et Huan, lesquels, pourtant, n’en ont pas fait une lecture qui leur aurait permis d’infirmer la version du comte – cf. L’assassinat de Darlan, p. 186, et Darlan, p. 696) Le 20 décembre, il est probable que, pressé par l’émissaire venu de Londres, et alors que Murphy ne lui a pas encore signifié l’opposition du président Roosevelt à l’instauration d’un pouvoir monarchique (décalage entre la visite du général d’Astier et celle de Murphy dont il ne tient pas compte dans ses mémoires, ce qui lui permet d’insinuer que, s’il a pu donner son accord, l’ordre n’était, de toutes façons, pas de son fait, puisqu’il n’allait en rien lui servir), il considère soudain pouvoir obtenir un gros avantage et/ou pouvoir faire obtenir un gros avantage à la France, en optant pour cette élimination. En se rangeant à cette élimination – que, bien sûr, les gaullistes lui laissent le soin d’annoncer à son entourage, comme ayant été décidé par lui – il montre des gages à ces derniers, en leur signifiant, d’une part, qu’ils peuvent le tenir pour être à leur service (les gaullistes ayant, bien sûr, en tête de lui faire jouer un rôle pacificateur et fédérateur, en attendant la venue de leur chef au pouvoir, à Alger même), et, d’autre part, en leur signifiant que, en contrepartie, ils se trouvent eux-mêmes impliqués à son propre service, du fait de leur intérêt commun momentané. Tant qu’il sera au pouvoir, le comte ne pourra pas être combattu depuis Londres, quitte à ce que cette tranquillité soit celle d’une période où il proposera, par référendum, le rétablissement de la royauté ou, plus sûrement, l’extension préalable de son pouvoir sur la France entière… En somme, en acceptant ce que, dans l’immédiat, les gaullistes souhaitent, il les double, les coiffe, en s’apprêtant à leur signifier que c’est lui qui a la main. Mais c’était sans compter sur la détermination persistante de Roosevelt (dont il n’était pas encore informé) à ne pas permettre l’instauration d’un pouvoir monarchique en France, et sans compter sur celle soudaine du général Giraud à prendre résolument la succession de Darlan (Darlan dont le général déclarera, dans son ouvrage Un seul but : la victoire, p. 72, que sa présence l’avait « beaucoup gêné », aux alentours du 10 novembre). Ce dernier ôte ainsi toutes illusions au comte, notamment, de façon déclarée, lorsqu’il le reçoit, en fin de matinée du 26 décembre, en le plaçant devant l’alternative de gagner le front, pour s’y faire une renommée, ou de regagner Larache, pour s’y faire oublier, tout en l’assurant que le royalisme n’était pas étranger à ses convictions et ses sentiments profonds.
Si les commanditaires de l’assassinat étaient à Londres, pourquoi, dès lors, vraiment s’étonner que l’envoyé du gouvernement britannique, Harold MacMillan, ami personnel de Winston Churchill, qui arrive, au début de janvier, à Alger, pour s’y installer, avec le titre de « ministre résident », ait comme première préoccupation – à laquelle il ne renoncera jamais – que le procès aille à son terme, et, d’abord, pour cela, que l’instruction soit relancée – ce qu’elle sera, le soir du 9, par le juge militaire Voituriez, arrivé de Casablanca, dans l’après-midi. Dès le 11 décembre, Churchill avait annoncé à Roosevelt qu’il comptait faire de MacMillan le pendant britannique de Murphy ; ce que Roosevelt avait trouvé judicieux, à la condition que le statut des deux hommes soit rigoureusement identique : celui de conseiller aux affaires civiles. Trois semaines plus tard, MacMillan est en poste et déclare que le gouvernement britannique est injustement mis en cause et qu’il importe que les soupçons infondés soient effacés. Très tôt, son allié étasunien avait soupçonné que des services secrets étaient impliqués dans l’assassinat. Il avait mis la pression sur le haut-commissaire-adjoint Bergeret et sur le nouveau haut-commissaire Giraud pour que la lumière soit faite. Ceux-ci avaient alors immédiatement soupçonné que la visite du général François d’Astier, deux jours avant l’attentat, y était pour quelque chose, et en avait déduit que l’Intelligence Service était impliqué (comme l’avait immédiatement pensé le capitaine Hourcade, l’officier d’ordonnance de l’amiral, blessé dans l’attentat), puis en avaient informé les autorités étasuniennes, en les confortant, du même coup, dans leur impression dominante. Claude Paillat fait observer que, « lors de la messe de minuit [qui avait été avancée à 17 heures, pour raison de sécurité], on n'est pas sans remarquer une vive tension entre les Anglais et les Américains. Les uns arrêtent les autres. » (p. 154) Selon Bergeret, l’exécution rapide de Bonnier, après que ses aveux avaient été recueillis, avait visé à rassurer les Américains, en les assurant de la volonté française de ne pas laisser l’assassinat impuni. Le haut-commissariat – dont la présidence est d’abord vacante, puis rapidement pourvue, le surlendemain de l’assassinat – vivait alors dans la crainte paradoxale d’être ou bien lâché par la puissance dominante du moment, qui, par les accords conclus entre Darlan et Clark, le 22 novembre, reconnaissait sa légalité et garantissait son maintien, ou bien, au contraire, que de puissance de libération, celle-ci n’en vienne à se transformer en puissance d’occupation pure et simple (cf. le compte-rendu de Giraud à Voituriez, p. 233-234, et Henri Michel, p. 391). Lorsque, début janvier, Eisenhower dépêche le général Bedell-Smith auprès de Bergeret pour l’inciter à enquêter du côté de l’Intelligence Service, il lui demande de bien préciser au nouveau haut-commissaire qu’il démissionnera du commandement interallié, si la demande n’est pas suivie d’effet (cf. Lettre de Bergeret à Alain Darlan du 30 mars 1952 – L’amiral Darlan parle, p. 253 ; Ordioni, Tout commence à Alger, p. 539) ; menace qui pouvait n’être que la partie émergée de l’iceberg, valable dans un premier temps, l’autre partie pouvant se révéler être, dans un second temps, la prise en main dictatoriale du territoire, à laquelle les Anglais, paradoxalement, pouvaient être en droit d’avoir part, puisqu’étant dans la place, à titre d’alliés des Américains. La mise en cause du gouvernement britannique est donc, par-dessus tout, le fait de son allié étasunien, qui, lui aussi, notamment par la voix d’Eisenhower, demandera, en janvier, que le second procès, instruit par le juge Voituriez, ait lieu, comme il avait demandé que le procès de Bonnier eût lieu.
En ce même début de janvier, comme s’il lâchait du lest, un membre important des services secrets britanniques, déjeunant, à Alger, chez le président de l’agence d’information France-Afrique (sur le point de fusionner avec l’Agence Française d’Information de Pierre Bourdan, comme nous l’avons vu) reconnaît qu’Henri d’Astier et l’abbé Cordier appartiennent à un réseau britannique et que leur inculpation est justifiée par des « documents accablants » fournis par l’Intelligence Service, tout en certifiant qu’ils ont désobéi, en commettant le crime dont ils sont inculpés (Bien que partisan d’un journalisme impartial et distant – engagement que confirme, d’ailleurs, Ordioni, qui, à son propos, au moment des procès gaullistes d’épuration de 1943-1944, parle de l’« héroïque impartialité » de ses comptes-rendus d’audience – Tout commence à Alger, p. 651 – celui chez qui il déjeune, Paul-Louis Bret, n’en témoigne pas moins, dans ses Mémoires, avoir été, à l’automne 1942, proche et au service du gaullisme : le 9 décembre, Pose avait pensé l’envoyer à Londres pour demander à De Gaulle son accord sur la venue au pouvoir du comte, mission qu’il refusa d’accomplir, au seul motif qu’il la pensait être « d’avance vouée à l’échec », ne voyant pas « le Général de Gaulle participer à une opération qui lui aliénerait une bonne partie des troupes » ; le 20, on le retrouve dînant avec Joxe et Pose, tous heureux d’apprendre que le général Bergeret était désormais convaincu de l’impossibilité pour Darlan de se maintenir au pouvoir : « sous le coup de l’exaspération que me cause Darlan, je voyais dans le Général [De Gaulle] le seul recours » ; enfin, la façon dont il rapporte la confrontation entre De Gaulle et Darlan est loin d’être impartiale : ainsi présente-t-il comme « une insulte aux Gaullistes » une déclaration radiophonique de l’amiral, le 27 novembre, selon laquelle « l’Afrique est le seul point du monde où notre drapeau flotte librement… », type de déclaration pourtant d’une grande banalité chez les gaullistes, à propos des terres de l’Empire qu’ils contrôlent – cf. Au feu des événements, p. 339, 344-345, 348 et 352). La demande anglaise d’un procès semble surtout déterminée par la grande résolution des Américains à y voir clair et à subordonner la continuité de leur présence militaire en Afrique du Nord au blanchiment de leur allié. Pour autant, MacMillan est l’un des ministres de Churchill les plus favorables à De Gaulle, et même l’un des plus attentionnés à son égard. A priori, il n’est donc pas exclu qu’il cherche à le protéger, dans une affaire criminelle où les Britanniques n’auraient eu qu’un rôle secondaire : il escamoterait habilement le premier rôle, en s’en tenant ardemment à traiter l’hypothèse de l’implication britannique, qu’il saurait inconsistante, du moins impossible à étayer pleinement. Dans le semestre qui s’ouvre, De Gaulle ne va pourtant pas cesser de perdre du crédit, dans l’opinion de Churchill. La presse britannique va se montrer majoritairement très indisposée par le meurtre de l’amiral qui reste non élucidé (Si des inculpations et des emprisonnements ont eu lieu, dès la fin de décembre, au début de février, Giraud signe le refus de poursuivre l’information, et se retient même, de justesse, sous la pression anglosaxonne et devant la réticence du juge Voituriez à annuler les motifs d’inculpation qu’il avait pu réunir, de signer un non-lieu général). Alain de Sérigny éclaire, d’un trait, une scène algéroise dont le centre le plus manifeste se trouvait être le restaurant prisé de d’Astier et Cordier : « [On] vivait, papotait et conspirait au ″Paris″, sorte de souricière où défilaient quantité de gens à la mine patibulaire. Dans cette potinière et dans les cercles de presse se développaient des récits véridiques et des légendes qui faisaient ensuite le tour de la ville. À Londres, le Times, alerté par les rapports de ses correspondants d’Alger, reconnaissait les dangers de cette situation explosive. Il concluait à la nécessité pour les Français et les chefs des nations alliées de connaître les circonstances de l’assassinat de l’amiral. » (Echos d’Alger, p. 162) Cette même presse britannique se lancera dans une campagne pro-giraudiste, lorsque, fin avril, dans la foulée de l’envoi de son mémorandum à De Gaulle et de la réponse du CNF (sujet sur lequel nous reviendrons), le commandant en chef civil et militaire – anciennement haut-commissaire – adressera son programme au chef du Comité national français et de la France combattante, dont les modalités de son arrivée à Alger ne sont pas encore fixées, ni même l’arrivée acquise, programme qui prévoit l’extension de son pouvoir, à lui, Giraud, appuyé sur les Conseils généraux, à la France entière (cf. Ordioni, Tout commence à Alger, p. 543-545 et 572, Un seul but la victoire, p. 140-152). Aussi, la façon dont Giraud, qui dispose, désormais, de nombreux et gros atouts, va progressivement céder ou se laisser déborder par les Français de Londres dévoués à De Gaulle, en est d’autant plus étonnante. Son manque d’attrait et de disposition pour les affaires de politique intérieure ne peut suffire à l’expliquer. Pas plus que son souci que soit garantie l’unité nationale, en vue de la victoire sur l’Allemagne… quand on sait que c’est l’argument dont use son adversaire, tout en éliminant systématiquement tous ceux qui ne se rallient pas à lui… à moins, précisément, d’admettre qu’en cédant à celui qui, en la matière, a un comportement outré, il évite d’envenimer la situation, en privilégiant le seul objectif militaire de la victoire sur l’Allemagne, ce que certains – censés être à la pointe de la dénonciation du collaborationnisme – lui ont étrangement reproché, sans paraître voir que la réalisation d’un tel objectif impliquait qu’elle ne soit pas minée par des dissensions politiques à l’arrière du front, autrement dit impliquait précisément et principalement la prise en compte de l’intérêt général.
Il reste que la déroute politique de Giraud pourrait avoir procédé, avant tout, de ce que lui et son principal adjoint, le général Bergeret, auront fini de découvrir, en prenant connaissance des dossiers de la deuxième instruction, conduite par le juge Voituriez, après celle conduite par le juge Rondreux ; dossiers qui étaient exclusivement destinés à Giraud et Bergeret (le premier n’en prendra connaissance qu’à son retour de la conférence d’Anfa, le 23 janvier), et dossiers qui ont, depuis, disparu : l’un était intitulé « Meurtre de l’amiral Darlan » et un autre « Complots ». Ces dossiers reprenaient et complétaient quasi certainement les renseignements que le commandant Castaing, le chef du renseignement du Corps franc d’Afrique, avaient recueillis et transmis au général Giraud, dès le 28 décembre, et sur la base desquels, selon le capitaine Harry Butcher, l’aide de camp d’Eisenhower, et selon Anthony Cave Brown, que cite Chantérac, « le général confia à Murphy que les services secrets français avaient découvert une organisation d’assassinat à Alger, et qu’ils étaient amenés à croire que les services secrets britanniques la soutenaient. Les trois premiers noms sur la liste des ″morts″ étaient lui-même [Giraud], le général Bergeret et Murphy. Eisenhower en parla à l’amiral Cunningham (…) qui prévint le premier lord de l’Amirauté à Londres, sir Dudley Pound. » (L’assassinat de Darlan, p. 249 – cf. Butcher, p. 235, Cave Brown, p. 450) (Noguès déclara à Ordioni avoir été lui aussi sur la liste – cf. Tout commence à Alger, p. 492 ; cf. Tompkins, p. 204, Melton, p. 273) Cunningham, qui se montrait sincèrement offusqué et attristé de l’origine britannique de l’assassinat, suspecta aussitôt Anthony Eden d’avoir été le commanditaire, avant que Churchill ne lui demande de se taire. On ne se trompera pas, en pensant que les suites de cet épisode furent ce que nous disions, au début du présent paragraphe. Au demeurant, le contenu des dossiers aura terrifié les deux généraux français, loin donc de pouvoir justifier – sans non plus pouvoir l’infirmer – la remarque de Geoffroy d’Astier : « Il est évident que s’ils avaient trouvé la moindre preuve de l’implication de De Gaulle dans le meurtre de Darlan, Bergeret et Giraud n’auraient pas manqué de s’en saisir pour éliminer un rival gênant. » (ibid., p. 237-238) Déjà, le 25 décembre, à son retour précipité du front tunisien, au terme d’un trajet de quatorze heures en voiture et d’une heure en avion, commencé à minuit, et sans doute après sa rencontre avec Bergeret, qui est venu l’accueillir à l’aérodrome et qui l’informe de la situation, Giraud avait manifesté une vive conscience de la menace, devant Van Hecke, comme celui-ci le raconte : « Le général était dans un état de surexcitation extraordinaire : ″Vous vous rendez compte, Van Hecke, les gaullistes ont tué Darlan. Demain ils me tueront ; ils assassineront aussi Murphy. Je le sais, il existe un complot. De Gaulle veut éliminer tout le monde pour prendre la place. Je m’y opposerai de toutes mes forces.″ » (cité par Chantérac, ibid., p. 342). De fait, dans la soirée, quelques heures seulement après son atterrissage, la BBC émettait le message codé « Achetez un âne rouge », qui, selon le code laissé par le général d’Astier, signifiait : « Liberté d’action », et qu’un témoin anonyme engagé dans l’action gaulliste en Afrique du Nord commente ainsi : « Enfin, c’est ce que nous espérions. Il faut en finir avec l’équivoque Giraud » (La bataille d’Alger pour la république, p. 75-76 – cf. Chamine, p. 532, Faivre, ch. IV, Ordioni, Le secret de Darlan, p. XXVI, Chantérac, p. 255 – Chantérac qui comprend le témoignage anonyme comme signifiant que le message a été émis au début de janvier, ce qui n’est pas l’information que Faivre dit avoir reçu d’Henri d’Astier, lorsqu’il lui rend visite à son domicile, le 26 : « Le 25 décembre, au cours d’une émission de la soirée, la radio de Londres a lancé ce message pour Alger : ″Achetez un âne rouge.″ Selon les codes remis par mon frère à Capitant cela signifie : Liberté d’action contre Giraud. » Selon Ordioni, un tel message avait été envoyé, le 23, et autorisait donc l’action contre Darlan !). Plus tard, la pression retombée, le général pourra écrire posément, dans ses Mémoires : « Je n’ai méconnu, dès le début, aucun des dangers qui me menaçaient personnellement, connaissant parfaitement le caractère de mon interlocuteur et ses ambitions. J'ai estimé que de mesquines préoccupations d'amour-propre n'avaient rien à voir avec les intérêts supérieurs de la France et j'ai fait venir le général de Gaulle à Alger. Il m’en a chassé onze mois plus tard. » Paradoxalement, il n’en affirme pas moins, plus loin, à propos de la tentative d’assassinat dont il aura été victime, à l’été 1944 : « Ce n’est certes pas le général de Gaulle qui est l’instigateur de pareils procédés. Il est au-dessus de cela. » (Un seul but, la victoire, p. 133 et 325). Dans une lettre à Mario Faivre, en 1975, le général Béthouart émettra un avis similaire : « Le connaissant bien, je le juge absolument incapable de patronner un crime politique. » (lettre reproduite intégralement par J.-B. d’Astier, dans Qui a tué Darlan ?, p. 69). Pour autant, tout dépend de ce que l’on met sous le terme « patronner », puisque, en matière d’élimination ciblée, des sources font état d’un De Gaulle ayant délégué le pouvoir de décision aux services spéciaux (à l’époque, le BCRA, dirigé par Soustelle), normalement chargés de la seule exécution.
Selon Pierre Péan, qui s’exprime en 1993, « un document toujours secret, établi par la D.S.T. le 2 août 1945, révèle que le général Giraud ne baissa pas les bras après avoir été évincé par de Gaulle du gouvernement provisoire (…) Après son limogeage, les activités de Giraud se firent ″de plus en plus occultes″ (…) il est convaincu que gaullistes et communistes ont partie liée – il met toute son énergie à lutter contre de Gaulle. » À cette fin, il entre en contact avec deux organisations étroitement liées, le réseau de Paul Dungler et l’OSS (Office of strategic services – l’ancêtre de la CIA), créé à la fin du printemps 1942 et dont le bureau français est basé à Alger, deux organisations qui sont en contact avec la résistance antinazi des milieux nationaux conservateurs allemands, très présents dans les rangs de l’Abwehr (le renseignement militaire), avec lesquels ils cherchent à négocier une sortie de guerre de laquelle communistes et gaullistes seraient tenus à l’écart (Le mystérieux Docteur Martin, p. 373-390). Giraud a cherché à missionner Dungler auprès de Pétain, pour que celui-ci le rappelle en métropole et lui confie le commandement de la libération du pays, en lui permettant de fédérer autour de lui l’ensemble des Français, avec l’appui des Américains. Mais Dungler, qui n’a pas grande confiance en Giraud, n’hésite pas, parallèlement, à faire part du projet à De Gaulle, lors d’une visite à Londres. La haine des gaullistes envers tous ceux qui ne sont pas des leurs s’en trouve décupler et toutes les tentatives de communication entre la résistance antinazi et anticommuniste métropolitaine et celle similaire algérienne est alors sabotée. La note de la DST, nonobstant qu’elle est destinée à rester secrète, est-elle un document visant à relativiser la tentative d’assassinat de Giraud, onze mois plus tôt, en présentant celui-ci comme un factieux invétéré ? Ou est-elle un document visant à empêcher toute entente momentanée ou accord tactique entre giraudistes et communistes, comme il y en avait eu, à l’été et l’automne 1943, en Corse, entre l’armée d’Afrique et le mouvement de résistance Front national, la première toujours sous l’autorité exclusive de Giraud, le second fondé par des communistes, largement ouvert à des non-communistes et indépendant du Conseil national de la résistance ? La libération de la Corse avait été, à l’occasion de cette coopération entre les troupes de choc de Giraud et les maquisards corses, sans aucune aide alliée, la première étape de celle de la métropole, au grand dam de De Gaulle. Si l’on en juge aux citations qu’en fait Péan, la note de la DST cherche indéniablement à enfoncer le coin entre giraudistes et communistes, à mettre au jour un fossé infranchissable les séparant. Six mois plus tôt, en février, une note rédigée par le commandant Camadau, juge militaire dans l’enquête sur les immixtions dans la résidence du général et sur la tentative de son assassinat, tentative qui avait été le but des immixtions avant d’en être l’aboutissement, disait déjà l’essentiel des activités du général, qui n’auraient rien eu de véritablement inavouable et encore moins de condamnable et qui auraient été le motif de son agression : « Les événements qui se succédèrent [durant tout le mois d’août 1944] proviennent de ce que le général Giraud, qui avait perdu son prestige en Afrique du Nord, le gardait en France : ce qui inquiétaient certains projets envisagés pour la période suivant le débarquement. Lorsqu’il déclara ses intentions de devancer les opérations, et de se rendre soit à l’étranger, soit dans la métropole pour s’y mettre à la tête des FFL, l’inquiétude devint de l’affolement dans les sphères officielles [devenues gaullistes, par renouvellement de ses membres] déjà passablement agitées d’Alger. » (note dont on retrouvera l’intégralité, en annexe des Echos d’Alger d’Alain de Sérigny).
Pour en revenir à l’ordre d’assassinat de l’amiral, il nous reste à évoquer une alternative – à moins que ce ne soit une variante – à l’hypothèse qu’il serait venu de Londres, que c’eût été des gaullistes ou des Britanniques. Dès sa première rencontre du 19 avec son frère, François d’Astier serait tombé spontanément d’accord avec lui, soit que tous deux eussent déjà, chacun de leur côté, conçu le projet d’assassiner Darlan, soit que, chacun ayant été jusque-là seulement enclin à concevoir le projet, les deux s’eussent soudain réciproquement déterminés et décidés à le concevoir, le général pouvant néanmoins avoir été le premier à l’être. Souvent décrit comme un personnage entier et impulsif, pouvant être, à l’occasion, impétueux et arrogant, le général d’Astier aurait pris la décision de donner le feu vert au projet d’Henri et Cordier. Pour ce faire, il aurait forcé aussi bien la main du comte que celle de De Gaulle. Dans le cas de ce dernier, pour filer la métaphore, il lui aurait tordu le bras et lui aurait forcé la main dans son dos. De prime abord, la description, faite par le comte, de l’émissaire et du déroulement de la rencontre s’accorde mal avec l’hypothèse. On se souvient que ce que le comte nomme une entrevue lui « permit de faire la connaissance d’un homme sympathique, ouvert bien que prudent et qui veillait, avant tout, à ne pas engager le Général » (p. 200). Pourtant, à ce moment, la décision impulsive pouvait avoir été prise, et l’émissaire accorderait alors son comportement à une personnalité aussi éminente que le comte de Paris, qui plus est dans l’intention de l’amadouer. Du reste, à bien la considérer, la description – notamment sa fin – peut faire penser à un cas de conscience, à une certaine retenue, d’ordre moral. En outre, l’hypothèse ne peut qu’être renforcée par les témoignages selon lesquels, depuis son arrivée à Londres, à la mi-novembre, François d’Astier y a été entendu déclarer, de lui-même, à plusieurs reprises : « Darlan est un traître qui doit être liquidé. » Sachant ne disposer que de peu de temps à Alger, où son expulsion avait été décidée conjointement par Darlan et Eisenhower (le premier ayant incité le second à être de son avis, en menaçant de démissionner, si le général français demeurait deux ou trois semaines supplémentaires pour se rendre notamment à Oran et Casablanca, comme il en exprimait l’intention – cf. note de l’amiral Darlan du 21 décembre), et sachant la rareté des visites de gaullistes londoniens à Alger – bien plus, l’exception que constituait la sienne propre – rareté qui, d’une façon générale, limitait considérablement le pouvoir gaulliste, et, enfin, sachant l’exaspération et la frustration causées à ces derniers par leur éloignement des événements d’Afrique du Nord – étant, qui plus est, bien sûr, lui-même du lot de ces mécontents – il aurait risqué le tout pour le tout, en jugeant devoir forcer la marche des choses et, du même coup, devoir placer De Gaulle devant le fait accompli. On comprendrait pourquoi De Gaulle n’a ensuite poursuivi de son acrimonie que le seul Henri d’Astier, au motif déclaré que celui-ci ne l’avait pas prévenu du débarquement et au motif que l’assassinat de Darlan fut une action inconséquente et futile. Par souci de ne pas compromettre l’avenir du général d’Astier au sein de la France libre, il aurait été convenu, entre les deux frères, plus ou moins tacitement, qu’Henri endosserait, seul, toute la responsabilité de l’assassinat, quitte, au besoin, à s’en décharger, en partie, sur le comte (déchargement que semble s’être surtout occupée à effectuer l’épouse d’Henri). L’hypothèse serait assurément recevable, s’il n’y avait pas de nombreux témoignages convergents, que nous avons déjà mentionnés – ceux notamment de Paul Saurin, Jean-Baptiste Biaggi, Jean-Bernard d’Astier et Mario Faivre – faisant état d’un général d’Astier déclarant apporter de Londres l’ordre formel d’assassiner l’amiral, et le déclarant plutôt à l’écart du comte (ce qui s’accorde avec le témoignage de ce dernier), ayant sans doute su que celui-ci était loin d’être un adepte du gaullisme et de l’assassinat politique et qu’il convenait donc de ne pas le provoquer, sur ces points. Pour autant, tous ces témoignages offrent un autre point commun, qui, à la rigueur, peut être considéré comme les fragilisant : ils sont tous tardifs, postérieurs à la mort du général De Gaulle et à celles des trois frères d’Astier, qui plus est, tous ont lieu sur une même courte période, la seconde moitié des années 1970, ayant tous été suscités par les recherches d’Alain Decaux – autant d’arguments qui n’en demeurent pas moins ambivalents, pouvant donner lieu à des interprétations contraires (La crainte de représailles gaullistes s’éloignant, on se met à parler).
Selon George Melton, qui a procédé à une lecture attentive des témoignages, notamment celui central de Mario Faivre, l’ordre d’agir n’a été donné à l’abbé Cordier par Henri d’Astier que le 21 décembre, soit deux jours après la rencontre de son frère avec le comte (cf. Darlan, p. 262-263). Contrairement à ce qu’affirme ou laisse entendre Louise d’Astier, il n’y eut pas de rencontre décisive, en la matière, avec le comte, le 21, pas plus, d’ailleurs, qu’il n’y eut d’autres rencontres entre le général et le prince que celle du 19, qui, elle aussi, ne fut nullement décisive. L’avis qu’a pu donner le comte, à tel ou tel moment de la période du 19 au 22 décembre, et, éventuellement, dès la fin de sa rencontre avec le général (dans un mouvement d’exaspération, comme il l’a raconté, exaspération qui, sans doute bien visible, n’a pu qu’en réduire le poids et la portée), n’a donc pas pu être déterminant, au point d’enclencher, dans la minute, la mise en œuvre de l’assassinat, nonobstant le renfort de formules impressionnantes qu’il y aurait employées, selon un autre témoignage de Louise d’Astier que nous avons déjà cité. Le jugement décisif a été prononcé par Henri d’Astier, le soir du 21, à son domicile, alors qu’il sortait d’une discussion avec son frère, qui venait d’avoir lieu dans la chambre d’hôtel de celui-ci, et alors qu’il se trouvait désormais seul, chez lui, avec sa femme : « Nous n’avons plus le choix ». Puis, ayant rejoint le couple – car logeant chez lui – l’abbé Cordier a reçu, de la bouche d’Henri, le compte-rendu de sa dernière rencontre avec son frère, et pour finir, en guise de conclusion, son fameux ordre d’exécution, donné de façon laconique : « Eh bien, l’abbé, à vous de jouer. » (Il est quasi certain que le jugement décisif a été prononcé, le soir du 21, et non celui du 22, contrairement à ce qu’indique Louise, lorsque, en début d’après-midi du 23, elle désigne à Mario Faivre, comme étant « hier soir », le moment où son mari s’est résolu à suivre l’avis de son frère, lequel était reparti à Londres, en début d’après-midi de la veille, et, selon toute vraisemblance, sans avoir pu manquer d’obtenir une décision conjointe avec son frère, comme l’atteste, d’ailleurs, le fait que, vingt-quatre heures plus tôt – le 21, à 15 heures – il avait déclaré à Paul Saurin que l’élimination physique de Darlan allait certainement avoir lieu. Toujours à l’appui, on notera une incohérence dans les témoignages de Louise d’Astier : en 1979, à Alain Decaux, elle déclare que, le matin du 21, en présence du comte, son mari a lancé la formule donnant le signal de départ : « Alors l’abbé, à vous de jouer ! », et, à Faivre, la veille de l’assassinat, elle déclare que, le soir du 22, son mari a lancé : « Eh bien, l’abbé à vous de jouer ! » Comment Henri d’Astier a-t-il pu prononcer, à deux reprises, à plus de vingt-quatre heures d’intervalle, une phrase qui, en sa dimension décisionnelle et décisive, n’a pu être prononcée qu’une seule fois ?) Jean-Bernard d’Astier a livré la teneur de la discussion qui avait eu lieu, auparavant, à l’hôtel, entre les deux frères : outre la menace d’une emprise américaine sur la France, la résistance métropolitaine, irritée et désespérée de la présence de Darlan aux affaires, menaçait de ne plus prendre ses directives à Londres, si le problème n’était pas réglé, au plus tôt. En outre, sa composante non communiste se trouvant en difficulté face à celle communiste, cette dernière risquait de s’imposer en métropole, en ne recevant plus d’ordres que des seuls Soviétiques. Ajoutons à cela, l’information fournie par Kammerer : « Le général [d’Astier – à la suite de De Gaulle] acceptait la collaboration des communistes, tandis que le prince ne s’y résignait pas. » (p. 613) L’ensemble de ces éléments permet de bien comprendre la déclaration que fait Henri d’Astier – au diapason du prince, sur ce dernier point comme sur d’autres – en présence de sa femme et de Faivre, le soir du 21 : « Je ne suis pas gaulliste, mais où en sommes-nous maintenant ? La situation ici je la connais, mais ce que mon frère m’a dit, m’a appris, nous n’y avions pas assez pensé. » Etant donné que, jusque-là, la démission de Darlan avait été plus qu’envisageable, il faudrait donc comprendre qu’elle ne l’aurait soudain plus été du tout, ou beaucoup plus difficilement. La raison aurait pu en être la rencontre à la villa Arthur, le soir du 20, lors de laquelle François d’Astier n’aurait réussi qu’à cabrer le haut-commissaire – au moins momentanément, si l’on en croit sa lassitude dont Murphy dit avoir été témoin, le 23. D’un autre côté, Henri d’Astier aurait été aussi conduit à considérer la menace d’une mainmise étasunienne sur la France, que Giraud, amené au pouvoir et soutenu par les Américains, n’était évidemment pas le mieux placé pour conjurer. Si l’on suit toujours l’analyse de Melton, l’émissaire gaulliste aurait refusé que le général De Gaulle fût engagé dans un complot royaliste, qui prévoyait de faire de lui le chef du gouvernement du prétendant. Il aurait d’autant plus refusé que, comme nous en avons eu un exemple, le comte se serait montré très réticent, face à certains choix de De Gaulle. Pour autant, du début à la fin de son séjour, François d’Astier aurait incité à l’élimination physique de Darlan. Henri d’Astier, qui, sans en avoir fait part au comte, était déjà plus ou moins engagé sur cette dernière voie, aurait accepté (ou parut accepter) la proposition entière, quoique – au moins, une fois son frère parti – avant de renouer avec son projet d’amener le comte au pouvoir (d’où le putsch anti-giraudiste prévu pour le 29). Pour contrer la menace communiste, que ne pouvait qu’exacerber la mise en avant du comte sur la scène politique (pour en prendre la mesure, il convient de savoir que, à la sortie de la guerre, à Perpignan, des communistes assassineront un homme qu’ils avaient pris pour le comte – cf. Delorme, p. 170), Henri d’Astier se serait rangé entièrement à l’avis de son frère, qui impliquait de lâcher le comte, tout en éliminant Darlan. Mais pourquoi revient-il ensuite à son objectif initial ? A-t-il jugé qu’un candidat à la succession de l’amiral était chose inévitable, et que Giraud, otage des Américains, ne pouvait être ce candidat ? Mais, dans ce cas, son frère aurait pu et même dû avoir fait le même constat et concédé que le choix du comte s’imposait. Henri a-t-il jugé que Giraud avait trop manqué d’égards envers le comte, après l’assassinat, et qu’il lui revenait de faire prendre à celui-ci sa revanche ? Ou bien des gaullistes, en sous-main, l’ont-ils relancé pour qu’il élimine, cette fois, Giraud, en l’incitant à le faire, sous l’enseigne royaliste – ce qui, à terme, ne pouvait que discréditer définitivement les ambitions du comte, en faisant d’une pierre deux coups, sinon trois, au profit de De Gaulle ? À ce stade des hypothèses, prend toute sa résonance la déclaration de l’abbé Cordier, dans L’Aurore du 7 novembre 1972 : « De Gaulle ne tenait pas à voir le comte de Paris réussir. Surtout, il voulait éviter que le prince n’assumât l’héritage de Vichy en Afrique du Nord. Un seul moyen pour empêcher cette combinaison : la mort brutale de Darlan. » Ensuite, s’étant résigné à Giraud, De Gaulle pouvait estimer que l’avoir de son côté et sous ses ordres allait être relativement aisé à obtenir. D’où sa proposition de le rencontrer en territoire français, qu’il lui adresse par télégramme, dès l’après-midi du 25 (avant même l’élection au haut-commissariat du destinataire, ce qui prouve que l’expéditeur – nonobstant qu’il cherche manifestement, avant tout, à débattre de la question des forces militaires – ne prévoyait aucunement que le comte réussisse à accéder au pouvoir). Mais Giraud, très préoccupé par la situation à Alger – à laquelle il fait plus que soupçonner son correspondant d’avoir eu part – ainsi que dans le reste de l’Afrique du Nord et notamment sur le front tunisien, choisit l’atermoiement, en lui annonçant, par télégramme du 29, que l’atmosphère en Afrique du Nord n’est pas favorable à une telle rencontre. Remarquons que le 29 est le lendemain d’un coup de force contre Murphy et Giraud, très peu connu et dont nous reparlerons, et alors que, comme nous l’avons vu, un message codé émis par la BBC, le 25, quelques heures seulement après le télégramme de De Gaulle, avait annoncé à l’adresse des gaullistes d’Alger : « liberté d’action », mot d’ordre qui visait en premier lieu Giraud, au point que l’on pourra se demander s’il n’y a pas eu ruse : dans un premier temps, paraître ouvertement conciliant et obligeant, pour mieux encore dissimuler une intention réelle, exprimée, de façon voilée, dans un second temps et quasi simultanément.