Le 10 janvier, Henri d’Astier déclare au juge Voituriez : « Mon frère m’a remis 38 000 dollars qui devraient être employés pour la réunion de l’Empire et l’apaisement des esprits pendant la bataille de Tunisie. » On note l’emploi du conditionnel « devraient » qui peut suggérer soit que l’usage ou le transfert des fonds n’était pas encore défini ou acquis, le 20 décembre, soit que l’argent n’a toujours pas été dépensé ou distribué, en janvier. Plus d’un observateur ont relevé le grand talent de manipulateur (essentiellement de meneur d’hommes) qui était celui d’Henri d’Astier, comme n’est pas pour l’infirmer cette déclaration, qui, au passage, attesterait une parfaite maîtrise de la grammaire. Mais, concernant le premier terme de l’alternative, peut-on admettre que l’argent, une fois parvenu dans ses mains (à savoir celles d’un membre du comité de direction gaulliste, créé à la même occasion), n’aurait pas eu terminé l’essentiel de son transfert ? Il resterait donc la question de son usage, que d’Astier chercherait à protéger du regard des enquêteurs, en protégeant du même regard, du même coup, l’intention des pourvoyeurs. Car, du reste, pour ce qui est du second terme de l’alternative, tout laisse penser (y compris le témoignage de l’amiral Moreau précité) que, en janvier, tout le monde est porté à considérer l’argent comme étant, au moins, prédistribué ou affecté. En définitive, le fin mot de l’histoire pourrait tenir dans une déclaration faite, le 12 janvier, au même juge, par son épouse, Louise d’Astier, déclaration, de prime abord, on ne peut plus anodine : « Mon mari m’a dit en effet que son frère lui avait remis 38 000 dollars, destinés peut-être à un journal, mais je ne puis être que très vague à ce sujet, mon mari ayant été très vague également. » Or, on se souvient que, si de l’argent fut envoyé pour financer l’ouverture d’un journal et, plus largement, la propagande gaulliste, il s’agissait assurément des 50 000 dollars, arrivés dans un deuxième temps, qui plus est trois jours après l’interrogatoire de Louise, et finalement confisqués par le juge. Pourquoi donc avancer l’hypothèse d’un financement de journal, dans un propos de soi-disant vague souvenir concernant le premier arrivage de 38 000 dollars – plus probablement, d’ailleurs, 40 000 – même s’il est vrai que, dans leurs déclarations respectives faites une quarantaine d’années plus tard, Palewski parle de cet arrivage comme étant destiné à « subventionner le journal et les activités du véritable représentant de De Gaulle à Alger [Capitant] » (ibid.), et que, pareillement, L’Hostis en parle comme « destiné à René Capitant pour son journal Combat » (ibid.), fonds dont, selon ces deux témoins, le retrait d’une petite partie pour Bonnier n’avait pas été dans le projet initial du pourvoyeur ? Que Henri d’Astier ait pu exprimer, devant sa femme, une destination hypothétique de l’argent est, bien sûr, étayé par sa propre déclaration non moins indécise au juge, le 10 janvier. D’un autre côté, pourquoi aurait-il été très vague à parler d’un financement de journal, si une telle annonce devait servir à couvrir la réception des premiers fonds, étant bien entendu que c’est sans doute à cette fin qu’il aurait fait l’annonce ? Pour ne pas mentir à sa femme ? Par crainte qu’elle ne colporte une fausse information, qui, en retour, ne pourrait que le trahir, le rendre suspect ? Enfin, étant donné les dates, il est impossible que Louise d’Astier confonde ce que son mari aura pu lui dire, au moment de l’arrivée des 50 000 dollars, avec ce qu’il aurait été censé avoir dû lui dire, au moment de l’arrivée des 38 000, qu’elle pallie inconsciemment l’absence de confidence de son mari sur ces derniers par ses confidences concernant les premiers. D’ailleurs, même si l’arrivée des 50 000 avait été antérieure à son interrogatoire – voire, même si Louise anticipait et antidatait leur réception, que lui aurait eu déjà annoncée son mari – la lecture attentive de sa déclaration empêcherait de faire de cette possibilité une hypothèse à laquelle souscrire pleinement : le « peut-être » semble inhérent au propos de son mari et semble donc ne pas s’appliquer à sa mémoire à elle… lecture attentive que ne sont pas sans corroborer les confidences qu’elle avait faites, sous le sceau du secret, en 1963, à Maître Jacques Isorni, et que celui-ci a révélées, dix-sept ans plus tard : « Elle m’indiqua (…) que le général d’Astier de la Vigerie, qui avait apporté de Londres des dollars pour les frais, transmit aussi l’ordre de de Gaulle », qui consistait à « ne tuer l’amiral que si celui-ci ne consentait pas à s’en aller », absence de consentement qui aurait pris la forme de l’échec de la rencontre entre le haut-commissaire et l’émissaire londonien, à la villa Arthur, le 20 décembre, dont nous parlerons (cf. Le Monde du 20 février 1980).
En définitive, s’il n’est vraiment pas sûr que le compte y soit, lorsqu’il est question de 38 000 dollars remis par le général d’Astier, il n’est guère plus sûr que le comte de Paris soit intentionnellement dans le coup du complot, à l’issue de la visite du général. Le 23 au soir, en présence de son fils Jean-Bernard qu’elle a déjà mis au courant, Louise d’Astier est censée avoir rapporté à Mario Faivre : « Alors que le comte de Paris nous avait paru jusqu’à présent un peu velléitaire et sans grande initiative, son attitude décidée et tranchante nous a tout de suite frappés. Il semblait transformé (…) Le prince nous a déclaré sans préambule : ″J’ai maintenant la certitude que Darlan est un traître. Son maintien au pouvoir empêche toute solution. Je vous donne l’ordre de l’éliminer sans délai. Tout doit être terminé pour le 24.″ » (cité par Mario Faivre, ibid., III) Témoignage que l’intéressée confirmera, tout en précisant la date de la déclaration du comte : le 21 au matin, dans un autographe signé et remis à Alain Decaux, en 1979, et alors que, comme nous avons commencé de le voir, elle s’était déjà confiée similairement, en 1963, à Maître Isorni, qui, à l’époque, n’en avait rien rapporté publiquement, afin de respecter son souhait que son fils soit protégé (cf. ibid.) ; et témoignage qui, selon Xavier Walter, montre que « l’épouse a cherché à exonérer son mari de l’assassinat de Darlan » (ibid., p. 469), et dont on conviendra, en effet, que le ton épique – dont on peut supposer qu’il était cher aux d’Astier et à d’autres de cette époque – et le contenu quasi thaumaturgique – le comte étant censé être alité, sous le coup du paludisme – ne sont pas pour renforcer sa crédibilité. Mais, deux jours plus tôt, le 21 au soir, Louise n’avait-elle pas déclaré à Faivre que le prince allait mieux, raison pour laquelle il avait pu quitter Alger pour aller se reposer à Sidi-Ferruch ?… départ pour la cité balnéaire que justifie le prince, tout en le situant au lendemain du jour indiqué par Mme d’Astier, celle-ci ayant donc pu l’avoir anticipé pour signifier que le comte avait pu quitter Alger, avant le général d’Astier, dans la mesure où il aurait été le véritable donneur d’ordre – hypothèse cependant desservie par le témoignage de Faivre, qui, manifestement, n’a pas vu le comte, ce soir-là, chez les d’Astier ; une autre hypothèse étant alors que, parti le soir du 21, le comte ne soit arrivé à destination que dans les premières heures du 22 (comme il le fera, en sens inverse, deux jours plus tard, en étant parti, selon lui, aux alentours de 18 heures, pour arriver à destination, selon son chauffeur d’occasion Jacquet, sept heures plus tard – cf. Mémoires d’exil et de combats, p. 204, Chantérac, p. 238 – une si longue durée pour un trajet de seulement 17 kilomètres pouvant s’expliquer par des précautions prises ou encore par des escales pour rencontrer un tel ou un tel). Dans ses mémoires, il déclare : « le 22 décembre (…) je m’installai chez des amis à Sidi-Ferruch. De là, je comptais regagner le Maroc espagnol pour y rejoindre ma famille » (p. 204), comme il le redéclarera, une vingtaine d’années plus tard, devant Philippe Delorme : « le 22 décembre, je suis allé à Sidi-Ferruch en vue d’organiser mon retour au Maroc » (p. 161), cependant que, à en croire Louise d’Astier, ce départ aurait donc suivi, de quelques heures, son ordre d’éliminer le haut-commissaire… ordre dont, à l’en croire lui, il n’aurait eu strictement rien attendu, au moins à court terme… Somme toute, toute la question serait de savoir si l’ordre a été donné avec le tranchant que lui prête Madame d’Astier, ou, comme nous le verrons, avec lassitude, selon un témoignage de Chantérac : exaspéré par la clandestinité, par la promiscuité, par la promesse d’une voie légale pour accéder au pouvoir qui aboutit à devoir répondre à l’appel de détresse d’un séditieux ayant volontairement fui son pays et à l’égard duquel il n’éprouve que très peu d’affinité politique, enfin, exaspéré d’avoir à vivre le tout, malade, au point de finir « anéanti », lorsqu’il regagnera Larache (après avoir, néanmoins, subi de nouvelles déconvenues avec Rigault et Giraud, comme nous l’avons vu), il a peut-être dit « Il faut tuer Darlan »… sous-entendu comme d’autres avaient pu le dire avant lui et même devant lui… et l’avaient peut-être aussi sciemment conditionné à faire de même… Dans l’avant-propos du Dialogue sur la France, il écrira : « J’ai prolongé de quelques jours [vingt jours] ma présence à Alger, le temps nécessaire pour me défendre, car unanimement les uns et les autres m’ont désigné comme le bouc-émissaire et m’ont accusé d’avoir commandité l’assassinat de l’amiral Darlan sans avancer de preuve ni de mobile qui puissent étayer leurs assertions calomnieuses. » (p. 18) Sa défense pourrait s’être mélangée, confondue même, de façon nécessaire, et donc sans en pâtir sur le fond, avec la défense du projet légal qui avait été le sien, d’où l’insistance de ceux qui le désignaient dorénavant comme bouc-émissaire à le présenter comme un comploteur s’accrochant, jusqu’au bout, à son objectif d’acquérir le pouvoir, quoi qu’il pût en coûter, tout en manifestant, du même coup, que l’assassinat avait été commandité à son profit.