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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (XIX)

Publié le 29 Août 2024, 17:40pm

 

11 - Prendre la place de Darlan 

 

Le lendemain ou le jour-même des ultimes déclarations de Bonnier (commencées à l’heure du dîner et s’étant prolongées jusque dans la nuit), Giraud est élu par le Conseil d’Empire, pour remplacer Darlan – qui avait créé ce conseil, trois semaines plus tôt – et il n'a rien fait pour empêcher l’exécution de Bonnier, survenue une dizaine d’heures avant son élection, et qu’il a pris soin de bien présenter au commandant chargé de son application comme résultant d’un refus en grâce par « le Général, haut-commissaire adjoint en Afrique du Nord », à savoir Bergeret, alors que, de son côté, il est allé jusqu’à refuser la demande d’Henri d’Astier de surseoir à l’exécution pendant vingt-quatre heures, que lui avait transmise le général Noguès, le résident général du Maroc et remplaçant du haut-commissaire pour l’Afrique française en cas d’empêchement ou d’absence, Noguès qui, en l’occurrence, anticipait l’élection de Giraud, en lui soumettant l’affaire. Par ce refus, Giraud cherche sans doute à alléger la pression ou conjurer la menace, outre des Américains qui pourraient revenir sur les accords du 22 novembre, de gaullistes hostiles à son élection imminente par le Conseil d’Empire ; de même que, quelques jours plus tard, à la nouvelle d’une relance du complot monarchiste conduit par Henri d’Astier, il peut craindre plus que jamais pour sa vie – un putsch étant prévu pour le 29 décembre, lors duquel doit avoir lieu l’assassinat de Murphy et la démission ou l’enlèvement, et peut-être même l’assassinat, du nouveau haut-commissaire et de son vice-haut-commissaire Bergeret : nouvelles obtenues par ce dernier grâce à des agents du SR du colonel Chrétien et des écoutes téléphoniques de la police, centralisées par Rigault (mais nouvelles néanmoins démenties par l’OSS, pour ce qui est des projets d’assassinats). Selon Pierre Ordioni, il se serait agi de beaucoup plus que de projets menaçants éventés. Selon un témoignage de l’un de ses amis, Georges Peter, inspecteur des colonies, qui, en compagnie de Murphy, sortait d’une soirée chez Lemaigre-Dubreuil, le 28 décembre, Murphy et Peter ont essuyé des tirs de mitraillette les ratant de peu : s’il n’y avait pas eu la réaction rapide et déterminée du G.I. qui escortait le consul et qui, après avoir plaqué les deux hommes au sol, s’engagea dans un duel, avec son arme, en rafalant en direction de tireurs plongés dans la nuit noire, il est certain que les deux hommes auraient été tués. Au même moment, un commando s’infiltrait au palais d’été pour enlever Giraud, avant d’être mis en échec par un spahi qui donna l’alerte au 7ème régiment de la Garde, bientôt accouru sur les lieux. C’est à ce moment-là que Gilbert Sabatier, averti du danger et apeuré, aurait commencé à se cacher. Selon Ordioni, un indice majeur met sur la piste des conspirateurs : les écoutes téléphoniques du 25 au 26 qui ont révélé une grande effervescence dans l’entourage du comte de Paris, notamment, comme nous le verrons en détail, un appel d’Alfred Pose à la permanence du général Bergeret, en vue d’obtenir la grâce de Bonnier et annonçant, en cas de refus, « des choses terribles » qui rendront le gouvernement Giraud « impossible » (Précisons, au passage, que si Pierre Ordioni, porté à attribuer ces attaques aux monarchistes, est lui-même monarchiste, il n’est pas favorable au comte de Paris en cette période, et demeurait très attaché à servir l’amiral Darlan, qu’il appréciait beaucoup. Une anecdote qu’il rapporte, survenue justement le 28, à sa sortie du bureau du gouverneur Châtel, peut suffire à l’illustrer : « Dans le couloir, mon ami Geoffroy de La Tour du Pin, qui guettait ma sortie, me demande ce que je pense du comte de Paris. Je me contente de faire la grimace. » – réaction qu’Ordioni semble aussitôt justifier, en paraissant faire sien le point de vue qu’exprime, à son tour, La Tour du Pin : Je l'ai suivi jusqu'ici, me confie-t-il, mais maintenant ce n'est plus possible. Car enfin, pour toi et moi, il y a d'abord la guerre ! Il est entouré de fous. » – Tout commence à Alger, p. 493). Toujours selon Ordioni, le projet des conspirateurs était d’acculer les Américains, exaspérés des complots et des manigances et scandalisés par l’assassinat de leur consul, à demander le départ de Giraud – qui avait failli gravement à la tâche qui lui incombait d’assurer l’ordre et la sécurité – et à décréter l’état de siège ; Giraud, dont la priorité restait les affaires militaires, se serait très certainement plié à la demande, et le comte de Paris en aurait profité pour renouveler sa tentative d’accession au pouvoir, qui pouvait être alors jugée avoir lieu, en un moment plus propice qu’auparavant. Cependant, l’opposition de Roosevelt aux intentions du Prince n’ayant sans doute pas décliné, un gouvernement américain aurait finalement remplacé celui de Giraud. C’est alors qu’une épreuve de force entre la population algérienne, excitée par les conspirateurs, et les occupants américains se serait engagée, les premiers emportés dans un mouvement d’indignation patriotique, les seconds placés sur la défensive et dans la nécessité de ne pas laisser les choses s’envenimer, étant donné l’état de guerre sur le front tunisien qui exigeait des troupes disponibles et sures de leurs arrières. Ainsi le comte aurait-il fini par accéder au pouvoir. L’affaire ne s’est pas ébruitée, car les deux agressés, Murphy et Peter, le gouverneur Châtel et le haut-commissaire Giraud ont décidé, d’un commun accord, de l’étouffer, au motif que l’échec des conspirateurs, une fois divulgué, et, du même coup, une fois divulguée leur initiative, pourrait avoir des conséquences aussi désastreuses que s’ils avaient réussi : n’ayant pas hésité à agresser des autorités étrangères venues porter aide aux Français, ils avaient compromis un salutaire équilibre et une saine perspective dans la région et dans la France entière. On peut penser que si Murphy n’a jamais fait état de l’incident (Peter ayant, quant à lui, laissé des Mémoires restées inédites), la raison en est, outre le silence sur les événements auquel lui et les Américains de son rang semblent avoir été tenus après la guerre, son affinité certaine avec le milieu royaliste français, étant lui-même marié à une marquise française, et peut-être aussi sa difficulté à pouvoir désigner, avec certitude, des coupables, d’autant plus que, en la circonstance, derrière des royalistes pouvaient se cacher, et se cachaient même certainement, des gaullistes (cf. Ordioni, Le pouvoir militaire en France, II, p. 478-480). Du reste, peut-être faut-il chercher les auteurs de ces attaques directement dans les rangs gaullistes, qui auraient décidé d’agir en prévention de ce qu’ils prévoyaient pour le lendemain. Selon Chantérac : « Dans la soirée du 28 décembre, L’Hostis a dit à un tiers au restaurant Le Paris″ : Demain soir il y aura du nouveau ; un putsch doit avoir lieu avec des éléments du corps franc du 7, boulevard Gambetta″ », allusion étant ainsi faite au coup de force cette fois assurément monarchiste – quoique pas purement monarchiste – conduit par Henri d’Astier et prévu pour le 29. Comme nous le verrons, le 28 décembre se trouve être aussi le jour où un agent du BCRA, le capitaine Séveri, arrivé à Alger avec François d’Astier mais pas reparti avec lui, envoie à ses supérieurs un rapport sur la situation algéroise… juste avant de quitter l’Afrique du Nord… L’une des principales tâches de Séveri à Alger consistait à apporter à Capitant – dont on rappellera qu’il disposait d’un groupe de cinquante hommes armés commandés par Paul Tubert – des consignes du général De Gaulle…

 Alertés par les informations qui lui viennent de ses services, Bergeret informe le haut-commissaire Giraud de la situation critique, afin qu’il fasse procéder aux arrestations qui s’imposent. Finalement épargné, sur décision de Giraud, par les arrestations de membres du complot, qui ont été conduites le 29, Henri d’Astier ne pense qu’à remettre celui-ci sur le chantier, pour le 1er janvier ! À cette date, selon Jacquet, Van Hecke, toujours à la tête des Chantiers de la jeunesse, se renseigne auprès du comte de Paris sur ses intentions, et, dans la semaine qui suit, des concertations ont lieu, d’abord, entre le comte et Murphy, puis entre le comte, d’Astier, Rigault, Jacquet et Van Hecke, en vue de planifier un coup de main qui devrait permettre de remanier le gouvernement, tout en y conservant Giraud. Mais, le 10 janvier, lendemain de l’ultime concertation, d’Astier et Cordier sont arrêtés. Quant à Capitant et Joxe, ils ont pu échapper, le second à une convocation militaire, en allant se réfugier, le 30 décembre, à la Préfecture (tenue par Emmanuel Temple, un non-gaulliste, mais que Joxe trouve honnête et ayant de l’autorité), le premier à son arrestation, en allant, selon Bret, se réfugier, le 29 décembre, à l’hôtel de Cornouailles, d’où il lui arrive de sortir, sous escorte britannique… alors que, selon Joxe, il aurait logé « dans une maison amie située juste au-dessous des bureaux du général Giraud », au palais d’été (sans doute chez L’Hostis, si l’on suit Chantérac, p. 250) ; depuis le 20 décembre, un ordre d’éloignement d’Alger et de mise en résidence surveillée signé par le gouverneur Châtel, pour propagande agressive, mais traînant à être appliqué par la police, avait habitué Capitant à la semi-clandestinité… Habiter le palais pourrait-il justifier le jugement de Joxe selon lequel « on le cherche partout sauf là où il se trouve en évidence » ? Le palais d’été est vaste, les pièces y sont spacieuses, et les murs épais… et un appartement est une propriété privée… Ou bien Giraud, qui, en cette période, échange, par télégrammes, avec De Gaulle, tempère-t-il avec son représentant, opportunément logé, en voisin, chez un radiotélégraphiste expert en chiffrage ?... « Capitant, toujours mystérieusement prévenu », selon Ordioni… (cf. Tout commence à Alger, p. 466 et 505, G. d’Astier, p. 210-214, Bret, p. 372, Chantérac, p. 251, Joxe, p. 73-74)

Giraud peut d’autant plus craindre pour sa vie, qu’il fait sans doute plus que soupçonner le double jeu de d’Astier, et monarchiste et gaulliste, dont, pour autant, tout bien pesé, il refuse de faire procéder à l’arrestation – en accord avec le colonel Chrétien, mais contre le conseil de Bergeret – au prétexte qu’il appartient à son gouvernement, ayant été reconduit dans les fonctions qu’il occupait sous Darlan, alors que le motif véritable ou principal est vraisemblablement qu’il craint de déclencher les foudres des gaullistes et/ou des britanniques… qui ont à leur disposition des réseaux de résistance d’Afrique du Nord au cœur desquels a toujours opéré d’Astier… Sur le conseil de Bergeret, Giraud empêchera, en février, l’inculpation des deux banquiers monarchistes Alfred Pose et Marc Jacquet – cependant que, le mois précédent, le premier avait amené le second à quitter la BNCIA, pour manque de qualités opérationnelles, mais tout en gardant de bonnes relations personnelles avec lui – banquiers qui avaient été très impliqués dans l’affaire, mais dont l’expertise et les ressources dans le domaine financier, de même que la caution gaulliste que pouvait représenter au moins le second, lui étaient très précieuses, au poste de chef de gouvernement qui était désormais le sien (Certains gaullistes reprocheront à Giraud d’avoir détourné l’enquête du milieu royaliste, d’une part, en gardant Pose, qui sera néanmoins démis de ses fonctions, à la mi-février, à la suite d’une dispute avec Bergeret, qu’il accuse d’avoir mis à la disposition du maréchal Pétain, en métropole, deux des avions donnés par les Américains, le général d’aviation et premier adjoint de Giraud lui rappelant, en retour, sa responsabilité dans le complot dit-monarchiste – cf. Bret, Au feu des événements, p. 385-386 – et, d’autre part, en signant le refus d’informer dans l’enquête sur l’assassinat, dernier point qu’osera lui reprocher De Gaulle lui-même…) Giraud poursuivra sa recherche de conciliation avec les gaullistes, les jours suivant son accession au haut-commissariat, nonobstant un télégramme qu’il envoie à De Gaulle, le 29 décembre, pour lui signifier qu’une rencontre entre eux serait prématurée, étant donné la situation en Afrique du Nord, rencontre qui aura lieu, à l’instigation de Roosevelt et de Churchill, lors de la conférence des alliés, à Anfa, du 14 au 24 janvier – conférence à laquelle le plus contraint d’y participer et d’y serrer la main de l’autre fut assurément De Gaulle, qui, après une visite d’approche de son émissaire Catroux, s’y rendit, avec trois jours de retard, en étant surtout motivé, outre par le souhait unanime des membres du Comité national français qu’il réponde à l’invitation de Churchill, par la crainte que l’autre général français n’y prenne un avantage décisif sur lui, et tout en prétextant, pour justifier son retard, sa réticence à ce que les Français se rassemblent sous domination et organisation anglo-saxonnes : le nouveau haut-commissaire – titre bientôt changé en commandant en chef civil et militaire, le 5 février – a, en effet, derrière lui l’administration et l’armée africaines, et, nonobstant la mauvaise impression laissée, pendant cette conférence, sur le président Roosevelt, par son manque de sens politique, il reste en bon rapport avec ce dernier (Selon le comte de Paris, le président des Etats-Unis l’a fait revenir, d’urgence, du front de Tunisie, le 25 décembre, pour lui barrer la route – cf. Delorme, p. 164). À l’issue de la conférence, Giraud obtient de Roosevelt l’engagement à effectuer de grosses livraisons de matériel militaire et obtient, par ailleurs, un réajustement du cours de la devise : le dollar perd un quart de sa valeur, face au franc, soit un taux d’un dollar pour cinquante francs (qui restait néanmoins supérieur à celui que, depuis avant le débarquement, demandaient Lemaigre-Dubreuil et Saint-Hardouin : 43,80 francs) ; quant à l’équipement militaire, il traînera à être livré, sans l’être même intégralement (la principale raison en étant la production, qui, à ses débuts, est insuffisante et est donc destinée en priorité aux troupes étasuniennes, à quoi s’ajoute la pression politique qu’exerce sciemment Roosevelt sur Giraud, par ce moyen des livraisons retardées : le prestige du général français en souffrira, aux yeux de ses troupes, lorsque, en février, en Tunisie, elles feront la jonction avec les FFL – bien moins nombreuses – des généraux Larminat et Leclerc, que les Anglais venaient de doter d’un équipement abondant et moderne, et des défections s’ensuivront). À ses succès de Giraud, à la conférence, s’ajoute le fait qu’il arrive désormais, de plus en plus souvent, à Churchill, du fait des exigences égocentriques de son hôte, et sous l’emprise croissante du président étasunien – encore plus rebuté, durant cette conférence, par l’orgueil et l’autoritarisme de De Gaulle que par l’insuffisance politique de Giraud – de déclarer n’être plus le soutien inconditionnel de celui qu’il avait accueilli à Londres, en juin 1940, hostilité croissante qui l’oppose à des membres majeurs de son gouvernement, comme Anthony Eden et Clement Attlee, et qui le poussera, en mai, à tenter de mettre en piste le général Georges, comme recours alternatif à Giraud et De Gaulle. Lors de cette rencontre d’Anfa, les deux Français s’entendirent, pour faire le silence sur la mort de Darlan et pour que soient ménagés les complices de Bonnier (cf. Voituriez, L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 234-236 et 247, Moreau, Les derniers jours de Darlan, p. 282, Chantérac, L’assassinat de Darlan, p. 255). Dans les jours suivant son retour à Alger, Giraud demanda au juge d’instruction de prononcer un non-lieu général – en vain, puisque d’Astier et Cordier restèrent inculpés et écroués, jusqu’à leur libération par le même Giraud, à la mi-septembre… date à laquelle, par ailleurs, il déclare qu’il n’y a pas lieu d’informer contre Pose et Jacquet, deux jours avant que d’Astier, Cordier et Garidacci ne bénéficient d’un non-lieu, l’instruction du procès entamé par Voituriez étant alors close, le 16 septembre… soit quinze jours avant que Giraud ne soit évincé par De Gaulle de la présidence du Comité Français de Libération Nationale, qu’il partageait avec lui, depuis la création du Comité, le 3 juin… quinze jours… comme si De Gaulle lui avait laissé le temps d’effectuer une tâche compromettante qui, autrement, n’aurait pu que lui revenir !

L’éviction de Giraud eut lieu, au terme de manœuvres déloyales, qui n’avaient cessé, depuis les mois précédant la création du comité (cf. Ordioni, Tout commence à Alger, III, ch. 9), l’une d’elles ayant même été consignée, noir sur blanc, par son auteur, dans ses mémoires : en juin, ne disposant a priori ni de la majorité dans le comité, ni d’un personnel politique présent à Alger en mesure de garnir en sa faveur les rangs du comité, il annonce qu’il en démissionne et feint de projeter s’absenter à Brazzaville, le temps que ses soutiens arrivent de Londres et s’installent au comité pour lui offrir la majorité (cf. Mémoires de guerre, p. 384-386 – cf. H.-C. Giraud, De Gaulle et les communistes, p. 540-544). Plus tard, en septembre, il usera d’un procédé similaire, pour parachever l’éviction du coprésident, dont, entretemps, début août, la position avait été affaiblie par une nouvelle définition de la présidence, qui était passée d’ « alternée » à « spécialisée », celle de Giraud, qui avait donné son accord, étant désormais spécialisée dans le commandement en chef et la Défense nationale : sachant que ce dernier devait impérativement partir pour la Corse, afin d’y inspecter ses troupes – principalement le 1er bataillon de choc et les goumiers, tous fraîchement débarqués d’Afrique du Nord – engagées dans la libération de l’île depuis le 13 septembre, De Gaulle fixe la date de la réunion du CFLN dont l’objet est de débattre de la question, pendant son absence. Pendant la réunion, le général Georges ne sera même pas autorisé à lire la déclaration que lui avait demandé de transmettre Giraud (cf. Paillat, p. 329). Il y eut aussi le problème de la formation de l’assemblée consultative, inaugurée en novembre, à propos duquel Alain de Sérigny déclare : « de Gaulle (…) ne veut pas courir le risque d’avoir des opposants dans une assemblée qu’il veut entièrement à sa botte (…) Par une ordonnance spéciale, il décrète qu’au sein de chaque conseil général, certains élus, nommément désignés, n’auront pas le droit de participer au scrutin de désignation des conseillers consultatifs (…) De plus en plus sûr de lui, il ne tardera pas à frapper plusieurs milliers d’électeurs d’incapacité civique. Puis il prononcera la déchéance arbitraire des mandats électifs des personnalités les plus gênantes (pour lui) » (ibid., p. 222-223) Le 19 mars, le général télégraphiait à un adjoint de Catroux : « Si je vais à Alger, quelle atmosphère vais-je y trouver ? Y a-t-il des chances pour que ma présence soulève un puissant mouvement d’opinion dans le sens de la France combattante ? » (cité par H.-C. Giraud, ibid., p. 428).

Les manœuvres de De Gaulle et le manque de sens politique ou de tactique politicienne de Giraud – voire son absence de « goût [et d’] aptitude pour les affaires de politique intérieure », comme il l’avoue, à plusieurs reprises, dans son ouvrage (cf. notamment p. 73), placent, début octobre 1943, comme nous l’avons vu, le premier seul à la tête du nouveau Comité français de libération nationale, au détriment du second, qui, deux mois plus tard, se retrouve carrément écarté du Comité, en vertu d’une distinction entre pouvoir civil et pouvoir militaire qu’avaient soudainement souhaité mettre en œuvre l’ancien chef de la France combattante (dissoute à la création du Comité) et ses commissaires, et qui, dès juin, avait été sournoisement le prétexte de la manœuvre déloyale que nous avons mentionnée ; Giraud auquel, en avril de l’année suivante, le président du Comité ne concèdera même plus le commandement en chef des Armées et le contraindra à se retrouver en marge des événements… et à habiter une résidence surveillée à Mazagran, afin de l’empêcher de regagner la métropole, où sa popularité était grande – de même qu’elle l’était aux Etats-Unis, où s’était pourtant déchaîné contre lui une campagne gaulliste, dont fut témoin Antoine de Saint-Exupéry, victime lui aussi d’une campagne similaire : arrivé, début mai, en Afrique du Nord, de New-York, où il avait côtoyé les milieux gaullistes qui étaient en contact direct avec ceux de Londres, l’aviateur-écrivain l’avait, vivement et sans détour, mis en garde – au point même de l’agacer – contre le risque que lui faisait courir, y compris pour sa vie, l’installation prochaine de gaullistes en Afrique du Nord, qu’il lui demandait donc d’empêcher ; avis dont ne tiendra pas compte le général, qui, du reste, ayant reçu la visite fréquente d’un certain Jean Monnet, arrivé des USA en février (sous les sollicitations de Lemaigre-Dubreuil, qui allait bientôt avoir de quoi regretter l’avoir fait venir, comme nous le verrons), avait déjà été mis au courant de la réalité de cette campagne, dans laquelle il était traité de réactionnaire, de non-démocrate et d’antisémite, mais qu’il avait réussi à contrecarrer, en prononçant, le 14 mars, un discours inspiré par son visiteur, et très apprécié dans la presse étasunienne, dans lequel il proclamait l’annulation de toutes les lois promulguées à Vichy depuis l’armistice (hormis celle abrogeant le décret Crémieux – ce dont il dut s’expliquer, lors d’une conférence devant la presse anglosaxonne), l’abrogation de tout ce que l’occupant avait pu inspirer de contraire à l’intérêt national, et, enfin, la création d’une commission chargée de rendre toutes ces réformes applicables conformément au droit public ; discours au lendemain duquel, il avait déclaré qu’il acceptait la venue de De Gaulle à Alger – venue que l’émissaire Catroux, qui avait déjà effectué une mission de reconnaissance en février, continua de venir préparer, par vagues successives, de la fin mars à la mi-mai, en finissant par certifier mensongèrement (du moins, sur les moyen et long termes) qu’il n’y aurait que très peu de gaullistes à accompagner l’arrivant. Par ce discours (qui, paradoxalement, s’inscrivait dans la ligne de celui, précurseur, prononcé par Darlan, le 16 décembre, qui avait été rédigé par Rigault, avant d’être réécrit par Murphy – Rigault dont, en ce mois de mars, le discours qu’il vient de rédiger pour Giraud est, cette fois, non plus réécrit, mais purement et simplement remplacé par celui qu’est censé avoir souhaité écrire lui-même le général – cf. Melton, p. 250-253, Richard et de Sérigny, p. 157-158, Bret, p. 349-350, Tout commence à Alger, p. 557-558), Giraud cherchait indifféremment à plaire aux Anglosaxons, notamment à leur presse dominante, et à prendre de court De Gaulle, qui, le 23 février, lui avait envoyé un mémorandum, cosigné par tous les membres du CNF, qui projetait une réorganisation des effectifs et des institutions, qui, jusque-là, étaient reliés, pour certains, à Londres, et, pour d’autres, à Alger, afin de les unifier en « un seul organisme » dont la finalité serait, pour reprendre les termes exacts du mémorandum, d’ « éloigner du pouvoir des  hommes ayant pris des responsabilités dans la capitulation et la collaboration ; rétablir les libertés humaines ; rejeter les institutions s'étant substituées à la légalité républicaine ; donner l'assurance que le recours au suffrage universel se fera dès que les circonstances le permettront », et, enfin, créer un « Conseil consultatif de la Résistance destiné à permettre l'expression de l'opinion des Français ». Après que Giraud eut prononcé son discours du 14 mars, sans en avoir eu préalablement informé du contenu ses collaborateurs, le principal d’entre eux, Bergeret, qui, comme tous les autres, venait de lui exprimer sa désapprobation, s’entend rétorqué : « Mais c'est un discours politique ! Je n'en pense pas un traître mot ! Qu'est-ce que vous croyez ! » Collaborateurs dont les principaux (hormis Saint-Hardouin et le remplaçant de Pose, Ludovic Tron) l’auront quitté, lorsque, le 1er avril, il adresse un mémorandum à De Gaulle, dans lequel est déclaré que le gouvernement établi en métropole est rendu illégitime par l’invasion de la zone libre ; que, lors de la libération de la France entière, un gouvernement provisoire légitime devra être constitué selon les lois d’avant l’armistice ; que le pouvoir central devra y être distingué du commandement en chef militaire, le second désormais subordonné au premier ; que, jusqu’à cette date, un Conseil consultatif (Conseil d’Empire élargi) devra être présidé alternativement par les deux généraux De Gaulle et Giraud, et, au moyen d’un comité exécutif, devra administrer les territoires libérés et diriger l’effort de guerre, le commandement en chef militaire devant, en outre, être soumis à celui allié, enfin – déclaration implicite – devra être restauré le décret Crémieux (ce que fera un décret du 14 avril, en même temps que d’abolir les lois raciales). C’est que, entretemps, Giraud a renoncé à s’appuyer sur une suggestion de Peyrouton, le nouveau gouverneur général de l’Algérie, suggestion qu’avait ardemment soutenue Lemaigre-Dubreuil : établir une assemblée, sur la base de la loi Tréveneuc (déjà mise à contribution, à l’automne, dans le projet d’accession du comte de Paris au haut-commissariat), loi qui, en cas de force majeure, donne mandat aux conseillers généraux, en l’occurrence, ceux d’Algérie, auxquels se joindraient progressivement ceux des départements de métropole, au fur et à mesure de leur libération. C’est Monnet qui l’en a dissuadé, au moyen d’un type d’argument qui avait déjà prouvé son efficacité sur lui : « Jamais de Gaulle n’acceptera la création d’une assemblée composée en majorité d’élus de la troisième république, qu’ils soient d’Algérie ou d’ailleurs ; donc abstenez-vous de persister dans cette voie. » (cf. Ordioni, Tout commence à Alger, ch. 9, Sérigny, Echos d’Alger, p. 184, 189 et 190-192, Bret, Au feu des événements, p. 390-397, Giraud, Un seul but la victoire, ch. VII)

Ce conditionnement du commandant en chef civil et militaire opéré par Monnet s’était accompagné d’un autre opéré par un autre arrivant : André Labarthe, journaliste de la mouvance communiste et sans doute agent soviétique (des documents mis au jour par Thierry Wolton l’ont, depuis, établi), passé de Londres à Alger, où il s’était mis à prôner la séparation radicale d’avec De Gaulle et Pétain, dénoncés comme fascistes. Selon Paul-Louis Bret, « Labarthe a convaincu le Général [Giraud] de l’impossibilité de poursuivre la guerre sans rompre spectaculairement avec les actes politiques et administratifs de Vichy, par trop associés à la collaboration avec les régimes fascistes. Mais si les éclats de mon confrère ont impressionné Giraud, ce sont les arguments de Monnet qui l’ont décidé »… qui l’ont décidé, en effet, entre autres, à faire venir De Gaulle à Alger, venue que s’employait à empêcher véhémentement Labarthe... Ayant fait prendre connaissance à Rigault du texte du discours de Giraud, une demi-heure avant qu’il ne soit prononcé, Labarthe s’était, en retour, entendu demandé pourquoi avoir inspiré au général un discours aussi « démagogique », plus démagogique encore que ne l’était le mémorandum de De Gaulle, et si ce n’était pas naïveté de sa part, et il avait répondu : « Vous vous trompez. Nous [Français du Nord] avons tout. L’armée et l’argent. Avec ce discours, nous enlevons à de Gaulle son programme… » (L’argent… que Labarthe saura soutirer, en grande quantité, à Giraud, avant de partir aux Etats-Unis, en juillet, pour y créer des revues et y continuer son travail d’agent d’influence soviétique, notamment au travers de ses éditoriaux) Persistant à rejeter le discours du 14 mars, que, comme Lemaigre-Dubreuil et Bergeret, il considérait ne pas assumer l’héritage de la période ayant succédé au débarquement, et jugeant qu’il allait laisser le public « divisé, désorienté », Rigault, ainsi que Bergeret, démissionna du gouvernement, le lendemain de sa prononciation, tous deux suivis, onze jours plus tard, par Lemaigre-Dubreuil : le premier et le troisième avaient commencé d’être évincés, le mois précédent, par celui qui venait de prendre le titre de commandant en chef civil et militaire – l’un, en ayant conservé le ministère de l’Intérieur, mais perdu celui de l’information, remis au général Chambe, l’autre, en ayant perdu sa place de chef de cabinet des affaires civiles du commandant en chef pour n’être plus que son délégué auprès des gouvernements alliés. Lemaigre-Dubreuil s’est décidé à démissionner, lorsqu’il a appris que Giraud avait renoncé à son titre de gestionnaire des intérêts français en Afrique du Nord, qu’il lui avait obtenu, au prix d’un travail persévérant, en janvier, par mémorandum signé de Roosevelt ; renonciation qui résultait de l’influence de Monnet, mais aussi de celle de Churchill, qui, quinze jours plus tôt, effectuait une visite à Alger, pour exiger que le mémorandum soit annulé. Par cette disgrâce de fidèles, Giraud se persuadait de renforcer son pouvoir, alors qu’il ne faisait qu’entamer un processus qu’Alain de Sérigny a bien défini, au moyen d’une métaphore militaire : « Giraud se découvrait et courait au-devant du Comité de Libération. » (p. 183) Présent en Afrique du Nord, de mai 1943 à mars 1944, où il est venu offrir ses services dans l’aviation militaire, un observateur habitué du cercle interallié algérois (installé au musée Bardo, dans le parc du palais d’été), considère le comportement de Giraud comme celui d’un « mannequin » balloté par les circonstances. Tous deux, Saint-Exupéry et Giraud, quitteront Alger, au début du printemps 1944, sous la contrainte des gaullistes. À sa résidence de Mazagran, le 28 août 1944, Giraud échappera, de justesse, à une tentative d’assassinat, restée non élucidée… bien que des indices pointent vers le commissaire à l’Intérieur de la France combattante, André Diethelm, indices d’autant plus intéressants à prendre en compte que, dans le cas de l’assassinat de l’amiral, on en trouve un similaire pointant dans la même direction (cf. Un seul but : la victoire, p. 119, 128-129 et 319-320, Ordioni, Tout commence à Alger, p. 561-562, Bret, ibid., p. 381-382 et 385-393, Paillat, ibid., p. 216-219, Sérigny, Echos d’Alger, livre VIII, ch. V et Annexe III, Coutau-Bégarie, ibid., p. 707, Saint-Exupéry, Ecrits de guerre, p. 310).

Parmi les autres éléments importants ayant constitué le processus de mise sur pied de l’élimination de Darlan, a certainement figuré le projet de rétablissement de la monarchie française à partir du territoire nord-africain, conçu, dès le premier semestre 1941, par un agent de l’Intelligence Service, spécialiste des questions musulmanes et ancien employé de l’espionnage et du contre-espionnage alliés durant la première guerre mondiale, Maxime de Roquemaure, avec l’appui de membres du Foreign Office, en tête desquels Alexandre Cadogan, comme moyen de préparer la voie à De Gaulle, très démuni en partisans dans cette région d’Afrique (Quelques mois plus tôt, Cadogan avait déjà missionné, à cette fin, un autre agent de l’Intelligence Service à Gibraltar, l’officier français de la marine marchande Mittelmann, qui rencontra le comte de Paris). Ce projet qui semble avoir été déterminant pour la suite des événements – Roquemaure ayant été, entre autres, pour beaucoup dans les sentiments favorables à l’option pour le comte de Paris du consul Robert Murphy – fut au départ d’une rumeur courant dans tous les milieux et à laquelle De Gaulle – sans doute très occupé à ne pas déplaire à certains de ses ralliés et à ceux qu’il escomptait être du nombre, et à ne pas compromettre ses chances d’accéder au pouvoir suprême – se sentit dans l’obligation de réagir, par un télégramme à René Pleven du 2 juin 1941, dans lequel il dément, non sans emphase et sarcasme, « le sacre du comte de Paris en Afrique du Nord » (Après la mort de Darlan, le gendarme Paul Tubert, récemment nommé général par De Gaulle, sera outré d’apprendre la collaboration entre ce dernier et le comte et la perspective d’une restauration monarchique, qu’avait révélées l’instruction du juge Voituriez. Jusque-là franc-maçon et rallié à De Gaulle, il évolue vers le communisme, à une époque – notamment après-guerre – où franc-maçonnerie et communisme sont en plein rapprochement (De 1945 à 1948, Catroux occupe le poste d’ambassadeur à Moscou). Dès la fin de l’hiver 1942, soit six mois avant que De Gaulle ne le nomme juge d’instruction du Tribunal militaire d’épuration (quand, un an plus tard, la tâche d’exposer les motifs de l’ordonnance sur l’indignité nationale sera confiée au franc-maçon et ancien grand maître de la Grande loge de France Michel Dumesnil de Gramont), le colonel Ronin, chef du SR-Air, le présente ainsi à Ordioni : « Tubert a été vidé de l'armée comme franc-maçon. Il est l'ami intime d'Emmanuel d'Astier de La Vigerie, et ses sympathies vont aux communistes. » – cf. Moreau, p. 291, Ordioni, Tout commence à Alger, p. 638, Boncompain, p. 233)

Le 19 juillet 1941, à Rabat, Roquemaure rencontre Henri d’Orléans, comte de Paris, qui lui donne son total accord. Installé dans la ville depuis quelques semaines, le prince y fera ensuite la rencontre de Pose : pour la première fois, le 15 octobre, lorsque celui-ci effectue une tournée d’inspection de ses succursales, puis, étant resté en rapport avec lui, plus étroitement et à plusieurs reprises, à partir du printemps 1942, jusqu’à, pour la dernière fois, dans les heures mêmes du débarquement, alors que Pose, en métropole depuis le début de l’année, vient d’être alerté par un télégramme de Jacquet lui annonçant l’imminence d’un événement important – qu’il comprend être le débarquement, dont le même l’avait informé du projet – et vient d’arriver à Casablanca, le 6 ou 7 novembre, pour visiter la plus importante de ses succursales (visite qui peut être un prétexte) ; Maroc où Pose a tenu à rencontrer le comte, avant de gagner Alger (cf. Mémoires d’exil et de combats, p. 191, Decaux, ibid., p. 51, Walter, ibid., p. 441, G. d’Astier, ibid., p. 61-62 et 64) (Selon Alain Decaux, le fait que Pose n’entre pas dans le gouvernement de Darlan, avant le 10 décembre, tient au fait que, n’étant pas présent à Alger dans les jours du débarquement, il n’a pas pu retenir l’attention de l’amiral ; ce qui n’est pas l’avis de Geoffroy d’Astier, pour qui, sur la proposition de Lemaigre-Dubreuil, Darlan contacta Pose, aux alentours du 15 novembre, pour lui proposer le secrétariat à l’Economie, avant d’essuyer un refus poli de celui qui le détestait – cf. ibid., p. 75 – le 10 décembre, l’état désastreux de l’économie et des finances, selon Decaux, et/ou, selon G. d’Astier, le conseil insistant de Jacquet auprès de Darlan et des membres de son gouvernement, feront que Pose acceptera, cette fois, la demande de Darlan – cf. p. 102 – Du reste, il convient de relever la coïncidence entre son arrivée au gouvernement et une déclaration faite, le même jour, par Churchill, dans son fameux discours secret aux Communes : « Le caractère et la constitution du gouvernement de l'amiral Darlan doivent être continuellement modifiés par l'introduction d'éléments nouveaux et sains. Nous avons le droit, et, je pense, le pouvoir de procéder à ces remaniements indispensables aussi longtemps que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne agiront harmonieusement ensemble. » – cité par Paillat, p. 119) À Rabat, le comte fait aussi la rencontre du père Théry – résistant et agent de l’Intelligence Service – qui, en janvier 1941, y a fondé une école, où le comte place ses enfants, et qui, dès décembre 1941, s’enquiert de sa disponibilité pour remplacer Weygand, aux yeux des patriotes d’Afrique et d’ailleurs. Enfin, sans doute plus tard (au plus tard, comme nous l’avons vu, le 20 et/ou le 26 novembre 1942), il y fait la rencontre de Marc Jacquet. Dans ses Mémoires, le comte ajoute que Henri d’Astier et l’abbé Cordier, ainsi qu’une troisième personne dont il a oublié le nom, lui ont, eux aussi, rendu visite, « au cours de l’été 1942 », et qu’ « ils tenaient à entourer notre rencontre de la plus grande discrétion » (p. 177) – discrétion qui pourrait expliquer qu’aucune autre source n’en fasse état. Pourquoi d’Astier et Cordier auraient-ils tenus à être discrets ? Remarquons, d’emblée, que, sur la route reliant Alger à Rabat, se trouve Oran, où résidaient les deux hommes jusqu’en juin, où réside encore un membre éminent de leur réseau et agent de l’Intelligence Service, Gabriel Théry, et enfin d’où, selon un carnet de Lemaigre-Dubreuil, est de retour d’Astier (sans mention d’accompagnateur), à la fin de septembre 1942 (cf. Richard et de Sérigny, p. 284). Si la présence attestée de d’Astier à Oran, à la fin de l’été, a pu suivre immédiatement son séjour estival au Maroc, non moins attesté et qui aurait commencé au mois de juillet (mois où le comte situe, en effet, devant Walter, sa rencontre avec d’Astier et Cordier – cf. p. 441), pour autant, pour rencontrer Théry, lui et Cordier n’auraient éventuellement pas eu besoin de passer par Oran, Théry ayant pu s’être déplacé à Rabat, en prétextant sa fonction de superviseur d’école. Pourrait-il avoir été, lui ou l’un de ses collaborateurs, qui aurait été en contact direct et régulier avec lui, le troisième homme dont parle le comte ? En supposant que Théry usait d’un nom de guerre, le comte pourrait en avoir fait, en lui-même, le prétexte pour prétendre ne pas se souvenir de son nom. On pourrait croire que l’hypothèse est infirmée et la question résolue par avance, lorsque le comte déclare que les trois « constituaient à Alger un petit groupe, véritable cheville ouvrière, travaillant à [la] préparation [du débarquement]. C’est eux qu’on appellera les Cinq ». Le troisième homme aurait donc été au moins présent à Alger, mais pas forcément à proprement parler membre des Cinq, puisque Cordier ne l’était pas. La formulation générale autorise donc diverses hypothèses, y compris, donc, celle d’un homme ne vivant pas Alger, mais étroitement connecté à ceux qui y préparaient le débarquement. On admet ordinairement que, si le comte a été, réellement ou possiblement, contacté par les Cinq, avant le débarquement, c’est parce que Giraud renâclait à cautionner un déploiement de forces alliées en Afrique du Nord qui n’aurait pas été accompagné d’un déploiement similaire en métropole, ou encore, comme le fait Walter, simplement « au cas où… », puis « après le débarquement et devant la présence de Darlan : « faute de mieux… » » (p. 441). Une autre explication est pourtant possible, que peut étayer la lettre de Jacquet à d’Astier du 16 novembre 1942 que nous avons déjà citée : le comte – d’autant plus manipulable qu’il était astreint à la clandestinité – avait été prévu, de longue date, pour jouer ce qui allait être le rôle principal de l’automne 1942 : endosser et, dans une certaine mesure, légitimer l’assassinat de l’amiral… au profit d’un tiers, qui ne pouvait qu’être De Gaulle (Théry était un ardent gaulliste).

Pour autant – la lettre de Jacquet pouvant notamment prêter à deux interprétations différentes, comme nous l’avons vu – il demeure que l’assassinat de Darlan pouvait n’avoir pas été décidé, ni même envisagé, par Pose et les Cinq, au moment où ils demandent au comte de remplacer Giraud, comme candidat au remplacement de Darlan. Du reste, dans l’hypothèse du projet d’élimination physique de l’amiral, il aurait sans doute été prévu de ne pas trop exposer le comte ; d’une part, de ne pas l’exposer lui-même à être au courant du projet, dont on lui aurait, sinon, permis d’avoir la connaissance intégrale, notamment de son intention meurtrière (Comme il le dit, dans ses Mémoires, p. 198-199, au moment où « l’arrivée imminente, et tout à fait inopinée » du général d’Astier lui est annoncée, « le 17 décembre », il est toujours persuadé d’être engagé dans ce que Jacquet et Pose lui avaient proposé, le 20 novembre, à savoir que l’action prévue contre Darlan consistera, le « 18 ou (…) 19 décembre », en ce qu’une délégation de présidents de conseils généraux algériens conduite par Pose, et se réglant sur la loi Tréveneuc de 1872 – loi selon laquelle, en cas d’impossibilité pour l’Assemblée nationale de se réunir, les conseils généraux peuvent désigner, à la majorité, un chef de gouvernement, étant sous-entendu, dans le cas présent, que les seuls conseils généraux à être libres, et donc à être concernés par cette loi, sont les algériens – demandera instamment à l’amiral de démissionner, afin qu’il cède sa place au comte, dont le rôle sera ensuite de rassembler et d’unifier, en les arbitrant, les Français, jusqu’à la fin de la guerre, moment où il démissionnera et où le suffrage universel prendra le relais ; ce que Chantérac commente, de la façon suivante : « À supposer que ce projet fumeux ait existé ailleurs que dans l’imagination de Pose, il ne reçut jamais le moindre commencement d’exécution », et de citer Alain Decaux : « Sans doute est-ce là ce qu’Alfred Pose a fait croire au comte de Paris (…) Nous mesurons, une fois de plus, l’incroyable légèreté avec laquelle il traitait l’héritier des Capétiens. » – L’assassinat de Darlan, p. 199 – Cependant qu’il peut s’agir de deux commentaires excessifs, dans la mesure où au moins deux des présidents de conseils généraux, celui d’Oran et celui de Constantine, furent partisans d’appliquer la loi Tréveneuc, et le troisième, celui d’Alger, y ayant porté un grand intérêt, au point de participer aux réunions organisées par d’Astier et Pose, jusqu’au moment où tous trois auraient appris – seulement le 22 décembre – qu’il s’agissait d’amener le comte de Paris au pouvoir, ce qui les aurait conduits à renoncer à donner leur accord : du moins s’agit-il de la version donnée par le président du conseil général d’Alger, devant le juge Voituriez, en janvier, à un moment où les trois présidents pouvaient avoir intérêt à ne pas paraître avoir été du complot. Selon les déclarations de Marc Jacquet et de l’inspecteur Schmitt au même juge – le second disant en avoir reçu la confidence de l’abbé Cordier – la solution de la réunion des conseils généraux n’avait pas été retenue, car elle eut été en marge du gouvernement de l’amiral, qui l’aurait donc empêchée. Selon Jacquet, il avait été, cependant, envisagé, sur proposition d’Henri d’Astier, de recourir à la consultation des seuls présidents des conseils généraux. (cf. G. d’Astier, p. 318 et 329)

Si, dans ses mémoires, comme nous venons de le voir, le comte a pu avancer d’un jour la date à laquelle il aurait été informé de « l’arrivée imminente » du général (quoiqu’il ait pu l’être depuis Gibraltar, où celui-ci faisait escale depuis le 16) et de deux jours celle à laquelle il l’a rencontré, en parlant respectivement des 17 et 19 décembre, dans le prologue à son Dialogue sur la France, paru en 1994, il avancera encore de deux jours (« le 15 ou 16 décembre »), la première, et d’un jour (« le 17 ou le 18 décembre »), la seconde, comme pour mieux accréditer encore l’ajournement du projet – « aux environs du 20 décembre », comme il l’avait précisé, dans ses mémoires – au motif de la visite imminente du général d’Astier. D’autre part, il aurait été prévu par d’Astier, Jacquet et Pose de ne pas exposer le prince à apparaître comme chef d’un complot meurtrier, aux yeux d’un public qui était promis à s’élargir, au fil des événements futurs et des révélations qui les accompagneraient immanquablement – public qui, dans sa composante royaliste présente et initiale, ne pouvait qu’être réduit à trois des Cinq, à Cordier et à leurs deux associés de la BNCIA, le comte ayant, d’ailleurs, lui-même précisé ne connaître quasiment personne, à Alger, lorsqu’il y arrive, le 10 décembre, et avoir « agi seul, dans le plus grand secret », eu égard à son entourage habituel – ; rôle de comploteur en chef que François d’Astier l’a subitement persuadé de remplir, de façon sournoise, ambivalente, puisqu’en paraissant, à demi-mot, laisser l’essentiel de ce rôle à Londres, d’où il a apporté l’ordre, un ordre venant de celui dont il est convenu que le comte devra le prendre comme son principal adjoint, son chef de gouvernement. Lancé, jusque-là, sur la voie le conduisant à jouer légalement un rôle majeur, au service de la France, le comte n’a pas suffisamment mesuré que son action allait soudain changer de nature, qu’il entrait dans la seconde étape (que n’avaient peut-être pas clairement envisagé, eux-mêmes, Pose et Henri d’Astier, comme nous l’avons vu, quoique le témoignage de Bonnier faisant état de sa préparation psychologique, dans la mouvance de ce dernier, plusieurs semaines avant le meurtre, en fasse fortement douter, de même que la lettre de Jacquet, selon une interprétation qu’on en peut donner et que nous privilégions), étape d’une manipulation commencée, au moins un mois plus tôt, avec la visite de Jacquet (et/ou de Pose) à Rabat, et sans doute bien avant ; étape de l’ultime mise au fait du comte, ce 21 décembre, qui, quelques heures après le départ du général d’Astier, pousse Cordier, qui se déclarait lui-même royaliste, à déclarer à Henri d’Astier et Marc Jacquet : « Il faut faire en sorte que ne puissent être mis en cause ni la Résistance, ni de Gaulle, ni le comte de Paris. Ce doit être classé comme l’acte d’un isolé. Il faut quelqu’un de très décidé »… quelqu’un de très décidé et a priori en mesure de garder le silence, le temps nécessaire à un réagencement du pouvoir, à une redistribution des rôles, en Afrique du Nord… toutes choses qui, dans l’immédiat, font espérer que le comte réchappera à une révélation infâmante.

Au début de l’année 1941, une étude commandée par le Foreign Office avait conclu, pour reprendre les mots d’Arnaud de Chantérac, que « De Gaulle se soumettrait au comte de Paris et soutiendrait une solution monarchique, si le prince rompait avec Vichy » (argument d’une promesse de soumission de De Gaulle dont on remarquera qu’elle est aussi mise en avant par Bonnier, devant le capitaine Gaulard, dans la nuit précédant son exécution, mais, si l’on en croit le rapport fait par ce dernier, sans que le condamné ait désigné la personne à laquelle daignerait se soumettre le général, autrement dit sans qu’il ait précisé au profit principal de qui devait avoir lieu la vacance du pouvoir résultant de la mort de l’amiral). Si l’on peut estimer que les démarches de Mittelmann et de Roquemaure ainsi que l’étude prospective ne furent pas entièrement déterminantes, dans la mesure où, en août 1942, le comte – soucieux de respecter la légitimité de Vichy – fit l’offre de prendre la relève du pouvoir, lors d’une visite à Pétain suivie d’une autre à Laval (projet qui, à vrai dire, s’il avait abouti – ce qu’il n’avait aucune chance de faire – aurait pu avoir dépassé les espérances ou attentes des Britanniques), elles n’en auraient pas moins trouvé l’un de leurs prolongements dans le message adressé, dès le 19 novembre, à Eisenhower par le Foreign Office, exprimant l’éventualité que le comte de Paris remplace Darlan, non comme roi, mais « comme chef des Français en Afrique du Nord » (Melton, ibid., p. 258) (cf. Chantérac, ibid., ch. 3).

                                                                                                      

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