8 - Le comte y est-il ?
Précisons, d'emblée, que la question ne consiste pas à se demander si le comte se trouve à Alger ou ailleurs, à tel ou moment ou tel autre. Et notamment s’il loge chez Henri d’Astier, depuis deux jours, lorsque le général François d’Astier rend visite à son frère. Il est, en effet, établi, plusieurs témoignages à l’appui, qu’il a logé, au 2 rue La Fayette, du 17 au 21, après avoir logé, du 10 au 13, chez les Jouvet, boulevard Saint-Saëns, puis, du 13 au 17, chez les Prohom de Méreu, rue de l’amiral Coligny (période du 10 au 17 pendant laquelle il lui arrive souvent de prendre ses repas et de passer de longs moments chez les d’Astier, où il reçoit des visites), et avant de loger, du soir du 21 au soir du 24, à Sidi-Ferruch, dans une villa appartenant à l’un de ses partisans, Gérard Mory de Romeu, puis, de nouveau chez les Prohom (où il arrive le 25, à 1 heure du matin, selon Jacquet, qui, la veille, aux alentours de 18 heures, était venu lui apprendre la nouvelle de l’assassinat et le chercher pour le ramener à Alger, comme le relate le comte lui-même dans ses mémoires, cependant que, dans une interview en 1947, il soutenait n'être parti pour Alger que le matin du 25, après avoir été averti de l’assassinat, à 5 heures du matin – à noter que, lorsqu’on vient lui apprendre que Giraud a été élu au Conseil impérial, le soir du 26, il se trouve dans l’appartement de Jacquet, à l’hôtel Algeria, chemin du Télemly, appartement qui lui servait pour des audiences). Enfin, selon Dupin de Saint Cyr, il se trouve chez M. de Lafargue, personnalité algéroise, lorsque lui-même, Dupin, y est envoyé par Giraud pour l’inviter à repartir au Maroc ; probablement ce Lafargue résidait-il à la villa de la Bouzaréah, dans la banlieue d’Alger, lieu qui était gardé par un peloton de gardes mobiles, lorsque le juge Voituriez fut interdit par Giraud d’y rencontrer le prince (cf. infra) (cf. Dupin, p. 194-195, Chantérac, p. 254) (Pour d’autres adresses d’Alger, où le comte n’aurait été que de passage, dans le cadre de visites ou de rendez-vous, cf. Tout commence à Alger, p. 475 et 495). Départ qui a lieu, le 10, selon Kammerer et selon une déclaration signée du commissaire Loffredo datée de janvier 1980 et corroborée par le témoignage de Mario Faivre, qui, en 1975, dans son récit, déclare avoir appris de l’inspecteur Mattéi, le 11 janvier, que le comte avait « discrètement regagné hier le Maroc » ; départ pour le Maroc effectué, « aux alentours du 10 », selon le comte lui-même, dans ses mémoires, avant de sembler approuver, une vingtaine d’années plus tard, lors d’un entretien avec Philippe Delorme, la date précise du 10 avancée par ce dernier ; le 16 janvier, selon Marc Jacquet, dans une note datée de 1943, à laquelle semble se fier Chantérac pour affirmer que ce fut « à la mi-janvier », cependant que, d’une part, il tient pour « peu fiable » le témoignage de l’aide du comte, Pierre de Bérard, et même pour fausse son affirmation selon laquelle le comte ne logea que chez les Jouvet et chez les Prohom : chez les premiers « les 10, 11 et 12 décembre », chez les seconds « du 13 décembre 1942 à la mi-janvier 1943 » (cf. L’assassinat de Darlan, p. 198-199, et Bérard, dans Le Monde du 20 février 1980) ; et que, d’autre part, lui-même publie, en annexe, un article du Midi libre daté du 8 février 1980 qui indique la date du 12 janvier pour le retour au Maroc. La date du 16 janvier n’est pas sans pouvoir être corroborée par la lettre qu’écrit le comte, le 15 janvier, au général Giraud, dont le juge Voituriez, qui en était le vrai ou l’ultime destinataire, retrace l’historique : « Si le Comte s’estimait innocent de l’assassinat et des complots, il devait me l’écrire, et sa lettre resterait au dossier. Le lendemain matin [de l’audition de Jacquet, qui eut lieu le 15], Monsieur Jacquet me remettait la lettre aux armes de France dans laquelle le Prince exposait qu’on lui avait toujours laissé entendre que l’Amiral quitterait le pouvoir de lui-même, sous la pression des événements, et qu’il désavouait formellement ceux qui, se prétendant mandatés par lui, avaient préparé son accession au pouvoir par une action criminelle (…) Je fis lever la garde entourant la villa occupée par le Comte de Paris, et Giraud le fit reconduire à la frontière. » (L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 215) – lettre adressée nominalement à Giraud et qui fut transmise à Voituriez, et qui, selon Ordioni, a bien été écrite juste avant le retour du prince au Maroc (cf. Chantérac, p. 251, 254 et 256, Réplique, p. 381, Tout commence à Alger, p. 495 et 533, Sérigny, p. 153). La comtesse ne voit arriver son mari à Larache que le 22, au volant de leur voiture partie de Rabat, où il a atterri (cf. Meylan, p. 265) – Rabat où, selon Kammerer, dès son arrivée, il avait subi une opération d’un anthrax, puis, une fois transportable, « fut mené en voiture (…) à Larache », où il arrive avec 40° de fièvre (cf. p. 632). Remarquons que, s’il gagne le Maroc, le 16, il le fait la veille du jour où s’y ouvre la Conférence d’Anfa. Aurait-il été mis de force dans l’avion par Giraud, qui, devant s’absenter d’Alger pour cette même Conférence, aurait craint d’être victime d’un putsch, en son absence… raison pour laquelle Henri d’Astier de la Vigerie et Cordier avaient été condamnés à rester sous les verrous, la veille ? D’un autre côté, n’oublions pas que, principale source de cette date du 16, Jacquet, soi-disant monarchiste (ce qu’il n’est sans doute tout au plus qu’accessoirement) est essentiellement gaulliste, et qu’il peut donc s’ingénier à présenter – dans un témoignage consigné dans les fameuses archives de Théry, auxquelles il était destiné – le comte et d’Astier comme indéfectiblement liés et comme engagés dans une entreprise jusqu’au-boutiste, dans laquelle tout indice ou toute suspicion d’un complot gaulliste ayant visé la mort de Darlan ne pouvaient que paraître sans fondement. Tout indiquerait donc (nonobstant le témoignage de Voituriez, qui a pu reconstituer une chronologie garantissant la logique de son instruction, sans compter qu’il pourrait n’avoir pas su que le comte était déjà parti) que le comte a bien quitté Alger, le 10, au demeurant, dans un très mauvais état de santé physique et psychique (probablement victime d’une dépression, selon Meylan). Ainsi, notre question initiale, placée en titre, aurait-elle trouvé sa réponse, si ce n'était que la vraie question, ou plutôt la question dans toute son entièreté et toute sa plénitude, est de savoir si, à Alger et plus largement en Algérie, le comte est dans le coup de l’assassinat.
Lorsqu’il arrive de Londres, à Alger, le 19 décembre, le général François d’Astier de la Vigerie venait d’être nommé par De Gaulle commandant en chef adjoint des forces françaises combattantes (à Londres où, en l’absence de De Gaulle, il assurera, par délégation, à partir de juin, le commandement des troupes françaises en Grande-Bretagne). En débarquant, il apporte avec lui une somme d’argent, en coupures, d’un montant officiel de 38 000 dollars. Selon le journaliste et historien anglais Anthony Verrier, pour qui l’assassinat de Darlan a été commandité par les Britanniques, des documents prouvent que cet argent était destiné à « financer le processus d’élimination » de l’amiral (cf. infra). Par ailleurs, il convient de noter que, dans les semaines suivant l’assassinat, le 15 janvier, 50 000 autres dollars seront acheminés, depuis Londres, à destination d’Henri d’Astier, pour financer l’ouverture d’un nouveau journal et assurer les frais de propagande gaulliste – l’argent sera confisqué par le juge Voituriez, en charge de l’enquête sur l’assassinat, alors que son destinataire était en prison, et un agent de l’Intelligence Service, venu le récupérer, déclarera au juge que le capitaine Pompéi, l’aide de camp du général d’Astier, qui avait assuré le transport des fonds, avait reçu l’argent de l’Intelligence Service, par l’intermédiaire de De Gaulle (cf. Voituriez, L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 206) ; lequel avait déjà donné mission à un membre de son état-major particulier et agent du BCRA, Fred Scamaroni, alias capitaine Séveri, de partir pour Alger avec François d’Astier et Pompéi, le 16 décembre, afin de remettre, de ses propres mains, à Henri d’Astier les 38 000 dollars, dont au moins ceux qui allaient être « trouvés dans les poches de Bonnier venaient tout droit d’une banque anglaise », selon l'enquête révélée par le comte de Paris (Mémoires, p. 217), et dont la sortie du territoire britannique avait entraîné une vive protestation du gouvernement anglais, en la personne même de Churchill. Pressé par Roosevelt de lui apporter une explication (demande d’autant plus justifiée qu’il s’agissait de dollars étasuniens), le premier ministre avait répondu que « les dollars ont été tirés sur les fonds de la France libre à Londres sans que le gouvernement britannique ait rien eu à y voir », à la suite de quoi une poursuite en justice de l’émissaire gaulliste avait été envisagée (cf. Chantérac, L’assassinat de Darlan, p. 218-219 et 254-255, Réplique – L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 332-335, Sérigny, Echos d’Alger, p. 168, et Geoffroy d’Astier, L’exécution de Darlan, p. 133) – ce qui infirme plutôt la thèse défendue par Verrier (le gouvernement anglais ayant même pu chercher à punir De Gaulle et son émissaire d’avoir commandité et fait exécuter l’assassinat et d’avoir utilisé, à cet effet, une partie de l’argent), à moins d’un subterfuge des Britanniques, que peuvent, d’ailleurs, corroborer deux éléments. Un premier indice est le témoignage du colonel Cowgill du MI 6 (Intelligence Service), recueilli, en janvier 1943, par le colonel Paillole, le chef du contre-espionnage français, que l’invasion de la zone libre avait fait fuir de métropole et que Voituriez venait de charger de reprendre l’enquête – Paillole selon qui le juge Voituriez parlait d’une somme de 40 000 dollars (cf. infra) ; selon Cowgill, qui ne semble nullement avoir démenti ce dernier montant, et dont Paillole rapporte le propos, en style indirect, « une autorisation de sortie du territoire en avait été donnée au bénéfice du général François d’Astier de la Vigerie » (Paillole, ibid., p. 446-447) ; 40 000 dollars est le montant que, le 23 décembre, Jean-Bernard d’Astier déclare à Mario Faivre avoir été apporté de Londres par son oncle et remis à son père, qui devait ensuite le remettre à René Capitant, qu’il tenait pour celui « qui représente le gaullisme ici » – « ici », à savoir en Algérie et dans le reste de l’Afrique du Nord (cf. Faivre, ibid., III). Lors de son audition par le juge, le 12 janvier, l’avocat Jacques Brunel, l’adjoint d’Henri d’Astier à son ministère et auquel l’organigramme du projet de gouvernement du comte réservait la direction de la police, déclare avoir été témoin que « le général d’Astier a remis à M. Joxe un certain nombre de dollars que [Henri] d’Astier a emportés », Brunel qui ajoute énigmatiquement : « Quelqu’un a dit : ″avec ceux-là ça fera 38 000″ » (G. d’Astier, p. 154) (On peut penser que, ayant apporté de Londres 40 000 dollars, François d’Astier venait d’en détacher 5 000 pour le financement de l’assassinat, comme permettent de le soupçonner des témoignages que nous citons plus bas, dernière somme dont Henri aurait finalement choisi de ne destiner que les deux cinquièmes à cette fin, avant de rajouter les 3 000 restants aux 35 000). Au juge Voituriez, Henri d’Astier déclarait, deux jours plus tôt, le 10 janvier, que 38 000 dollars lui ont été remis par son frère (dans son ouvrage écrit à la fin des années 1970, le juge, reconstituant de mémoire l’interrogatoire – car ignorant où se trouvait le dossier de l’instruction du procès, qui était conservé aux archives de la justice militaire et a été rendu accessible en 2015 – rapportait la somme de 40 000 dollars, remis pour la propagande – cf. L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 39, 52 et 116) ; et, le 20 janvier, il déclarera qu’ils ont été remis au lieutenant L’Hostis, sans que l’on comprenne s’il veut dire qu’ils ont été remis directement à ce dernier par son frère ou si c’est lui, Henri, qui, les ayant reçus de ce dernier, les a ensuite remis au lieutenant – L’Hostis dont on a vu qu’il est en contact radio avec les services secrets britanniques à Londres, depuis 1941, lesquels, depuis cette date, lui ont même fait établir une tête de pont britannique, autour de lui : une équipe d’une dizaine d’agents, dont des policiers français, parmi lesquels le commissaire Achiary et les inspecteurs Loffredo et Schmitt (dont on se rappellera qu’il était le chauffeur de Bonnier, le matin, et qu’il lui avait procuré, en bonne forme, une carte d’identité au nom de Morand), tous évoluant sur le territoire algérien. De son côté, le 25 janvier, Louis Joxe déclarera au juge : « Il me semble bien que c’est au cours de cet entretien [seul à seul avec le général, en marge du dîner à l’hôtel Aletti, qui réunissait les deux frères d’Astier, Pose, Brunel, Joxe et Paul-Louis Bret, le soir du 20] que le général m’a remis la somme de vingt-huit mille dollars – je crois bien que c’est cette somme (…) Cette somme je l’ai transmise à Henri d’Astier devant le général. » Peut-être tiendrait-on, ici, le montant exact du « certain nombre de dollars que [Henri] d’Astier a emportés », selon la déclaration de Brunel (qui, au passage, corrobore le témoignage de Joxe soutenant avoir finalement tout remis à Henri), faite au juge, treize jours plus tôt, montant exact qui, ajouté à un autre, dès lors facile à déterminer, aurait fait « 38 000 ». Les dix mille dollars complémentaires auraient pu être spontanément posés sur la table par Henri d’Astier ou par son adjoint, l’abbé Cordier, après que son frère les lui eut remis, la veille, lors de leur premier entretien. Et sans doute cette première somme remise par François d’Astier aurait-elle été de 12 000, desquels l’un des deux associés de la rue La Fayette aurait eu déjà soustrait les 2 000, qui devaient être remis à Bonnier. Pour finir, il aurait été finalement convenu, peut-être même décidé par le seul Joxe, que Henri d’Astier prenne la totalité des 38 000.
Par ailleurs, il est possible que, le 11 janvier, le général Bergeret, devenu adjoint du haut-commissaire Giraud, mente, par omission, lors d’un compte-rendu d’enquête destiné à montrer que « toute la lumière a été faite » (!), en déclarant au colonel Julius Holmes (de l’état-major d’Eisenhower et, pour l’occasion, représentant de Murphy, malade) que « le général d’Astier a remis à son frère 38 000 dollars qu’il avait apportés de Londres », tout comme l’avait déclaré, la veille, comme nous l’avons vu, Henri d’Astier lui-même au juge, Bergeret qui ajoute, plus étrangement encore, que l’assassin de Darlan, quant à lui, « a reçu la somme dérisoire de 10 000 francs » – soit environ 135 dollars – déclaration que semble avoir reprise Sérigny, selon qui « dans les poches du meurtrier, une centaine de dollars ont été retrouvés » (Echos d’Alger, p. 166). Cette dernière déclaration semble procéder de la reconstitution effectuée, à la demande de Bergeret lui-même, par le capitaine René Castaing, le chef du Service du renseignement du Corps franc, à partir notamment de témoignages émanant de jeunes membres du Corps déclarant avoir été démarchés pour abattre Darlan et avoir vu Bonnier l’être aussi : dans son cas, par plusieurs personnes en même temps et qui cherchaient à l’impressionner (Ils l’auraient « travaillé au corps », pour reprendre l’expression policière dont use Vergez-Chaignon) (Notons qu’il pourrait donc y avoir eu deux phases de recrutement de Bonnier : l’une par des inconnus, l’autre par Cordier et d’Astier, la seconde ayant pu compléter ou reprendre intégralement la première) ; déclaration de Bergeret concernant une somme dérisoire censée avoir été trouvée sur Bonnier qui, d’autre part, est en inadéquation avec le fait que 2 000 dollars avaient été retrouvés sur celui-ci, au moment de son arrestation, deux mille dollars que Bonnier avait montrés, auparavant, le matin-même, à son ami Pierre Raynaud (cf. infra, et G. d’Astier, ibid., p. 177, 236, 285, 292, 306 et 324, Vergez-Chaignon, Une fureur juvénile, p. 316-317, Alain Decaux, Morts pour Vichy, p. 106), de même qu’en contradiction avec le témoignage de Jean-Bernard d’Astier, selon lequel « le plan mis au point par Cordier » était que Bonnier soit « muni (…) de 2 000 dollars prélevés sur les 40 000 apportés par le général d’Astier » (Qui a tué Darlan ?, p. 32) : ce que ne contredisent ni le chef de cabinet de De Gaulle, Gaston Palewski, qui, de fait, reconnaît qu’ « on a trouvé dans les poches de Bonnier de La Chapelle quelques-uns des dollars remis au général d’Astier » (Mémoires d’action, p. 199), ni le lieutenant Jean L’Hostis, qui, dans une lettre à Coutau-Bégarie et Huan, reconnaît la présence sur Bonnier d’ « un reliquat de cette somme » qui avait été remise au général d’Astier (reliquat que ses correspondants tiennent pour 2 000 dollars pris sur 40 000 – chiffres sur lesquels le lieutenant est vraisemblablement censé leur répondre, sans jamais paraître les contester ou les démentir), mais L’Hostis qui, d’autre part, en attribue la seule responsabilité à Henri d’Astier, auquel, toujours selon lui, son frère avait remis une petite partie de la somme – la grande partie restante ayant été destinée à Capitant – parce que Henri « soutenait notoirement une action favorable à la Résistance » (cf. Coutau-Bégarie, ibid., p. 725-727). De son côté, Chantérac apporte une information qui détonne et dont il ne donne malheureusement pas la source (même si l’on devine qu’elle relève des entretiens qu’il eut avec l’intéressé) : « L’Hostis, membre du petit mouvement gaulliste, alla chercher 20 000 dollars chez Henri d’Astier pour les remettre à Capitant qui dirigeait le mouvement. Deux mille dollars seront retrouvés sur le meurtrier de Darlan. Quant aux 16 000 restants, nul ne sait ce qu’ils sont devenus. » (Répliques à l’amiral de Gaulle, p. 335). Or, souvenons-nous que Capitant n’assistait pas au dîner du 20, en marge duquel François d’Astier remit 20 000 dollars à Joxe, et souvenons-nous aussi que Henri d’Astier semblerait avoir récupéré, à l’issue de ce dîner, la totalité des 38 000 (auxquels s’ajoutaient les 2 000 qu’il avait déjà retenus). L’Hostis pouvait donc ensuite aller en chercher 20 000, au 2 rue La Fayette, pour les remettre à Capitant. De son côté, étrangement, Anthony Verrier, qui, rappelons-le, a travaillé sur des archives britanniques (mais dont on rappellera qu’il est avare de s’y référer, au fur et à mesure de son exposé, et d’en fournir des copies et même des citations textuelles), parle de 4 000 dollars remis à Bonnier après avoir été prélevés sur les fonds du général d’Astier, d’un montant de 38 000 dollars (cf. p. 231 et 243) : s’agit-il d’une coquille (voire d’une pseudo-coquille censée pouvoir signifier subtilement, par analogie, que 2 000 ont indûment glissé d’une somme à l’autre) ou s’agit-il d’une façon de sous-entendre qu’un complice – en amont (Cordier) ou en aval (Garidacci) – en aurait reçu la moitié ; peut-être même, en ayant reçu 4 000, Bonnier aurait-il décidé, de lui-même, en amont de son action, d’en laisser la moitié à quelqu’un, étranger ou non à l’affaire ? En 1949, Kammerer parle de 35 000 dollars apportés par le général d’Astier (p. 612) ; en 1972, Sérigny ne parle que de 5 000 dollars (Echos d’Alger, p. 166). La différence entre leurs témoignages peut faire penser que le second n’a eu vent que des dollars destinés à l’élimination de Darlan (autrement dit, destinés tout particulièrement à Henri d’Astier et/ou Louis Cordier et à Bonnier – nous ne sommes, en effet, pas loin du chiffre de 4 000 avancé par Verrier, ce qui laisserait penser que Bonnier a partagé la somme qui lui revenait, après qu’un intermédiaire ou complice en eut reçu 1 000), quand le premier n’a eu vent que de ceux destinés à la propagande et à l’organisation gaullistes (15 000 pour la première et 20 000 pour la seconde). Loin d’infirmer cette hypothèse, l’étayerait le témoignage de l’amiral Moreau (qui n’avait pas eu, à l’époque de l’enquête – ou des enquêtes – un accès direct aux éléments de leurs dossiers, mais qui notait les informations et les on-dit qui lui parvenaient, et qui, comme nous l’avons vu, affirme avoir consulté, après-guerre, « la plupart des documents » de la seconde enquête, la plus approfondie et la plus étendue), témoignage selon lequel, « une somme de 35 000 dollars, venant de Londres, a été trouvée chez les d’Astier » (Les derniers jours de Darlan, p. 282). On pourra se demander quand elle l’aurait été : la perquisition au 2 rue La Fayette, le 10 janvier, selon les comptes-rendus qu’en donnent le juge Voituriez et Geoffroy d’Astier (aux ch. VIII-IX et ch. X de leurs ouvrages respectifs), n’ayant pas donné lieu à la découverte d’argent, à moins que celle-ci n’eût été consignée ultérieurement et séparément du procès-verbal de perquisition, dans une note du tribunal datée du 1er février, intitulée Etat des sommes saisies comme pièces à conviction (dont on peut, cependant, penser qu’elle fait état des 26 000 dollars restants finalement confisqués par le juge d’instruction, selon le dossier d’enquête consulté par l’amiral Moreau, consultation qui lui a peut-être permis de donner une alternative aux 35 000 qu’il avait cru pouvoir affirmer jusque-là, et consultation dont a probablement aussi bénéficié, directement ou non, à la même époque, l’amiral Docteur, qui lui aussi parle d’un restant de 26 000 dollars confisqué par l’instruction, dans La grande énigme de la guerre – Darlan, amiral de la flotte, p. 251) ; à moins, encore, que cette découverte d’argent chez les d’Astier n’eut été visée par l’ordre du général Giraud de soustraire du dossier certaines pièces découvertes lors de la perquisition et de les détruire – dont certaines seront identifiées, un an plus tard, comme ayant été la lettre de Jacquet du 16 novembre, dont il existait des copies, l’organigramme du futur gouvernement gaulliste du comte et la une d’un journal annonçant sa prise de pouvoir et montrant sa photo et celles de ces deux adjoints, les généraux De Gaulle et Giraud : la découverte des dollars pourrait donc avoir eu lieu, le 30 décembre, lors de la traque et de l’arrestation des comploteurs ayant à leur tête d’Astier, lequel n’échappe à l’arrestation que par la volonté de Giraud, mais alors que ses bureaux de la rue Ampère, qui étaient le centre du complot, et peut-être même son domicile, ont très bien pu faire l’objet d’une visite policière, nonobstant l’absence de procès-verbal de perquisition pour cette période ; découverte, à cette date, qu’attesterait Claude Paillat, pour qui, dans les jours précédant l’ouverture de l’enquête du juge Voituriez, qui eut lieu le 10 janvier, « une perquisition chez d’Astier de La Vigerie a permis de trouver notamment une liasse de dollars. Les numéros de billets se suivaient. » (t. II, p. 172). En définitive, on admettra que Henri d’Astier pourrait avoir été, au moins de fait, le principal destinataire de l’argent apporté par son frère, argent qu’il lui serait revenu, ensuite, de distribuer ou d’affecter, les 35 000 (ou les 26 000 qui en seraient restés) ne l’ayant donc pas encore été, dans les jours suivants l’assassinat (Et s’il s’agit de 35 000 et non de 36 000, alors que 4 000 auraient été retenus pour Bonnier, ce pourrait être parce que Henri d’Astier ou Louis Cordier s’en serait accordé 1 000… cependant que, dans le cas de l’alternative, resteraient en suspens les 10 000 dont la soustraction donneraient 26 000…). Cette disparité des témoignages peut faire soupçonner combien l’information autour de l’arrivée des dollars à Alger a pu être l’objet de manipulations, notamment ultérieures.
À propos de la somme dont était porteur Bonnier, au moment de son arrestation, Geoffroy d’Astier rapporte le résultat des premières investigations menées par les commissaires Esquerré et Garidacci, dans l’enceinte du haut-commissariat, avant le transfert dans les locaux de la police : « on a trouvé sur lui de l’argent dont 2 000 dollars américains », le tout semblant correspondre à ce que Cordier lui avait remis, au moment de lui confier la mission : « des francs marocains, de la monnaie espagnole et 2 000 dollars provenant des 38 000 dollars [selon Geoffroy] que mon grand-père a apportés à son frère Henri » (ibid., p. 177 et 181)… alors que, de son côté, Vergez-Chaignon s’est manifestement cantonnée à rapporter la valeur des seuls francs marocains et/ou du seul contenu du portefeuille, en mentionnant ce qu’a découvert l’un des officiers d’ordonnance de l’amiral, qui fut le premier à procéder, dans l’enceinte du haut-commissariat, à une fouille du tueur : « Dupin de Saint Cyr a trouvé sur lui deux portefeuilles (l’un contenant sept cent trente francs, soit un peu plus de deux cents euros) (…) Le deuxième portefeuille (…) s’avère être en fait un étui à cigarettes en cuir » (ibid., p. 202)… L’auteur, qui connaissait certainement les témoignages rapportant la présence de 2 000 dollars, n’en fait pas mention, ni même ne se demande si cette toute première fouille, effectuée par un non-professionnel, fut complète, ni s’il y avait-il de l’argent découvert qui restait à convertir en francs et/ou qui n’était pas dans le portefeuille… Du reste, que la fouille aurait été incomplète est corroboré par le témoignage d’un homme qu’il convient très probablement d’identifier comme étant Geoffroy de la Tour du Pin, un diplomate récemment arrivé de Madrid, qui, comme nous l’avons vu, discutait avec Louët et Saint-Hardouin, dans le bureau de ce dernier, au moment où les coups de feu retentirent. Selon Claude Paillat, qui, dans son ouvrage publié en 1967, rapporte, en exclusivité, ses confidences, et qui cache – probablement à sa demande – son identité, en se contentant de le désigner comme « un civil qui travaille sous les ordres de Saint-Hardouin », c’est La Tour du Pin (dont le nom ne figure nulle part dans l’ouvrage du journaliste, ce qui corrobore son anonymisation, à cet endroit précis) qui commanda à un garde (sans doute l’aspirant Albert Maury) qui s’acharnait à menacer, de sa mitraillette, Bonnier meurtri et plaqué au sol, de lui fouiller les poches. Ainsi s’exprime le diplomate : « Tandis qu'on continuait à maintenir l'inconnu par terre, on a fouillé dans la poche intérieure et le garde m'a tendu une carte d'identité : ″Morand″, né en 1920 à Agen. Mais le garde n'a pas inventorié les autres poches, sans quoi on y aurait trouvé la fiche d'audience établie à mon nom de la part de cet homme que je n'avais jamais vu... » (p. 149) Rapporté au propos de Vergez-Chaignon, l’usage du « on » peut suggérer que ce n’est pas le garde qui fouilla – tout au moins, pas seul – mais qu’il laissa le capitaine de corvette Dupin de Saint Cyr, l’adjoint du contre-amiral Battet, s’en charger, avant de recueillir le produit de la fouille et de le présenter à La Tour du Pin. Dans ses mémoires destinées à ses petits-enfants, qui ont été publiées en 1982, Dupin écrit avoir lui aussi délégué la fouille – peut-être bien en transmettant ou intensifiant une instruction venue du diplomate : « je fis fouiller l’inconnu qui gisait inanimé, et trouvai sur lui une carte d’identité récente délivrée par la Direction de la Police d’Alger au nom d’un jeune Français né en Lozère, si je me souviens bien. » (Fragments, p. 190) En ne mentionnant que la carte d’identité (effectivement délivrée, en bonne forme, par l’inspecteur Marcel Schmitt, subalterne d’Achiary et d’Henri d’Astier), qui était au nom de « André, Louis Morand, né dans le Gers » (cf. Chantérac et Vergez-Chaignon), peut-être juge-t-il aller à l’essentiel, tout en se trompant, au passage, sur le lieu de naissance, comme l’avait, d’ailleurs, déjà fait La Tour du Pin (qui parlait du Lot et Garonne). Il est aussi possible qu’il évite un sujet qu’il sait très délicat et sujet à la controverse, dans laquelle il ne tient pas à impliquer ses descendants. Quant à la fiche d’audience – dont ni le diplomate, dans son témoignage, ni, en complément, Paillat, ne précisent si elle avait été remplie pour une audience matinale ou d’après-midi, et alors qu’on est porté à penser qu’elle l’avait été pour le matin, s’il est vrai, comme le soutient Vergez-Chaignon, que l’huissier n’avait pas jugé devoir inscrire la demande d’audience de l’après-midi dans le registre, pour la raison qu’il avait déjà rencontré le visiteur, le matin, et que celui-ci venait de l’avertir oralement, vraisemblablement sans lui présenter de fiche, que sa demande restait inchangée – quoique, rappelons-le, il s’agissait, aussi bien pour le matin que pour l’après-midi, selon les archives consultées par l’historienne, d’une demande d’audience à Joxe – elle permet, par recoupement avec le témoignage de Pierre Ordioni, publié en 1974 (de même qu’avec celui similaire et ultérieur de Geoffroy d’Astier, qui parle d’une demande de visite matinale à La Tour du Pin, et avec celui de René Richard disant avoir vu La Tour du Pin au bureau de Saint-Hardouin, un quart d’heure après l’assassinat – ce qui infirme qu’une fiche ait pu lui être destinée, à ce moment-là, dans la mesure où le visiteur ne devait pas quitter le couloir d’attente, au contraire de ce que risquait de lui faire faire celui qu’il aurait eu déclaré vouloir rencontrer), d’identifier son destinataire, et donc l’auteur du témoignage, comme étant La Tour du Pin. Encore faudrait-il être sûr qu’il y a bien eu une fiche, remplie par le visiteur à son arrivée, dont le destinataire était le diplomate, et non, comme nous l’avons vu, une convocation ou un document attestant un rendez-vous avec celui-ci et avec l’un desquels Bonnier se serait présenté à la grille ; dernière occurrence qui impliquerait gravement le diplomate et expliquerait qu’il tienne tant à évoquer, pour le justifier, qu’une fiche lui était adressée et qu’elle n’a pas été retrouvée sur le visiteur, alors que, rappelons-le, elle était toujours rendue à celui qui l’avait remplie, après qu’il l’eut présentée (L’explication que donne le diplomate au fait qu’elle n’aurait pas été retrouvée sur Bonnier demeure invraisemblable, ce dernier n’ayant pu qu’être, pour finir, intégralement fouillé). Ordioni écrit : « [Bonnier] a demandé, pour justifier sa venue, à être reçu par un diplomate attaché au Délégué aux Affaires Etrangères, M. Geoffroy de la Tour du Pin, qui ne viendra pas ce matin-là à son bureau. » (Le secret de Darlan, p. 305) (« délégué » étant, ici, synonyme de secrétaire ou ministre ou commissaire) En masquant, semble-t-il d’un commun accord, l’identité du diplomate, et en entretenant la confusion entre la visite du matin et celle de l’après-midi, il est possible que La Tour du Pin et Paillat aient cherché à dédouaner Joxe du soupçon de complicité avec Bonnier, autrement dit du soupçon d’implication dans l’assassinat de l’amiral. D’un autre côté, il convient de se rappeler que le procès-verbal dans lequel Bonnier apporte des précisions sur ses demandes de visite mentionne une demande de visite à La Tour du Pin, pour l’après-midi. Mais nous avons vu que cette déclaration, contredite par d’autres sources, ne peut quasiment qu’être fausse. L’anonymat de l’auteur du témoignage recueilli par Paillat – au demeurant, journaliste d’investigation nullement porté à la complaisance envers les gaullistes – pourrait donc s’expliquer par l’intention de ne pas contredire cette pièce officielle, malgré le fait que Joxe – que des témoins, auxquels a manifestement eu affaire l’amiral Moreau, le soir-même du 24, au haut-commissariat, plus encore qu’en 1950, lorsqu’il s’agissait, tout au plus, de témoins de la procédure judiciaire, désignent comme le destinataire de la visite de l’après-midi – ne travaillait pas sous les ordres de Saint-Hardouin, mais sous celles de Rigault. On peut, d’ailleurs, penser que c’est par maladresse ou par scrupule ultime que Paillat a donné cette indication : « un civil qui travaillait sous les ordres de Saint-Hardouin », en introduction du témoignage de la personne ainsi désignée.
Pour en revenir à la protestation des Britanniques concernant la sortie des dollars de leur territoire, comme nous l’avons indiqué, il existe un deuxième indice qu’elle n’aurait été qu’un subterfuge (à moins qu’elle n’eût été le signe de dissensions entre, par exemple, l’Intelligence Service, et donc le Foreign Office, et le cabinet de Churchill) : un télégramme du SOE au major Keswick, agent de De Gaulle à la mission Massingham, envoyé le 14 décembre et annonçant que le général d’Astier arriverait à Alger dans une semaine et qu’il serait « pourvu de fonds suffisants pour financer le processus d’élimination », le télégramme ajoutant, par ailleurs, une précision qui semble aller à l’encontre de la thèse – elle aussi défendue par Geoffroy d’Astier – selon laquelle, avant la visite de son frère, Henri d’Astier n’était pas déjà au service de Londres, sans qu’il soit besoin, en l’occurrence, de distinguer, parmi les londoniens, entre gaullistes et britanniques : « L’élimination de Darlan pourrait avoir lieu dans n’importe quelle circonstance jugée propice par Henri d’Astier » (cf. Chantérac, ibid., p. 205) – implication précoce de ce dernier qu’attestait, plus encore, le télégramme de Keswick, daté de dix jours plus tôt, que nous avons déjà cité, et alors que le 7 décembre Keswick l’avait peut-être rencontré, au moment de rencontrer Capitant (cf. Verrier, p. 226).