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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (VIII)

Publié le 30 Juillet 2024, 07:20am

 

8 - Le comte y est-il ?

 

D’emblée, précisons que la question ne consiste pas à se demander si le comte se trouve à Alger ou ailleurs, à tel moment ou tel autre. Et notamment s’il loge chez Henri d’Astier, depuis deux jours, lorsque le général François d’Astier rend visite à son frère. Plusieurs témoignages similaires ou convergents indiquent, en effet, qu’il a logé, au 2 rue La Fayette, du 17 au 21, après avoir logé, du 10 au 13, chez un adjoint de Pose à la BNCI, Alphonse Jouvet, boulevard Saint-Saëns, puis, du 13 au 17, chez un autre adjoint de Pose, Gérard Prohom de Méreu, rue de l’amiral Coligny (période du 10 au 17 pendant laquelle il lui arrive souvent de prendre ses repas et de passer de longs moments chez les d’Astier, où il reçoit des visites), et avant de loger, du soir du 21 au soir du 24, à Sidi-Ferruch, dans une villa appartenant à l’un de ses partisans, Gérard Mory de Romeu, puis, de nouveau chez les Prohom. Dans ses Mémoires, il écrit : « Dès mon arrivée à Alger, le 10 décembre, je me rendis chez Henri d’Astier (…) Le soir même, je m’installais boulevard Saint-Saëns, chez M. Jouvet, administrateur de banque et ami de Pose. Ce n’est que plus tard que j’allais chez un autre ami de Pose, Gérard Prohom, rue de l’Amiral-de-Coligny » (p. 197-198) ; témoignage que confirmera son aide de camp Pierre de Bérard, en 1980, en déclarant que le prétendant est passé directement de l’appartement des Jouvet à celui des Prohom et n’a jamais logé chez les d’Astier, ni ailleurs. Le silence au sommet sur le séjour rue La Fayette s’explique très certainement par le refus, légitime, d’avoir à endosser ce qui y a été décidé ou avalisé, sans véritables mobiles monarchiques. Selon Pierre Ordioni et Mario Faivre, le comte a commencé par loger, dès le début de son séjour à Alger, chez le comte de Tocqueville, chemin Beaurepaire, adresse qu’avait aussi indiquée, à l’époque, Ludovic Tron, mais pour le 26 décembre, et qui pourrait avoir relevé d’une fausse rumeur destinée à brouiller les pistes, Tocqueville et Tron étant deux inspecteurs des Finances qui pourraient s’être facilement concertés, à moins que, étant haut-fonctionnaire, le premier n’ait pas voulu passer pour quelqu’un qui avait pris part à la violation de la loi imposant au comte l’exil, et ait donc demandé à Jouvet de lui servir de paravent. Faivre écrit : « Le comte de Paris loge d’abord chemin Beaurepaire chez le comte de Tocqueville ; puis changeant presque chaque jour de domicile chez différents monarchistes algérois ; enfin rue La Fayette (…) », témoignage qui, à supposer qu’il soit vrai, est assurément loin d’être exhaustif (cf. Tout commence à Alger, p. 475 et 495, Le chemin du palais d’été, p. 191, Nous avons tué Darlan, ch. III, Decaux, p. 65-66, 79 et 81-82, G. d’Astier, p. 115 et 211, Chantérac, p. 194, Réplique, p. 329, témoignage de Pierre de Bérard dans Royaliste n° 308 et Le Monde du 20 février 1980 ; déclaration autographe signée du commissaire Loffredo datée du 19 janvier 1980, reproduite par Chantérac, p. 275-276, selon laquelle, ayant commencé par loger chez les d'Astier, le comte est ensuite passé directement chez les Prohom, où il est sous-entendu être resté jusqu'à son départ pour le Maroc). Le comte est de retour chez les Prohom, le 25, à 1 heure du matin, selon Jacquet, qui, la veille, aux alentours de 18 heures, était venu lui apprendre la nouvelle de l’assassinat et le chercher pour le ramener à Alger, comme le relate le comte lui-même dans ses mémoires, cependant que, dans une interview parue dans Ici France en janvier 1947, il soutenait n'être parti pour Alger que le matin du 25, après avoir été averti de l’assassinat par « des amis », à 5 heures du matin. À noter que, lorsqu’on vient lui apprendre que Giraud a été élu au Conseil impérial, le soir du 26, il se trouve dans l’appartement de Jacquet, à l’hôtel Algeria, chemin du Télemly, appartement où « il se rend souvent », selon Faivre, et qui lui servait pour des audiences – hôtel où a aussi son appartement René Dhavernas, un adjoint de Pose au secrétariat à l’Economie. Enfin, selon Dupin de Saint Cyr, il se trouve chez M. de Lafargue, personnalité algéroise, lorsque lui-même, Dupin, y est envoyé par Giraud pour l’inviter à repartir au Maroc – le comte déclarant, d’ailleurs, en 1947 : « À partir du 31 décembre, on m’envoya délégué sur délégué pour me demander de quitter Alger. Je ne cédai ni aux injonctions ni aux menaces. » Selon Kammerer, une première demande lui a été faite « avec égards, le 27 » (p. 631), avant d’être ajournée, du fait de son mauvais état de santé avéré. Probablement ce Lafargue résidait-il à la villa de la Bouzareah, dans la banlieue d’Alger, lieu qui était gardé par un peloton de gardes mobiles, lorsque le juge Voituriez fut interdit par Giraud d’y rencontrer le prince (cf. infra) (cf. Dupin, p. 194-195, Chantérac, p. 254) (Pour d’autres adresses d’Alger où le comte n’aurait été que de passage pour des audiences ou des rendez-vous, voir Tout commence à Alger, p. 495 : liste établie à usage interne par la police dans le cadre de ses écoutes téléphoniques effectuées après l’attentat ; y sont indiquées les résidences de Jouvet et de Prohom comme lieux de séjours, la non-mention – hormis pour rendez-vous – de celle de d’Astier, le supérieur administratif des services de police et de sécurité, n’étant a priori pas étonnante.) Son départ d’Algérie eut lieu, le 10, selon sa déclaration de 1947 : « Ce n’est que le 10 janvier que je partis pour le Maroc », de même que selon Kammerer et selon la déclaration signée du commissaire Loffredo et corroborée par le témoignage de Mario Faivre, qui, en 1975, dans son récit, déclare avoir appris de l’inspecteur Mattéi, le 11 janvier, que le comte avait « discrètement regagné hier le Maroc » ; départ pour le Maroc effectué « aux alentours du 10 », selon le comte lui-même, dans ses mémoires, avant de sembler approuver, en renouant avec sa première déclaration, lors d’un entretien avec Philippe Delorme au début des années 1990, la date précise du 10 avancée par ce dernier ; le 16 janvier, selon Marc Jacquet, dans une note datée de 1943, à laquelle semble se fier Chantérac pour affirmer que ce fut « à la mi-janvier », cependant que, d’une part, il tient pour « peu fiable » le témoignage de l’aide du comte, Pierre de Bérard, et même pour fausse son affirmation selon laquelle le comte ne logea que chez les Jouvet et chez les Prohom : chez les premiers « les 10, 11 et 12 décembre », chez les seconds « du 13 décembre 1942 à la mi-janvier 1943 » (cf. L’assassinat de Darlan, p. 198-199, et Bérard, dans Le Monde du 20 février 1980) ; et cependant que, d’autre part, lui-même publie, en annexe, un article du Midi libre daté du 8 février 1980 qui indique la date du 12 janvier pour le retour au Maroc. La date du 16 janvier n’est pas sans pouvoir être corroborée par la lettre qu’écrit le comte, le 15 janvier, au général Giraud, dont le juge Voituriez, qui en était le vrai ou l’ultime destinataire, retrace l’historique : « Si le Comte s’estimait innocent de l’assassinat et des complots, il devait me l’écrire, et sa lettre resterait au dossier. Le lendemain matin [de l’audition de Jacquet, qui eut lieu le 15], Monsieur Jacquet me remettait la lettre aux armes de France dans laquelle le Prince exposait qu’on lui avait toujours laissé entendre que l’Amiral quitterait le pouvoir de lui-même, sous la pression des événements, et qu’il désavouait formellement ceux qui, se prétendant mandatés par lui, avaient préparé son accession au pouvoir par une action criminelle (…) Je fis lever la garde entourant la villa occupée par le Comte de Paris, et Giraud le fit reconduire à la frontière. » (L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 215) – lettre adressée nominalement à Giraud et qui fut transmise à Voituriez, et qui, selon Ordioni, a bien été écrite juste avant le retour du prince au Maroc (cf. Chantérac, p. 251, 254 et 256, Réplique, p. 381, Tout commence à Alger, p. 495 et 533, Sérigny, p. 153). La comtesse ne voit arriver son mari à Larache que le 22, au volant de leur voiture partie de Rabat, où il a atterri (cf. Meylan, p. 265) – Rabat où, selon Kammerer, dès son arrivée, il avait subi une opération d’un anthrax, conséquence d’une aiguille de seringue mal aseptisée, puis, une fois transportable, « fut mené en voiture (…) à Larache », où il arrive avec 40° de fièvre (cf. p. 632). En 1947, il déclarait : « Ce n’est que le 10 janvier que je partis pour le Maroc. J’y demeurai dix jours. De là je rejoignis ma femme et mes enfants à Larache. » Remarquons que, s’il gagne le Maroc, le 16, il le fait la veille du jour où s’y ouvre la Conférence d’Anfa. Aurait-il été mis de force dans l’avion par Giraud, qui, devant s’absenter d’Alger pour cette même Conférence, aurait craint d’être victime d’un putsch, en son absence… raison pour laquelle Henri d’Astier de la Vigerie et Cordier avaient été condamnés à rester sous les verrous, la veille ? D’un autre côté, n’oublions pas que, l’une des principales sources de cette date du 16, Jacquet, soi-disant monarchiste (ce qu’il n’est sans doute tout au plus qu’accessoirement), est essentiellement gaulliste, et qu’il peut donc s’ingénier à présenter le comte et d’Astier comme indéfectiblement liés et comme engagés dans une entreprise jusqu’au-boutiste, dans laquelle tout indice ou toute suspicion d’un complot gaulliste ayant visé la mort de Darlan ne peuvent que paraître sans fondement. Pourtant, il reste à prendre en compte l’avis de Xavier Walter, résultant de nombreuses audiences avec le comte : « Le Prince ne regagne pas le Maroc le 10 ; il est expulsé d’Algérie le 16, après avoir été placé en résidence surveillée, à La Bouzareah, par l’autorité judiciaire. » (p. 459). Pour abandonner la date du 16, il faudrait admettre que Voituriez a reconstitué une chronologie, dans le seul but de garantir, a posteriori, la logique de son instruction, étant, par ailleurs, peu vraisemblable qu’il n’aurait pas su que le comte était déjà parti. Quoi qu’il en soit, le 16, le comte n’est plus en Algérie, il est désormais au Maroc, dans un très mauvais état de santé physique et psychique (probablement victime d’une dépression, selon Meylan).

Lorsqu’il arrive de Londres, à Alger, le 19 décembre, le général François d’Astier de la Vigerie venait d’être nommé par De Gaulle commandant en chef adjoint des forces françaises combattantes (à Londres où, en l’absence de De Gaulle, il assurera, par délégation, à partir de juin, le commandement des troupes françaises en Grande-Bretagne). En débarquant, il apporte avec lui une somme d’argent, en coupures, d’un montant officiel de 38 000 dollars. Selon le journaliste et historien anglais Anthony Verrier, pour qui l’assassinat de Darlan a été commandité par les Britanniques, des documents prouvent que cet argent était destiné à « financer le processus d’élimination » de l’amiral (cf. infra). Par ailleurs, il convient de noter que, dans les semaines suivant l’assassinat, le 15 janvier, 50 000 autres dollars seront acheminés, depuis Londres, à destination d’Henri d’Astier, pour financer l’ouverture d’un nouveau journal et assurer les frais de propagande gaulliste – l’argent sera confisqué par le juge Voituriez, en charge de l’enquête sur l’assassinat, alors que son destinataire était en prison, et un agent de l’Intelligence Service, venu le récupérer, déclarera au juge que le capitaine Pompéi, l’aide de camp du général d’Astier, qui avait assuré le transport des fonds, avait reçu l’argent de l’Intelligence Service, par l’intermédiaire de De Gaulle (cf. Voituriez, L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 206) ; lequel avait déjà donné mission à un membre de son état-major particulier et agent du BCRA, Fred Scamaroni, alias capitaine Séveri, de partir pour Alger avec François d’Astier et Pompéi, le 16 décembre, afin de remettre, de ses propres mains, à Henri d’Astier les 38 000 dollars, dont au moins ceux qui allaient être « trouvés dans les poches de Bonnier venaient tout droit d’une banque anglaise », selon l’enquête qu’est censé avoir révélée le comte de Paris (Mémoires, p. 217), et dont la sortie du territoire britannique avait entraîné une vive protestation du gouvernement anglais, en la personne même de Churchill. Pressé par Roosevelt de lui apporter une explication (demande d’autant plus justifiée qu’il s’agissait de dollars étasuniens), le premier ministre avait répondu que « les dollars ont été tirés sur les fonds de la France libre à Londres sans que le gouvernement britannique ait rien eu à y voir », à la suite de quoi une poursuite en justice de l’émissaire gaulliste avait été envisagée (cf. Chantérac, L’assassinat de Darlan, p. 218-219 et 254-255, Réplique, p. 332-335, Sérigny, p. 168, et Geoffroy d’Astier, p. 133) – ce qui infirme plutôt la thèse défendue par Verrier (le gouvernement anglais ayant même pu chercher à punir De Gaulle et son émissaire d’avoir commandité et fait exécuter l’assassinat et d’avoir utilisé, à cet effet, une partie de l’argent), à moins d’un subterfuge des Britanniques, que peuvent, d’ailleurs, corroborer deux éléments. Un premier indice est le témoignage du colonel Cowgill du MI 6 (Intelligence Service), recueilli, en janvier 1943, par le colonel Paillole, le chef du contre-espionnage français, que l’invasion de la zone libre avait fait fuir de métropole et que Voituriez venait de charger de reprendre l’enquête – Paillole selon qui le juge Voituriez parlait d’une somme de 40 000 dollars (cf. infra) ; selon Cowgill, qui ne semble nullement avoir démenti ce dernier montant, et dont Paillole rapporte le propos, en style indirect, « une autorisation de sortie du territoire en avait été donnée au bénéfice du général François d’Astier de la Vigerie » (Paillole, ibid., p. 446-447) ; 40 000 dollars est le montant que, le 23 décembre, Jean-Bernard d’Astier déclare à Mario Faivre avoir été apporté de Londres par son oncle et remis à son père, qui devait ensuite le remettre à René Capitant, qu’il tenait pour celui « qui représente le gaullisme ici » – « ici », à savoir en Algérie et dans le reste de l’Afrique du Nord (cf. Faivre, ibid., III). Lors de son audition par le juge, le 12 janvier, l’avocat Jacques Brunel, l’adjoint d’Henri d’Astier à son ministère et auquel l’organigramme du projet de gouvernement du comte réservait la direction de la police, déclare avoir été témoin que « le général d’Astier a remis à M. Joxe un certain nombre de dollars que [Henri] d’Astier a emportés », Brunel qui ajoute énigmatiquement : « Quelqu’un a dit : ″avec ceux-là ça fera 38 000″ » (G. d’Astier, p. 154) (On peut penser que, ayant apporté de Londres 40 000 dollars, François d’Astier venait d’en détacher 5 000 pour le financement de l’assassinat, comme permettent de le soupçonner des témoignages que nous citons plus bas, dernière somme dont Henri aurait finalement choisi de ne destiner que les deux cinquièmes à cette fin, avant de rajouter les 3 000 restants aux 35 000). Au juge Voituriez, Henri d’Astier déclarait, deux jours plus tôt, le 10 janvier, que 38 000 dollars lui ont été remis par son frère (dans son ouvrage écrit à la fin des années 1970, le juge, reconstituant de mémoire l’interrogatoire – car ignorant où se trouvait le dossier de l’instruction du procès, qui était conservé aux archives de la justice militaire et a été rendu accessible en 2015 – rapportait la somme de 40 000 dollars, remis pour la propagande – cf. L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 39, 52 et 116) ; et, le 20 janvier, il déclarera qu’ils ont été remis au lieutenant L’Hostis, sans que l’on comprenne s’il veut dire qu’ils ont été remis directement à ce dernier par son frère ou si c’est lui, Henri, qui, les ayant reçus de ce dernier, les a ensuite remis au lieutenant – L’Hostis dont on a vu qu’il est en contact radio avec les services secrets britanniques à Londres, depuis 1941, lesquels, depuis cette date, lui ont même fait établir une tête de pont britannique, autour de lui : une équipe d’une dizaine d’agents, dont des policiers français, parmi lesquels le commissaire Achiary et les inspecteurs Loffredo et Schmit (dont on se rappellera qu’il était le chauffeur de Bonnier, le matin, et qu’il lui avait procuré, en bonne forme, une carte d’identité au nom de Morand), tous évoluant sur le territoire algérien. De son côté, le 25 janvier, Louis Joxe déclarera au juge : « Il me semble bien que c’est au cours de cet entretien [seul à seul avec le général, en marge du dîner à l’hôtel Aletti, qui réunissait les deux frères d’Astier, Pose, Brunel, Joxe et Paul-Louis Bret, le soir du 20] que le général m’a remis la somme de vingt-huit mille dollars – je crois bien que c’est cette somme (…) Cette somme je l’ai transmise à Henri d’Astier devant le général. » Peut-être tiendrait-on, ici, le montant exact du « certain nombre de dollars que [Henri] d’Astier a emportés », selon la déclaration de Brunel (qui, au passage, corrobore le témoignage de Joxe soutenant avoir finalement tout remis à Henri), faite au juge, treize jours plus tôt, montant exact qui, ajouté à un autre, dès lors facile à déterminer, aurait fait « 38 000 ». Les dix mille dollars complémentaires auraient pu être spontanément posés sur la table par Henri d’Astier ou par son adjoint, l’abbé Cordier, après que son frère les lui eut remis, la veille, lors de leur premier entretien. Et sans doute cette première somme remise par François d’Astier aurait-elle été de 12 000, desquels l’un des deux associés de la rue La Fayette aurait eu déjà soustrait les 2 000, qui devaient être remis à Bonnier. Pour finir, il aurait été finalement convenu, peut-être même décidé par le seul Joxe, que Henri d’Astier prenne la totalité des 38 000.

Par ailleurs, il est possible que, le 11 janvier, le général Bergeret, devenu adjoint du haut-commissaire Giraud, mente, par omission, lors d’un compte-rendu d’enquête destiné à montrer que « toute la lumière a été faite » (!), en déclarant au colonel Julius Holmes (de l’état-major d’Eisenhower et, pour l’occasion, représentant de Murphy, malade) que « le général d’Astier a remis à son frère 38 000 dollars qu’il avait apportés de Londres », tout comme l’avait déclaré, la veille, comme nous l’avons vu, Henri d’Astier lui-même au juge, Bergeret qui ajoute, plus étrangement encore, que l’assassin de Darlan, quant à lui, « a reçu la somme dérisoire de 10 000 francs » – soit environ 135 dollars – déclaration que semble avoir reprise Sérigny, selon qui « dans les poches du meurtrier, une centaine de dollars ont été retrouvés » (Echos d’Alger, p. 166). Cette dernière déclaration semble procéder de la reconstitution effectuée, à la demande de Bergeret lui-même, par le capitaine René Castaing, le chef du Service du renseignement du Corps franc, à partir notamment de témoignages émanant de jeunes membres du Corps déclarant avoir été démarchés pour abattre Darlan et avoir vu Bonnier l’être aussi : dans son cas, par plusieurs personnes en même temps et qui cherchaient à l’impressionner (Ils l’auraient « travaillé au corps », pour reprendre l’expression policière dont use Vergez-Chaignon) (Notons qu’il pourrait donc y avoir eu deux phases de recrutement de Bonnier : l’une par des inconnus, l’autre par d’Astier et Cordier, la seconde ayant pu compléter ou reprendre intégralement la première, à moins qu’il ne faille tenir compte de la confidence faite à Ordioni par le vice-amiral Cussac : « Je tiens d’un proche parent d’Henri d’Astier, que Bonnier de la Chapelle, après avoir dans un premier mouvement accepté d’assassiner Darlan, s’est, par la suite, récusé (pour des raisons que j’ignore). Il fallut un véritable forcing pour le faire agir, non seulement de la part d’Henri d’Astier, qui argua de ses fonctions pour lui garantir l’impunité, mais surtout d’une des filles d’Astier, dont le malheureux était amoureux et qui le menaça de ne jamais le revoir s’il se déshonorait par sa lâcheté. » – La fracture, p. 267-268. Autant de témoignages rares par leur contenu, Bonnier étant généralement présenté comme ayant été spontanément, depuis toujours et jusqu’au bout, malgré une cyclothymie relevée par certains, impatient de passer à l’action, mais qu’étaye ce qu’il a déclaré à Garidacci : « Monsieur d’Astier me recevait fort bien, parlait avec moi, et m’avait présenté à ses deux filles qui étaient très gentilles (…) bien agréables. » De son côté, Louise d’Astier à Voituriez : « Je connaissais très bien ce jeune homme qui venait de temps en temps prendre le thé avec mes filles ». Lorsqu’il parle de deux filles, Bonnier désigne probablement l’aînée et la benjamine des trois filles d’Astier, puisque la cadette était mariée depuis septembre, tout en étant, néanmoins, souvent présente au 2 rue La Fayette. L’aînée, Marie-Béatrice, n’avait que deux ans de moins que lui. Trois filles et leur mère que Mario Faivre découvrira en pleurs, lorsqu’il leur rendra visite, à leur domicile, une heure après l’exécution de Fernand. La fille dont Bonnier était tombé amoureux n’aurait pourtant pas été une d’Astier, mais une Royer prénommée Monique, qui « par un singulier hasard » comme le note Geoffroy d’Astier, logeait juste à l’étage au-dessus des d’Astier. Ajoutons que le « forcing » dont parle Cussac pourrait donc avoir été parachevé par l’abbé Cordier, dont il convient de ne pas perdre de vue qu’il était le subordonné et l’homme de main de d’Astier.) La déclaration de Bergeret concernant une somme dérisoire censée avoir été trouvée sur Bonnier est en contradiction avec le fait que 2 000 dollars avaient été retrouvés sur celui-ci, au moment de son arrestation, deux mille dollars que Bonnier avait montrés, auparavant, le matin-même, à son ami Pierre Raynaud (cf. infra, et G. d’Astier, ibid., p. 177, 236, 285, 292, 306 et 324, Vergez-Chaignon, p. 316-317, Alain Decaux, p. 106), de même qu’en contradiction avec le témoignage de Jean-Bernard d’Astier, selon lequel « le plan mis au point par Cordier » était que Bonnier soit « muni (…) de 2 000 dollars prélevés sur les 40 000 apportés par le général d’Astier » (Qui a tué Darlan ?, p. 32) : ce que ne contredisent ni le chef de cabinet de De Gaulle, Gaston Palewski, qui, de fait, reconnaît qu’ « on a trouvé dans les poches de Bonnier de La Chapelle quelques-uns des dollars remis au général d’Astier » (Mémoires d’action, p. 199), ni le lieutenant Jean L’Hostis, qui, dans une lettre à Coutau-Bégarie et Huan, reconnaît la présence sur Bonnier d’ « un reliquat de cette somme » qui avait été remise au général d’Astier (reliquat que ses correspondants tiennent pour 2 000 dollars pris sur 40 000 – chiffres sur lesquels le lieutenant est vraisemblablement censé leur répondre, sans jamais paraître les contester ni les démentir), mais L’Hostis qui, d’autre part, en attribue la seule responsabilité à Henri d’Astier, auquel, toujours selon lui, son frère avait remis une petite partie de la somme – la grande partie restante ayant été destinée à Capitant – parce que Henri « soutenait notoirement une action favorable à la Résistance » (cf. Coutau-Bégarie, ibid., p. 725-727). De son côté, Chantérac apporte une information qui détonne et dont il ne donne malheureusement pas la source (même si on devine qu’elle relève des entretiens qu’il eut avec l’intéressé) : « L’Hostis, membre du petit mouvement gaulliste, alla chercher 20 000 dollars chez Henri d’Astier pour les remettre à Capitant qui dirigeait le mouvement. Deux mille dollars seront retrouvés sur le meurtrier de Darlan. Quant aux 16 000 restants, nul ne sait ce qu’ils sont devenus. » (Répliques à l’amiral de Gaulle, p. 335). Or, souvenons-nous que Capitant n’assistait pas au dîner du 20, en marge duquel François d’Astier remit 20 000 dollars à Joxe, et souvenons-nous aussi que Henri d’Astier semblerait avoir récupéré, à l’issue de ce dîner, la totalité des 38 000 (auxquels s’ajoutaient les 2 000 qu’il avait déjà retenus). L’Hostis pouvait donc ensuite aller en chercher 20 000, au 2 rue La Fayette, pour les remettre à Capitant. De son côté, étrangement, Anthony Verrier, qui, rappelons-le, a travaillé sur des archives britanniques (mais dont on rappellera qu’il est avare de s’y référer, au fur et à mesure de son exposé, et d’en fournir des copies et même des citations textuelles), parle de 4 000 dollars remis à Bonnier après avoir été prélevés sur les fonds du général d’Astier, d’un montant de 38 000 dollars (cf. p. 231 et 243) : s’agit-il d’une coquille (voire d’une pseudo-coquille censée pouvoir signifier subtilement, par analogie, que 2 000 ont indûment glissé d’une somme à l’autre) ou s’agit-il d’une façon de sous-entendre qu’un complice – en amont (Cordier) ou en aval (Garidacci) – en aurait reçu la moitié ; peut-être même, en ayant reçu 4 000, Bonnier aurait-il décidé, de lui-même, en amont de son action, d’en laisser la moitié à quelqu’un, étranger ou non à l’affaire ? En 1949, Kammerer parle de 35 000 dollars apportés par le général d’Astier (p. 612) ; en 1972, Sérigny ne parle que de 5 000 dollars (Echos d’Alger, p. 166). La différence entre leurs témoignages peut faire penser que le second n’a eu vent que des dollars destinés à l’élimination de Darlan (autrement dit, destinés tout particulièrement à Henri d’Astier et/ou Louis Cordier et à Bonnier – nous ne sommes, en effet, pas loin du chiffre de 4 000 avancé par Verrier, ce qui laisserait penser que Bonnier a partagé la somme qui lui revenait, après qu’un intermédiaire ou complice en eut reçu 1 000), quand le premier n’a eu vent que de ceux destinés à la propagande et à l’organisation gaullistes (15 000 pour la première et 20 000 pour la seconde). Loin d’infirmer cette hypothèse, l’étayerait le témoignage de l’amiral Moreau (qui n’avait pas eu, à l’époque de l’enquête – ou des enquêtes – un accès direct aux éléments de leurs dossiers, mais qui notait les informations et les on-dit qui lui parvenaient, et qui, comme nous l’avons vu, affirme avoir consulté, après-guerre, « la plupart des documents » de la seconde enquête, la plus approfondie et la plus étendue), témoignage selon lequel, « une somme de 35 000 dollars, venant de Londres, a été trouvée chez les d’Astier » (Les derniers jours de Darlan, p. 282). On pourra se demander quand elle l’aurait été : la perquisition au 2 rue La Fayette, le 10 janvier, selon les comptes-rendus qu’en donnent le juge Voituriez et Geoffroy d’Astier (aux ch. VIII-IX et ch. X de leurs ouvrages respectifs), n’ayant pas donné lieu à la découverte d’argent, à moins que celle-ci n’eût été consignée ultérieurement et séparément du procès-verbal de perquisition, dans une note du tribunal datée du 1er février, intitulée Etat des sommes saisies comme pièces à conviction (dont on peut, cependant, penser qu’elle fait état des 26 000 dollars restants finalement confisqués par le juge d’instruction, selon le dossier d’enquête consulté par l’amiral Moreau, consultation qui lui a peut-être permis de donner une alternative aux 35 000 qu’il avait cru pouvoir affirmer jusque-là, et consultation dont a probablement aussi bénéficié, directement ou non, à la même époque, l’amiral Docteur, qui lui aussi parle d’un restant de 26 000 dollars confisqué par l’instruction, dans La grande énigme de la guerre – Darlan, amiral de la flotte, p. 251) ; à moins, encore, que cette découverte d’argent chez les d’Astier n’eut été visée par l’ordre du général Giraud de soustraire du dossier certaines pièces découvertes lors de la perquisition et de les détruire – dont certaines seront identifiées, un an plus tard, comme ayant été la lettre de Jacquet du 16 novembre, dont il existait des copies, l’organigramme du futur gouvernement gaulliste du comte et la une d’un journal annonçant sa prise de pouvoir et montrant sa photo et celles de ces deux adjoints, les généraux De Gaulle et Giraud : la découverte des dollars pourrait donc avoir eu lieu, le 30 décembre, lors de la traque et de l’arrestation des comploteurs ayant à leur tête d’Astier, lequel n’échappe à l’arrestation que par la volonté de Giraud, mais alors que ses bureaux de la rue Ampère, qui étaient le centre du complot, et peut-être même son domicile, ont très bien pu faire l’objet d’une visite policière, nonobstant l’absence de procès-verbal de perquisition pour cette période ; découverte, à cette date, qu’attesterait Claude Paillat, pour qui, dans les jours précédant l’ouverture de l’enquête du juge Voituriez, qui eut lieu le 10 janvier, « une perquisition chez d’Astier de La Vigerie a permis de trouver notamment une liasse de dollars. Les numéros de billets se suivaient. » (t. II, p. 172). En définitive, on admettra que Henri d’Astier pourrait avoir été, au moins de fait, le principal destinataire de l’argent apporté par son frère, argent qu’il lui serait revenu, ensuite, de distribuer ou d’affecter, les 35 000 (ou les 26 000 qui en seraient restés) ne l’ayant donc pas encore été, dans les jours suivants l’assassinat (Et s’il s’agit de 35 000 et non de 36 000, alors que 4 000 auraient été retenus pour Bonnier, ce pourrait être parce que Henri d’Astier ou Louis Cordier s’en serait accordé 1 000… cependant que, dans le cas de l’alternative, resteraient en suspens les 10 000 dont la soustraction donneraient 26 000…). Cette disparité des témoignages peut faire soupçonner combien l’information autour de l’arrivée des dollars à Alger a pu être l’objet de manipulations, notamment ultérieures.

À propos de la somme dont était porteur Bonnier, au moment de son arrestation, Geoffroy d’Astier rapporte le résultat des premières investigations menées par les commissaires Esquerré et Garidacci, dans l’enceinte du haut-commissariat, avant le transfert dans les locaux de la police : « on a trouvé sur lui de l’argent dont 2 000 dollars américains » – sans doute les 2 000 dollars dont Raynaud affirme que, en tout début de journée, Bonnier les lui montra, en les présentant comme prélevés sur l’argent apporté par le général d’Astier (cf. Decaux, p. 106) – le tout semblant correspondre à ce que Cordier lui avait remis, en fin de journée de la veille, au moment de lui confier la mission : « des francs marocains, de la monnaie espagnole et 2 000 dollars provenant des 38 000 dollars [selon Geoffroy] que mon grand-père a apportés à son frère Henri » (ibid., p. 177 et 181)… alors que, de son côté, Vergez-Chaignon s’est manifestement cantonnée à rapporter la valeur des seuls francs marocains et/ou du seul contenu du portefeuille, en mentionnant ce qu’a découvert l’un des officiers d’ordonnance de l’amiral, qui fut le premier à procéder, dans l’enceinte du haut-commissariat, à une fouille du tueur : « Dupin de Saint Cyr a trouvé sur lui deux portefeuilles (l’un contenant sept cent trente francs, soit un peu plus de deux cents euros) (…) Le deuxième portefeuille (…) s’avère être en fait un étui à cigarettes en cuir » (ibid., p. 202)… L’auteur, qui connaissait certainement les témoignages rapportant la présence de 2 000 dollars, n’en fait pas mention, ni même ne se demande si cette toute première fouille, effectuée par un non-professionnel, fut complète, ni s’il y avait de l’argent découvert qui restait à convertir en francs et/ou qui n’était pas dans le portefeuille… Du reste, que la fouille aurait été incomplète est corroboré par le témoignage d’un homme qu’il convient très probablement d’identifier comme étant Geoffroy de la Tour du Pin, un diplomate récemment arrivé de Madrid, qui, comme nous l’avons vu, discutait avec Louët et Saint-Hardouin, dans le bureau de ce dernier, au moment où les coups de feu retentirent. Selon Claude Paillat, qui, dans son ouvrage publié en 1967, rapporte, en exclusivité, ses confidences, et qui cache – probablement à sa demande – son identité, en se contentant de le désigner comme « un civil qui travaille sous les ordres de Saint-Hardouin », c’est La Tour du Pin (dont le nom ne figure nulle part dans l’ouvrage du journaliste, ce qui corrobore son anonymisation, à cet endroit précis) qui commanda à un garde (sans doute l’aspirant Albert Maury) qui s’acharnait à menacer, de sa mitraillette, Bonnier meurtri et plaqué au sol, de lui fouiller les poches. Ainsi s’exprime celui que nous identifions comme le diplomate : « Tandis qu'on continuait à maintenir l'inconnu par terre, on a fouillé dans la poche intérieure et le garde m'a tendu une carte d'identité : ″Morand, né en 1920 à Agen. Mais le garde n'a pas inventorié les autres poches, sans quoi on y aurait trouvé la fiche d'audience établie à mon nom de la part de cet homme que je n'avais jamais vu... » (p. 149) Rapporté au propos de Vergez-Chaignon, l’usage du « on » peut suggérer que ce n’est pas le garde qui fouilla – tout au moins, pas seul – mais qu’il laissa le capitaine de corvette Dupin de Saint Cyr, l’adjoint du contre-amiral Battet, s’en charger, avant de recueillir le produit de la fouille et de le présenter à La Tour du Pin. Dans ses mémoires destinées à ses petits-enfants, qui ont été publiées en 1982, Dupin écrit avoir lui aussi délégué la fouille – peut-être bien en transmettant ou intensifiant une instruction venue du diplomate : « je fis fouiller l’inconnu qui gisait inanimé, et trouvai sur lui une carte d’identité récente délivrée par la Direction de la Police d’Alger au nom d’un jeune Français né en Lozère, si je me souviens bien. » (Fragments, p. 190) En ne mentionnant que la carte d’identité (effectivement délivrée, en bonne forme, par l’inspecteur Marcel Schmit, subalterne d’Achiary et d’Henri d’Astier), qui était, en réalité, au nom de « André, Louis Morand, né dans le Gers » (cf. Chantérac et Vergez-Chaignon), peut-être juge-t-il aller à l’essentiel, tout en se trompant, au passage, sur le lieu de naissance, comme l’avait, d’ailleurs, déjà fait La Tour du Pin (qui parlait du Lot et Garonne). Il est aussi possible qu’il évite un sujet qu’il sait très délicat et sujet à la controverse, dans laquelle il ne tient pas à impliquer ses descendants. Quant à la fiche d’audience – dont ni le diplomate, dans son témoignage, ni, en complément, Paillat, ne précisent si elle avait été remplie pour une audience matinale ou d’après-midi, et alors qu’on est porté à penser qu’elle l’avait été pour le matin, puisque La Tour du Pin était présent l’après-midi, au contraire de ce qu’il devait être pour que fût justifié que Bonnier doive patienter, et puisque, d’autre part, selon Vergez-Chaignon, l’huissier n’avait pas jugé devoir demander de justificatif au visiteur, l’après-midi, pour la raison qu’il l’avait déjà rencontré, le matin, et que, cette fois, celui-ci venait de l’avertir oralement, peut-être même sans être sur le point de lui présenter une fiche remplie au poste de garde, que sa demande restait inchangée (quoique, rappelons-le, il s’agissait, aussi bien pour le matin que pour l’après-midi, selon les archives consultées par l’historienne, d’une demande d’audience à Joxe), elle permet, par recoupement avec le témoignage de Pierre Ordioni, publié en 1974 (de même qu’avec celui similaire et ultérieur de Geoffroy d’Astier, qui parle d’une demande de visite matinale à La Tour du Pin, et avec celui, auquel nous venons de faire allusion, de René Richard, disant avoir vu La Tour du Pin au bureau de Saint-Hardouin, un quart d’heure après l’assassinat – ce qui infirme qu’une fiche ait pu lui être destinée, à ce moment-là, dans la mesure où le visiteur ne devait pas quitter le couloir d’attente, au contraire de ce que risquait de lui faire faire celui qu’il aurait eu déclaré vouloir rencontrer), d’identifier son destinataire, et donc l’auteur du témoignage, comme étant La Tour du Pin. Encore faudrait-il être sûr qu’il y a bien eu une fiche, remplie par le visiteur à son arrivée, dont le destinataire était le diplomate, et non, comme nous l’avons vu, une convocation attestant un rendez-vous avec celui-ci, avec laquelle Bonnier se serait présenté à la grille ; dernière occurrence qui impliquerait gravement le diplomate et expliquerait qu’il tienne tant à évoquer, pour se justifier, qu’une fiche lui était adressée et qu’elle n’a pas été retrouvée sur le visiteur, alors que, rappelons-le, elle était toujours rendue à celui qui l’avait remplie, après qu’il l’eut présentée (L’explication que donne le diplomate au fait qu’elle n’aurait pas été retrouvée sur Bonnier demeure invraisemblable, ce dernier n’ayant pu qu’être, pour finir, intégralement fouillé). Ordioni écrit : « [Bonnier] a demandé, pour justifier sa venue, à être reçu par un diplomate attaché au Délégué aux Affaires Etrangères, M. Geoffroy de la Tour du Pin, qui ne viendra pas ce matin-là à son bureau. » (Le secret de Darlan, p. 305) (« délégué » étant, ici, synonyme de secrétaire ou ministre ou commissaire) En masquant, semble-t-il d’un commun accord, l’identité du diplomate, et en entretenant la confusion entre la visite du matin et celle de l’après-midi, il est possible que La Tour du Pin et Paillat aient cherché à dédouaner Joxe du soupçon de complicité avec Bonnier, autrement dit du soupçon d’implication dans l’assassinat de l’amiral. D’un autre côté, il convient de se rappeler que le procès-verbal dans lequel Bonnier apporte des précisions sur ses demandes de visite mentionne une demande de visite à La Tour du Pin, pour l’après-midi. Mais nous avons vu que cette déclaration, contredite par d’autres sources, ne peut quasiment qu’être fausse. L’anonymat de l’auteur du témoignage recueilli par Paillat – au demeurant, journaliste d’investigation nullement porté à la complaisance envers les gaullistes – pourrait donc s’expliquer par l’intention de ne pas contredire cette pièce officielle, malgré le fait que Joxe – que des témoins, auxquels a manifestement eu affaire l’amiral Moreau, le soir-même du 24, au haut-commissariat, plus encore qu’en 1950, lorsqu’il s’agissait, tout au plus, de témoins de la procédure judiciaire, désignent comme le destinataire de la visite de l’après-midi – ne travaillait pas sous les ordres de Saint-Hardouin, mais sous celles de Rigault. On peut, d’ailleurs, penser que c’est par maladresse ou par scrupule ultime que Paillat a donné cette indication : « un civil qui travaillait sous les ordres de Saint-Hardouin », en introduction du témoignage de la personne ainsi désignée.

Pour en revenir à la protestation des Britanniques concernant la sortie des dollars de leur territoire, comme nous l’avons indiqué, il existe un deuxième indice qu’elle n’aurait été qu’un subterfuge (à moins qu’elle n’eût été le signe de dissensions entre, par exemple, l’Intelligence Service, et donc le Foreign Office, et le cabinet de Churchill) : un télégramme du SOE au major Keswick, agent de De Gaulle à la mission Massingham, envoyé le 14 décembre et annonçant que le général d’Astier arriverait à Alger dans une semaine et qu’il serait « pourvu de fonds suffisants pour financer le processus d’élimination », le télégramme ajoutant, par ailleurs, une précision qui semble aller à l’encontre de la thèse – elle aussi défendue par Geoffroy d’Astier – selon laquelle, avant la visite de son frère, Henri d’Astier n’était pas déjà au service de Londres, sans qu’il soit besoin, en l’occurrence, de distinguer, parmi les londoniens, entre gaullistes et britanniques : « L’élimination de Darlan pourrait avoir lieu dans n’importe quelle circonstance jugée propice par Henri d’Astier » (cf. Chantérac, ibid., p. 205) – implication précoce de ce dernier qu’attestait, plus encore, le télégramme de Keswick, daté de dix jours plus tôt, que nous avons déjà cité, et alors que le 7 décembre Keswick l’avait peut-être rencontré, au moment de rencontrer Capitant (cf. Verrier, p. 226).

 

Le 10 janvier, Henri d’Astier déclare au juge Voituriez : « Mon frère m’a remis 38 000 dollars qui devraient être employés pour la réunion de l’Empire et l’apaisement des esprits pendant la bataille de Tunisie. » On note l’emploi du conditionnel « devraient » qui peut suggérer soit que l’usage ou le transfert des fonds n’était pas encore défini ou acquis, le 20 décembre, soit que l’argent n’a toujours pas été dépensé ou distribué, en janvier. Plus d’un observateur ont relevé le grand talent de manipulateur (essentiellement de meneur d’hommes) qui était celui d’Henri d’Astier, comme n’est pas pour l’infirmer cette déclaration, qui, au passage, attesterait une parfaite maîtrise de la grammaire. Mais, concernant le premier terme de l’alternative, peut-on admettre que l’argent, une fois parvenu dans ses mains (à savoir celles d’un membre du comité de direction gaulliste, créé à la même occasion), n’aurait pas eu terminé l’essentiel de son transfert ? Il resterait donc la question de son usage, que d’Astier chercherait à protéger du regard des enquêteurs, en protégeant du même regard, du même coup, l’intention des pourvoyeurs. Car, du reste, pour ce qui est du second terme de l’alternative, tout laisse penser (y compris le témoignage de l’amiral Moreau précité) que, en janvier, tout le monde est porté à considérer l’argent comme étant, au moins, prédistribué ou affecté. En définitive, le fin mot de l’histoire pourrait tenir dans une déclaration faite, le 12 janvier, au même juge, par son épouse, Louise d’Astier, déclaration, de prime abord, on ne peut plus anodine : « Mon mari m’a dit en effet que son frère lui avait remis 38 000 dollars, destinés peut-être à un journal, mais je ne puis être que très vague à ce sujet, mon mari ayant été très vague également. » Or, on se souvient que, si de l’argent fut envoyé pour financer l’ouverture d’un journal et, plus largement, la propagande gaulliste, il s’agissait assurément des 50 000 dollars, arrivés dans un deuxième temps, qui plus est trois jours après l’interrogatoire de Louise, et finalement confisqués par le juge. Pourquoi donc avancer l’hypothèse d’un financement de journal, dans un propos de soi-disant vague souvenir concernant le premier arrivage de 38 000 dollars – plus probablement, d’ailleurs, 40 000 – même s’il est vrai que, dans leurs déclarations respectives faites une quarantaine d’années plus tard, Palewski parle de cet arrivage comme étant destiné à « subventionner le journal et les activités du véritable représentant de De Gaulle à Alger [Capitant] » (ibid.), et que, pareillement, L’Hostis en parle comme « destiné à René Capitant pour son journal Combat » (ibid.), fonds dont, selon ces deux témoins, le retrait d’une petite partie pour Bonnier n’avait pas été dans le projet initial du pourvoyeur ? Que Henri d’Astier ait pu exprimer, devant sa femme, une destination hypothétique de l’argent est, bien sûr, étayé par sa propre déclaration non moins indécise au juge, le 10 janvier. D’un autre côté, pourquoi aurait-il été très vague à parler d’un financement de journal, si une telle annonce devait servir à couvrir la réception des premiers fonds, étant bien entendu que c’est sans doute à cette fin qu’il aurait fait l’annonce ? Pour ne pas mentir à sa femme ? Par crainte qu’elle ne colporte une fausse information, qui, en retour, ne pourrait que le trahir, le rendre suspect ? Enfin, étant donné les dates, il est impossible que Louise d’Astier confonde ce que son mari aura pu lui dire, au moment de l’arrivée des 50 000 dollars, avec ce qu’il aurait été censé avoir dû lui dire, au moment de l’arrivée des 38 000, qu’elle pallie inconsciemment l’absence de confidence de son mari sur ces derniers par ses confidences concernant les premiers. D’ailleurs, même si l’arrivée des 50 000 avait été antérieure à son interrogatoire – voire, même si Louise anticipait et antidatait leur réception, que lui aurait eu déjà annoncée son mari – la lecture attentive de sa déclaration empêcherait de faire de cette possibilité une hypothèse à laquelle souscrire pleinement : le « peut-être » semble inhérent au propos de son mari et semble donc ne pas s’appliquer à sa mémoire à elle… lecture attentive que ne sont pas sans corroborer les confidences qu’elle avait faites, sous le sceau du secret, en 1963, à Maître Jacques Isorni, et que celui-ci a révélées, dix-sept ans plus tard : « Elle m’indiqua (…) que le général d’Astier de la Vigerie, qui avait apporté de Londres des dollars pour les frais, transmit aussi l’ordre de de Gaulle », qui consistait à « ne tuer l’amiral que si celui-ci ne consentait pas à s’en aller », absence de consentement qui aurait pris la forme de l’échec de la rencontre entre le haut-commissaire et l’émissaire londonien, à la villa Arthur, le 20 décembre, dont nous parlerons (cf. Le Monde du 20 février 1980).

En définitive, s’il n’est vraiment pas sûr que le compte y soit, lorsqu’il est question de 38 000 dollars remis par le général d’Astier, il n’est guère plus sûr que le comte de Paris soit intentionnellement dans le coup du complot, à l’issue de la visite du général. Le 23 au soir, en présence de son fils Jean-Bernard qu’elle a déjà mis au courant, Louise d’Astier est censée avoir rapporté à Mario Faivre : « Alors que le comte de Paris nous avait paru jusqu’à présent un peu velléitaire et sans grande initiative, son attitude décidée et tranchante nous a tout de suite frappés. Il semblait transformé (…) Le prince nous a déclaré sans préambule : ″J’ai maintenant la certitude que Darlan est un traître. Son maintien au pouvoir empêche toute solution. Je vous donne l’ordre de l’éliminer sans délai. Tout doit être terminé pour le 24.″ » (cité par Mario Faivre, ibid., III) Témoignage que l’intéressée confirmera, tout en précisant la date de la déclaration du comte : le 21 au matin, dans un autographe signé et remis à Alain Decaux, en 1979, et alors que, comme nous avons commencé de le voir, elle s’était déjà confiée similairement, en 1963, à Maître Isorni, qui, à l’époque, n’en avait rien rapporté publiquement, afin de respecter son souhait que son fils soit protégé (cf. ibid.) ; et témoignage qui, selon Xavier Walter, montre que « l’épouse a cherché à exonérer son mari de l’assassinat de Darlan » (ibid., p. 469), et dont on conviendra, en effet, que le ton épique – dont on peut supposer qu’il était cher aux d’Astier et à d’autres de cette époque – et le contenu quasi thaumaturgique – le comte étant censé être alité, sous le coup du paludisme – ne sont pas pour renforcer sa crédibilité. Mais, deux jours plus tôt, le 21 au soir, Louise n’avait-elle pas déclaré à Faivre que le prince allait mieux, raison pour laquelle il avait pu quitter Alger pour aller se reposer à Sidi-Ferruch ?… départ pour la cité balnéaire que justifie, avec le même argument, le prince lui-même, dès son interview de janvier 1947, tout en le situant, dans ses mémoires, au lendemain du jour indiqué par Mme d’Astier, celle-ci ayant donc pu l’avoir anticipé pour signifier que le comte avait pu quitter Alger, avant le général d’Astier, dans la mesure où il aurait été le véritable donneur d’ordre – hypothèse cependant desservie par le témoignage de Faivre, qui, manifestement, n’a pas vu le comte, le soir du 22, chez les d’Astier ; une autre hypothèse étant alors que, parti le soir du 21, le comte ne soit arrivé à destination que dans les premières heures du 22 (comme il le fera, en sens inverse, deux jours plus tard, en étant parti, selon lui, aux alentours de 18 heures, pour arriver à destination, selon son chauffeur d’occasion Jacquet, sept heures plus tard – cf. Mémoires d’exil et de combats, p. 204, Chantérac, p. 238 – une si longue durée pour un trajet de seulement 17 kilomètres pouvant s’expliquer par des précautions prises ou encore par des escales pour rencontrer un tel ou un tel). Dans ses mémoires, il déclare : « le 22 décembre (…) je m’installai chez des amis à Sidi-Ferruch. De là, je comptais regagner le Maroc espagnol pour y rejoindre ma famille » (p. 204), comme il le redéclarera, une vingtaine d’années plus tard, devant Philippe Delorme : « le 22 décembre, je suis allé à Sidi-Ferruch en vue d’organiser mon retour au Maroc » (p. 161) (intention de regagner le Maroc depuis Sidi-Ferruch qu’il avait déjà affirmée en 1947), cependant que, à en croire Louise d’Astier, ce départ pour la station balnéaire aurait donc suivi, de quelques heures, son ordre d’éliminer le haut-commissaire… ordre dont, à l’en croire lui, il n’aurait eu strictement rien attendu, au moins à court terme… Somme toute, toute la question serait de savoir si l’ordre a été donné avec le tranchant que lui prête Madame d’Astier, ou, comme nous le verrons, avec lassitude, selon un témoignage de Chantérac : exaspéré par la clandestinité, par la promiscuité, par la promesse d’une voie légale pour accéder au pouvoir qui aboutit à devoir répondre à l’appel de détresse d’un séditieux ayant volontairement fui son pays et à l’égard duquel il n’éprouve que très peu d’affinité politique, enfin, exaspéré d’avoir à vivre le tout, malade, au point de finir « anéanti », lorsqu’il regagnera Larache (après avoir, néanmoins, subi de nouvelles déconvenues avec Rigault et Giraud, comme nous l’avons vu), il a peut-être dit « Il faut tuer Darlan »… sous-entendu comme d’autres avaient pu le dire avant lui et même devant lui… et l’avaient peut-être aussi sciemment conditionné à faire de même… Dans l’avant-propos du Dialogue sur la France, il écrira : « J’ai prolongé de quelques jours [vingt jours] ma présence à Alger, le temps nécessaire pour me défendre, car unanimement les uns et les autres m’ont désigné comme le bouc-émissaire et m’ont accusé d’avoir commandité l’assassinat de l’amiral Darlan sans avancer de preuve ni de mobile qui puissent étayer leurs assertions calomnieuses. » (p. 18) Sa défense pourrait s’être mélangée, confondue même, de façon nécessaire, et donc sans en pâtir sur le fond, avec la défense du projet légal qui avait été le sien, d’où l’insistance de ceux qui le désignaient dorénavant comme bouc-émissaire à le présenter comme un comploteur s’accrochant, jusqu’au bout, à son objectif d’acquérir le pouvoir, quoi qu’il pût en coûter, tout en manifestant, du même coup, que l’assassinat avait été commandité à son profit.

 

                           

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