Pour en revenir précisément à la ruse électorale du général, une suprême habileté de sa part pouvait consister à compter sur les royalistes, jusqu’y compris pendant le mois de campagne, puisque ce n’est que le 20 janvier 1966, lors d’un entretien privé, qu’il dissuadera expressément le comte de se préparer à accéder au pouvoir, décision qu’il lui confirmera, lors d’une nouvelle et ultime rencontre, le 6 octobre, après que le comte l’eut relancé sur leur proposition commune et réciproque. Au demeurant, notre hypothèse n’est aucunement gênée par ce que De Gaulle déclara à Alain Peyrefitte, en 1963 : « Ce qui compte en politique ce ne sont pas les souhaits, ce sont les réalités. Le comte de Paris n’a aucune chance, pas la moindre. On ne peut pas l’empêcher de songer à se présenter et on ne l’empêchera sans doute pas de le faire, car il le considère comme son devoir. Il me l’a dit plusieurs fois lui-même, il me le fait redire de temps à autre, il le fait dire à droite et à gauche. J’en prends acte, mais le fait que j’en prends acte ne lui donnera pas une chance de plus. » De cette déclaration, on retiendra qu’il y a une réalité politique consistant dans le fait que De Gaulle, qui pense que le comte n’a aucune chance d’accéder au pouvoir, lui laisse la voie libre ; qu’il souhaite ou non sa victoire n’y changeant rien et ne pouvant rien y changer.
En 1994, le comte aura ce jugement sur De Gaulle : « Déférent, oui. Sincère, jamais. Il m’avait fait des promesses… A-t-il fait semblant ? S’est-il accroché à un pouvoir qui l’installait dans l’histoire ? » (propos recueilli par Xavier Walter, Un roi pour la France, p. 827). En l’occurrence, il est sans doute permis d’être plus que dubitatif concernant la sincérité ou la loyauté de celui qui, le 11 mai 1943, avait déclaré à l’ambassadeur soviétique auprès des Alliés à Londres, Alexandre Bogomolov, à propos de Giraud, dans l’attente que les Soviétiques l’aident à s’en débarrasser : « En été dernier, il a été tenté de préparer la restauration de la monarchie en France, car il est lui-même un monarchiste convaincu. En parfait accord avec les partisans du comte de Paris, les cléricaux et certains conseillers américains, il a marché dans cette direction mais il a subi un échec. » (cité par H.-C. Giraud, ibid., p. 475) Or, comme nous l’avons vu, la participation de Giraud au complot des Cinq n’était pas à vocation monarchiste, l’option monarchiste ayant été postérieure – ou, à la rigueur, concurrente – à l’échec de Giraud à s’imposer comme chef politique… option monarchiste dont les deux seuls membres des Cinq à avoir eu pleinement le profil idéologique de la vouloir et de la défendre auprès des autres (nonobstant que, pour le second, la thèse d’une volonté et d’une défense effectives n’a été défendue que par le seul comte de Paris, thèse qu’a démentie Rigault lui-même, qui, d’ailleurs, après l’assassinat de l’amiral, chercha carrément à détourner du projet, au motif de sa préparation insuffisante, des réticences très probables de l’armée d’Afrique, du refus tout aussi probable du haut-commandement étasunien et du fait qu’il provoquerait la métropole à se dresser contre Alger – cf. Alain Decaux, Morts pour Vichy, p. 64-65, G. d’Astier, ibid., p. 195 et 197, P. de Bérard, Royaliste, n° 310) se trouvaient être aussi, pour l’un – Henri d’Astier – assurément un proche du gaullisme, et, pour l’autre – Jean Rigault – dans les faits, un personnage ayant, à plusieurs reprises, fait preuve de réels égards envers le gaullisme (cf. Chantérac, L’assassinat de Darlan, p. 105-106 et 211), et dont Kammerer relève, tout au plus, la probable hostilité à De Gaulle, en ajoutant que « ses idées politiques étaient sujettes à vaciller » (ibid., p. 21-22), cependant qu’il est certain qu’il fut un agent au service des Américains et ayant su les mettre à son service, quitte à avoir dû embrasser la cause de l’imprévu Darlan… La défiance de d’Astier à l’égard de Rigault se manifesta surtout dans les jours suivant l’assassinat de l’amiral, lorsque, pouvant chercher à se protéger des suites de sa trop grande proximité avec Darlan, dont il aurait craint que les putschistes de la fin décembre emmenés par d’Astier ne le punissent, s’ils arrivaient au pouvoir, Rigault aurait, selon ce dernier, commencé à livrer à Bergeret des noms de personnes à faire arrêter, avant d’acquiescer aux arrestations finalement effectuées (environ 300 personnes), parmi lesquelles celles, le 10 janvier, de ses adjoints aux Affaires intérieures, d’Astier lui-même et Garidacci (cf. G. d’Astier, ibid., p. 98 et 211-215, J.-B. d’Astier, Qui a tué Darlan ?, p. 41-43) ; suspicion, et même accusation, de d’Astier que Rigault a vigoureusement démentie, devant leur auteur, à l’époque, puis, plus tard, devant Chamine, dont, au demeurant, l’ouvrage regorge d’informations qu’il lui a fournies (cf. La querelle des généraux, p. 487-488) ; fausseté de l’accusation dont était également convaincu le vice-consul étasunien Kenneth Pendar, qui, à l’époque du débarquement, secondait Murphy, à Alger : selon lui, les arrestations furent « communément et faussement attribuées à Rigault, en tant que ministre de l’Intérieur » (Adventure in diplomacy, p. 127), Rigault qui, « en réalité, ne faisait pas des affaires pour Lesieur et Cie, mais ses seules activités étaient comme agent à notre service » (p. 85), un agent qui « fut inestimable pour nous » (id.) et qui « est resté totalement loyal à l’Amérique jusqu’à la fin » (p. 128) – témoignage qui peut constituer la meilleure divulgation du rôle de Rigault, en 1942 et 1943, d’autant plus que ce rôle aurait été, à l’évidence, en parfaite adéquation avec le fait que l’homme était, dès avant la guerre, l’adjoint de Lemaigre-Dubreuil. Toujours selon Pendar, « le meilleur ami de Rigault était d’Astier » (p. 127). Lorsque Paul-Louis Bret arrive au palais d’été, un peu moins d’une heure après l’assassinat de l’amiral, il monte directement au bureau de Rigault, et y trouve les deux hommes, dont il ne fait guère de doute qu’ils sont en train de s’entretenir de l’événement et des suites à lui donner (cf. Au feu des événements, p. 357) (Rigault venait d’être averti, chez lui, au téléphone, par Bergeret, de se rendre sur-le-champ au haut-commissariat ; quant à d’Astier, selon sa déclaration au juge du 10 janvier, il venait d’être averti, au téléphone, de faire la même chose, « vers 16 heures », alors qu’il se trouvait à son bureau de la rue Ampère, à un bon kilomètre du haut-commissariat. Tous deux diront avoir été en train de se préparer à assister à la messe de minuit, qui, en effet, avait été avancée à 17 heures, en raison du couvre-feu… Peut-être, en allant à l’église, auraient-ils pu croiser Joxe, errant dans le bas de la ville à la recherche de « pauvres jouets de circonstance », comme celui-ci l’a raconté, ou encore le commissaire Garidacci, qui s’était offert à guider un groupe de parisiens pour leurs achats de Noël. Selon René Richard, qui venait de déjeuner, chez lui, avec ce groupe d’amis, auquel s’était joint, au moment du café, le commissaire, c’est « à trois heures et quart », dans ce qui semble avoir été l’unique magasin prévu pour les achats du groupe de convives, que le commissaire fut averti, au téléphone, de rejoindre d’urgence ses collègues policiers, alors que, selon Ordioni, dont le récit peut sembler inexact, nonobstant qu’il indique une heure plus vraisemblable que celle étonnamment précoce que mentionne Richard, c’est « vers 4 heures », en sortant de son domicile pour faire ses achats de Noël, que Garidacci fut averti par un collègue, venu à sa rencontre, de se rendre d’urgence au bureau du directeur de la sûreté, Muscatelli… Richard indiquant qu’il n’a pas accompagné ses convives au magasin, il est donc possible que, à la sortie du déjeuner, Garidacci ait effectué un détour à son propre domicile, avec les parisiens, avant d’en ressortir et d’y rencontrer un collègue. Ayant finalement appris que la visite accompagnée du ou des magasins n’avait pas eu lieu ou n’avait qu’à peine commencé, Richard aurait cru pouvoir en déduire que le commissaire avait été appelé, très peu de temps après sa sortie du déjeuner ; ainsi les deux récits se complèteraient et se corrigeraient – cf. Tompkins, p. 187, Voituriez, p. 283, L’énigme d’Alger, p. 159-160, Tout commence à Alger, p. 515).
Le bureau du secrétaire aux Affaires politiques (incluant un sous-secrétariat à l’Intérieur et un sous-secrétariat à l’Information) était situé à l’étage du pavillon abritant le haut-commissariat, bâtiment où l’amiral lui avait imposé de s’installer, pour pouvoir bénéficier plus facilement de ses services ; le sous-secrétaire à l’Intérieur, d’Astier, avait son bureau, rue Ampère, quand celui à l’Information l’avait, comme son supérieur, à l’étage du haut-commissariat (haut-commissariat dont le déménagement dans les locaux du lycée Fromentin avait été approuvé, le 11 décembre, par Darlan, qui n’en aura finalement pas vu la réalisation, alors que Giraud lui-même ne l’aura pas vue entièrement, puisqu’ayant souhaité avoir son logement privé et ses bureaux de chef de gouvernement au palais d’été proprement dit). Commentant une visite vespérale de d’Astier au bureau de Rigault, aux alentours du 15 décembre (selon Geoffroy d’Astier, il s’agissait du soir du 16), Alain Decaux note que « les deux hommes s’apprécient mais ne se sont pas vus depuis quelque temps. Peut-être d’Astier reproche-t-il à Rigault de jouer trop à fond la carte Darlan »… À l’appui, le second des deux procès-verbaux des interrogatoires de Bonnier rapporte la déclaration suivante : « j’ai l’impression que M. d’Astier de La Vigerie ne vit pas en excellents termes avec M. Rigault dont l’action, auprès de l’Amiral, était gênante pour lui et ses amis »… action dont il est facile de présumer qu’elle aurait été principalement au service d’intérêts étasuniens, recoupant ceux de Darlan, et, incidemment, au détriment d’intérêts situés à Londres, notamment chez les gaullistes, dont les trois frères d’Astier formaient une sorte de sous-ensemble commun à Londres, la métropole et Alger (À ce propos, Anthony Verrier a constaté que François et Emmanuel figuraient sur la liste des destinataires de tous les messages envoyés par le SOE – cf. p. 211). Pour autant, Rigault avait accepté de servir, auprès de Darlan, à la demande expresse des autres membres du groupe des Cinq, en tête desquels d’Astier – Lemaigre-Dubreuil ayant eu initialement pensé à faire de lui un conseiller du gouvernement plutôt qu’un secrétaire, chose que Rigault rappelle, d’ailleurs, à celui auquel il rend visite, en ce soir de décembre – Henri d’Astier qui, en outre, n’était pas sans avoir pris sa défense, à la suite d’une mise en garde adressée à Van Hecke par le docteur Martin, l’ancien chef du renseignement de l’OSARN, lequel avait été la principale référence politique d’Henri, par le passé, avertissement que Van Hecke avait rapporté de Vichy, où il était en visite. Parlant de Rigault, Henri Martin avait déclaré : « Il a vendu tous ceux qui l’ont approché » – jugement venant, néanmoins, d’une personne que de nombreux témoignages (certains ayant pu être influencés par des détracteurs) disent avoir, certes, collecté une quantité impressionnante d’informations, mais avoir considérablement manqué d’esprit critique dans leur usage (cf. Chantérac, ibid., p. 73-74, Péan, p. 121-122). Toujours à propos de Rigault, Renée Pierre-Gosset, corroborant le jugement de Charles Maurras déjà cité, écrit : « le débarquement a servi sa politique personnelle. » (Expédients provisoires, p. 314). Et, lors d’une visite à George Gascoigne, le consul général britannique à Tanger, le comte de Paris, pas encore remis de sa déconvenue algéroise, toujours malade, « découragé, désorienté », selon les mots du consul (« Il a fallu six mois pour le remettre [d’aplomb] », selon la comtesse), déclare à son hôte que Rigault est « un homme très dangereux » (Les secrets des archives américaines, p. 235).
En matière de gaullo-monarchisme, tendance à l’égard de laquelle, à l’occasion, Rigault pourrait s’être montré accommodant, s’ajoutent à Henri d’Astier, d’une part, Jacques Tarbé de Saint-Hardouin – de tendance gaulliste et réputé royaliste (mais peut-être au sens où les Cinq l’ont tous été abusivement par certains, quoique le diplomate ait déclaré parfois qu’il accepterait une restauration monarchique, si elle était possible) – et, d’autre part, l’associé de premier ordre du groupe des Cinq, le gaullo-monarchiste Marc Jacquet, un résistant ayant fui, fin décembre 1941, la métropole pour Alger ; métropole où il appartenait au réseau de résistance du colonel Heurtaux (ultérieurement nommé réseau Hector), spécialisé dans la recherche de renseignement ; adjoint de ce dernier et œuvrant plus particulièrement dans la section normande du réseau qu’avait infiltré l’Intelligence Service, il avait pu échapper aux arrestations de la police allemande qui avaient frappé le réseau, en octobre et novembre, dont notamment celle du colonel. À Alger, Jacquet est devenu un associé des Cinq, un associé au rôle crucial dans le recrutement du comte, et dont, de son propre aveu, le monarchisme n’aurait été pourtant que l’effet des circonstances, autrement dit une sorte d’opportunité à saisir ou de nécessité à subir… tout comme, il est vrai, pourrait l’avoir été son gaullisme (nonobstant qu’il finira ministre du général De Gaulle puis patron de l’UDR, à l’Assemblée nationale puis au Sénat) : à l’issue de plusieurs conversations avec lui, au premier semestre 1942, Pierre Ordioni voyait en lui un « antigaulliste » et même un « antigaulliste viscéral », cependant que, sur la même période, Geoffroy d’Astier, en donne le portrait suivant : « Attiré par la personnalité du général de Gaulle, il se met à fréquenter le petit groupe de gaullistes animé par René Capitant » (Tout commence à Alger, p. 298, Le secret de Darlan, p. IX e XVI, et L’exécution de Darlan, p. 61)… À ce stade, ne manque pas d’être possible l’hypothèse suivante : après avoir été recruté par Londres au sein du réseau Hector, Marc Jacquet aurait été un agent envoyé en Afrique du Nord pour y obtenir du renseignement et, ultérieurement ou parallèlement, pour y passer à l’action, si l’occasion s’y présentait – d’où la nécessité de se faire passer, au moins dans un premier temps, pour un antigaulliste, au milieu d’un public très défavorable à De Gaulle et, donc, un public d’autant plus enclin à faire des confidences qu’il aurait en face de lui un antigaulliste déclaré. Devant le juge Voituriez, Pose raconte comment il l’a recruté à la tête des services économiques de la BNCIA, en avril 1942 : « Il m’a été présenté par d’excellents collègues professeurs comme moi des facultés de droit qui le présentaient comme un esprit brillant, intelligent et susceptible de me rendre les plus grands services. » Très vraisemblablement, René Capitant, muté, à sa propre demande, à Alger, en février 1941, ainsi que Paul-Emile Viard, tous deux cofondateurs de la Faculté de droit d’Alger et membres du comité gaulliste local, étaient-ils de ces collègues présentateurs…