7 - « Un conte pour militant » et un militant pour le comte
À la question que lui posera le juge Voituriez de savoir comment il pouvait concilier sa qualité de monarchiste et celle de propagandiste gaulliste, Henri d’Astier répondra : « Je n’y ai vu aucune difficulté. Le comte de Paris n’était mêlé à aucune intrigue politique. Il aurait eu facilement l’audience de la population. Grâce à cela, son adjoint, le général de Gaulle, aurait pu légitimement poursuivre sa propagande et répandre un esprit de lutte qui ne convenait pas au prince lui-même. » (cf. Chantérac, ibid., p. 218) Dans ce cas, on se demandera pourquoi, lors d’une discussion avec Alain Peyrefitte, au printemps 1963, De Gaulle s’en tient à évoquer la seule année 1940 comme occasion ratée par le comte : « Les services qu’a rendus le comte de Paris ne pèsent pas très lourd. Il aurait pu en rendre un très grand, il y a quelque vingt ans, je lui avais tendu la perche, il ne l’a pas saisie. En juin 40, il aurait pu dire comme son ancêtre le Balafré, ″Il ne faut jamais capituler″ (…) Mais le comte de Paris est resté au Maroc. » (rapporté par Peyrefitte, dans C’était de Gaulle, t. II, publié en 1997, cité par Vincent Meylan, Contre-enquête sur le comte et la comtesse de Paris, p. 353 – propos dont le journaliste Jean-Raymond Tournoux était censé avoir reçu du ministre une version proche et l’avoir citée dans La tragédie du Général, publié en 1967, version dans laquelle, à la différence de celle rapportée par le ministre – concentrée sur 1940, comme le montrerait encore mieux une citation intégrale – le reproche semblait s’étendre à toutes les années de la guerre : « Les services qu’a rendus le comte de Paris ne sont pas très lourds. Il aurait pu se faire une grande figure, il y a quelque vingt ans (…) Il aurait pu aller se battre à Bir-Hakeim. Que sais-je, moi ? Les occasions ne manquaient pas de se battre. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas pris figure. Il a eu tort de ne pas le faire. La chance de l’Histoire est passée. » – p. 483 ; citée par Ordioni, Tout commence à Alger, p. 487) Le duc de Guise avait, en effet, envoyé un message de soutien à De Gaulle, à Londres, en juin 1940, ce que son fils n’apprendra qu’une quarantaine d’années plus tard, par l’intermédiaire du général de Boissieu – retard qui, au passage, tend à prouver que De Gaulle n’était pas porté à faire la publicité de la tradition monarchique, ni, à plus forte raison, à s’appuyer sur elle, ni, à plus forte raison encore, à se mettre ou paraître se mettre à son service… S’il est vrai que le duc de Guise n’était qu’une figure marginale de la scène politique française – à double titre : du fait de son exil forcé et de sa réticence à s’immiscer dans les affaires intérieures de la France – à la différence de celle que, depuis le milieu des années 1930, s’évertuait à être son fils, il n’en avait pas moins lancer, de façon surprenante, au lendemain des émeutes du 6 février 1934 et de la démission du gouvernement Daladier, un vigoureux appel à se défaire de la république. Au demeurant, dans sa lettre à Darlan du 5 septembre 1941, dans laquelle il informe le vice-président du Conseil des démarches de Maxime de Roquemaure, un agent de l’Intelligence Service qui cherche à le recruter au service de Londres et des Français qui y sont exilés, et dans laquelle il sollicite l’aide publique pour être protégé de telles démarches (Roquemaure sera arrêté, quatre mois plus tard), le comte écrit : « Malheureusement pas mal de Français encore imprégnés de l’esprit du régime déchu, n’hésitent pas à chercher l’appui de l’étranger, tout en faisant appel à moi pour donner un aspect national à une entreprise de trahison » (Lettres et notes de l’amiral Darlan, p. 746). Une soixantaine d’années plus tard, Xavier Walter remarquera que, dans son ouvrage où il consigne « ses conversations avec de Gaulle, Alain Peyrefitte n’a pas un mot qui traduise la volonté du Général de restaurer la monarchie, au contraire. » (Un roi pour la France, p. 828-829)
Il faudrait donc comprendre que, en avalisant la décision d’abattre Darlan, voire en l’assumant et en l’endossant comme ayant été prise par lui, le comte n’a pas rendu un grand service à De Gaulle, qui n’avait pourtant eu de cesse de vouloir l’élimination – au moins politique – de l’obstacle que constituait, pour lui, l’amiral. Mais encore faudrait-il être certain que le comte ait bien avalisé, endossé et assumé ; ce que, comme le remarque Walter, aucune de ses déclarations faites jusqu’à sa mort n’est venu étayer pleinement. Trois semaines avant son décès, en 1999, il quitte, pour la dernière fois, son confident et biographe, en lui adressant cette formule tout aussi énigmatique que prometteuse : « Il faudra que nous revenions encore sur les événements d’Alger. » (ibid., p. 457) De son côté, De Gaulle évite-t-il d’évoquer une page honteuse, et même doublement honteuse, pour lui (la décision d’un assassinat que l’on fait accomplir et endosser par un autre), ou bien, ayant été outré par le fait que, une fois la page Darlan tournée, était apparue la page Giraud (dont on rappellera qu’il fera l’objet d’une tentative d’assassinat, en août 1944), préfère-t-il décidément renoncer à mentionner les pages en question ? Étant, au demeurant, bien entendu qu’une dernière hypothèse est possible : en se taisant sur 1942, le général reste soucieux de ménager diplomatiquement les Anglais, qui auraient donc été, eux aussi, commanditaires de l’assassinat, voire les seuls véritables commanditaires. Ayant été accueilli par eux, comme réfugié, il estimerait leur devoir cette marque minimale de déférence. Quoi qu’il en soit, un bon critère pour discerner ce qu’il pouvait en être de la relation entre De Gaulle et le comte en 1942, tient dans l’observation toute simple et toute objective que faisait ce dernier, quelques mois avant de mourir : « Nous ne nous connaissions pas, il était notoire que je n’étais pas gaulliste » ; observation qu’il double aussitôt d’une autre, tout aussi réaliste et sincère : « Comment sans aucune expérience de l’action clandestine (…) aurais-je été en mesure de conduire une conjuration ? Je n’ai jamais eu que dégoût pour la violence : ce n’était pas pour commander une exécution sommaire ! » (à Xavier Walter, Un roi pour la France, p. 464). Nullement gaulliste, il était plutôt porté à s’indigner, sur le sujet : « Qu’est-ce que c’est aussi que cette histoire de légitimité historique depuis 1940 ! Un conte pour militant ou une manœuvre d’autosuggestion… Elle a fait beaucoup de mal à l’unité française. » (ibid., p. 827) Position qu’il avait déjà explicitée dans ses Mémoires : « Je n’avais guère apprécié la sévérité excessive, voire la hargne dont [De Gaulle] avait fait preuve, au lendemain de la défaite, à l’égard du gouvernement de la France aux prises avec les exigences ennemies. » Et position qu’il confirme, devant Philippe Delorme, dans les années 1990 : « On ne devait pas condamner irrémédiablement et rejeter dans l’enfer tous ceux qui avaient œuvré pour une France qui avait à survivre dans le désastre (…) De Gaulle a manqué de souplesse à la Libération. Malgré tout, il aurait pu essayer de réparer les déchirures de la guerre. Au contraire, il a suscité une rancune irrémédiable entre deux France qui avait leurs mérites réciproques. Faire de cette division le fondement d’une légitimité me paraissait néfaste pour le pays. » (p. 131) Hargne d’autant plus excessive qu’il n’existe, de cette époque, guère de trace – pour ne pas dire aucune – de déclarations publiques du général visant directement les socialistes nationaux allemands. À Alger, son représentant, Capitant, supplie les Américains de ne pas fournir d’armes aux troupes françaises, pourtant en première ligne contre les forces de l’Axe, tant qu’elles seront commandées « par des généraux fascistes et vichystes ». À Dakar, le gouverneur Boisson, pourtant opposant pointilleux et efficace à toute présence allemande sur le territoire qu’il administre (l’Afrique de l’Ouest) est l’une des cibles prioritaires du chef du Comité national français. Au sein de ce comité, justement, lorsque, le 24 janvier 1941, y a été débattue la question de savoir s’il faudra appuyer la position du Maréchal, au cas où celui-ci reprendrait le combat contre les forces de l’Axe, De Gaulle s’est rangé à l’avis négatif de Georges Catroux, pour qui le gouvernement de Vichy devra préalablement abandonner sa politique intérieure (Précisons que, en janvier 1941, nous sommes trois mois avant l’ordonnance allemande de spoliation des Juifs sur le territoire français, et vingt-et-un mois avant la loi du 20 octobre 1942 permettant leur déportation). L’omission mémorielle de l’automne 1942 par De Gaulle pourrait-elle trouver sa raison dans la thèse défendue par George Melton (dont nous donnerons le détail) ? Selon cette thèse, l’émissaire François d’Astier avait dégagé, in extremis, son chef de toute implication dans le complot gaullo-monarchiste qui se mettait en place. Il avait annulé l’implication de De Gaulle… mais tout en incitant à l’élimination physique de Darlan… Or, ce dégagement – ou désengagement – ne pouvait évidemment pas empêcher que cette élimination eût lieu… sous la forme, alors quasi inévitable, du complot qu’avaient préparé les monarchistes (appuyés de quelques gaullistes locaux), ni qu’il eût lieu, tout aussi quasi inévitablement (la malhabileté ou le désintérêt de Giraud dans les affaires politiques aidant), au bénéfice final et exclusif de De Gaulle…
Au manque d’à-propos ou à l’amnésie du général devant Peyrefitte pourrait être reliée la promesse sans lendemain qu’il fit au comte, en ces mêmes années 1960, promesse, du reste, survenue au terme d’une longue période d’entretiens privés entre les deux hommes, commencée secrètement en juillet 1954 – à un moment où le général prépare son retour en politique ! – entretiens lors desquels le général avait manifesté une estime et une fascination croissantes pour la monarchie, qui ne pouvaient que flatter l’instinct et l’ambition du prince. Pour être exact, disons qu’il lui avait fait la promesse, dès 1949, quoiqu’indirectement, puisque par l’entremise du duc de Praslin, et, par ailleurs, avec l’hypothèque de n’être lui-même plus au pouvoir depuis deux ans – promesse qui avait incité le comte à entamer leur premier rapprochement, depuis l’affaire d’Alger. En octobre 1961, lors d’une rencontre entre les deux hommes, celui qui est alors Président de la République élu par la Chambre propose au prétendant d’être candidat, à sa place, en 1965, lors des premières élections présidentielles au suffrage universel direct (En 1949, il n’avait été question que de transmission du pouvoir, sans plus de précisions possibles). À cette occasion eut lieu l’échange suivant : « – Vous faîtes bien [de vouloir servir le pays]. Vous aurez donc trois ans à vous préparer. Je ne me représenterai pas à la fin de mon septennat. – C’est regrettable, mon Général, vous devriez continuer : la France a besoin de vous. » En décembre 1962, lors d’une nouvelle rencontre, De Gaulle demande au prince s’il est « décidé à aller jusqu’au bout »… et, prenant en compte sa crainte de l’opposition qui pourrait naître dans le monde politique, lui propose, en attendant, non pas d’être proconsul en Algérie, comme le lui soumettait le comte, dans une correspondance de mai 1959, mais d’être président de la Croix-Rouge française, ce qui lui permettrait de se faire mieux connaître à l’étranger et mieux connaître et apprécier des Français, mais le président de l’organisation humanitaire, André François-Poncet, sans être hostile par principe aux monarchistes, refusera de céder son siège. Le comte se montre, néanmoins, réceptif à la proposition principale – qu’il lui avait, d’ailleurs, lui-même, suggérée, lors d’un entretien, en juin 1960 – et De Gaulle lui conseille alors de se préparer, à cette fin, pendant les trois années qui restent. Mais, raconte le prince, dans ses Mémoires, « à quelques semaines de l’année décisive, alors qu’il restait moins d’un an avant l’ouverture de la campagne électorale, le général me confia, sous le sceau du secret, qu’il se représenterait. » (Mémoires, p. 297) Quant à l’annonce publique, qui vaut assurément confirmation pour le comte, elle a lieu, le 4 novembre 1965, « en toute dernière minute, à la limite extrême du délai de dépôt de candidature » (p. 302), lorsque le général déclare soudain, lors d’une allocution télévisée, qu’il se représente. Pourquoi est-il revenu sur sa promesse ? La raison en aurait été la pression de son entourage, qui craignait le passage de la gauche et qui avait pris conscience que le comte ne manifestait pas un talent politique suffisant (pression qui avait commencé dès 1962, à venir notamment de Marie-France Garaud, Pierre Juillet et Georges Pompidou). On s’est souvent interrogé sur la raison de l’annonce tardive de la candidature du général, juste un mois avant le premier tour, et aussi sur le fait que, dans les jours suivant cette annonce, il déclare qu’il ne fera pas campagne, ce à quoi il s’est ensuite effectivement tenu. Comme nous l’avons dit, l’annonce tardive fixe définitivement le comte sur son proche avenir, alors que, jusque-là, il pouvait toujours s’attendre à un nouveau revirement de son interlocuteur, cependant que la forme qu’aurait prise, fin 1964, la confidence faite « sous le sceau du secret » reste obscure, étant donné, notamment, que cette confidence n’eut certainement pas lieu lors d’une rencontre, les deux hommes ne s’étant pas revus entre décembre 1962 et janvier 1966, et étant donné, aussi, que la deuxième partie du Dialogue sur la France – ouvrage publié en 1994, dans lequel le comte a rassemblé sa correspondance et ses entretiens avec le général – partie concernant la période 1958-1965, n’apporte aucune preuve ni aucun indice d’une telle confidence, bien plus la notice d’introduction faisant le contraire : « Le général, même si ses relations avec le prince s’espacent, semble résolu à se retirer. Pourtant, après avoir entretenu le secret jusqu’au bout, il se décide, le 4 novembre, à se représenter. » (p. 74) (Il est, d’ailleurs, à noter que le biographe Walter ne la mentionne pas, ni n’en tient compte, comme si ses nombreux entretiens avec le prince, depuis la publication de ses mémoires, lui avaient permis d’en découvrir ou d’en deviner l’inexistence ou la trop grande incertitude. Cependant, on notera que cette confidence, ayant été censée devoir demeurer absolument secrète, aurait pu être un message subtil : ne vous targuez pas de mon soutien, pour avancer en politique dans l’année qui vient, mais, aussi, ne soupçonnez pas que je vous lâche, puisque je n’ai encore rien annoncé publiquement et que je vous ai mis, vous seul, dans la confidence. Dans la confidence, un proche comme Pompidou ne l’aurait pas vraiment été, qui déclare à Peyrefitte, le 19 décembre 1964 : « J’espère que le Général va se représenter. Il en a visiblement la force. Il en meurt d’envie. Mais, comme avec lui, on n’est jamais sûr de rien, il faut quand même se préparer à l’autre hypothèse. » – C’était de Gaulle, t. II, part. VI, ch. 7). Une explication – sans doute pertinente – censée répondre à la première question a été apportée par Georges Pompidou à Alain Peyrefitte : « Le Général tient les gens en leur laissant entendre, sans jamais préciser, qu’il compte sur eux pour l’avenir. ″Préparez-vous aux tâches qui vous attendent.″ Ça marche à tous les coups. C’est comme cela qu’il a fait du comte de Paris ce qu’il a voulu. Mais il ne se moque pas de lui pour autant. C’est sa philosophie de l’histoire : ″Il ne faut jamais insulter l’avenir″, etc. Pour lui le comte de Paris est une carte, parmi beaucoup d’autres, dans le jeu de la France. » (ibid., ch. 2) Pour autant, peut-on être sûr que « ne pas insulter l’avenir » ne puisse pas impliquer d’insulter le présent ? La tardiveté de candidature et la défection de campagne de De Gaulle ne peuvent-ils pas être des indices supplémentaires que, pendant trois ans – voire plus – De Gaulle n’avait fait que maintenir sciemment le comte dans l’illusion de sa candidature, afin de prévenir toutes intentions de divulgation, venant de lui ou de son entourage, concernant une vieille affaire, qui n’aurait sans doute pu que nuire à sa propre réélection ? (Remarquons que, pour tenir, cette hypothèse n’a pas besoin de reposer sur le fait que, en cette première moitié des années 1960, la mémoire et l’estime de Darlan seraient demeurées suffisamment vives dans une partie non négligeable de la population française. En effet, la figure d’un candidat qui aurait, par le passé, donné l’ordre de l’élimination physique d’un opposant ou d’un rival pouvait largement suffire à rebuter une partie de la population sans doute beaucoup plus grande que ne l’aurait été la première ? Après tout, à sa mort, Darlan n’était-il pas devenu, de fait, la figure française de proue du combat des Alliés ?)
À propos de l’entourage du comte, précisons que, en ce début des années 1960, un penseur et militant du royalisme dont l’importance n’a cessé de croître, par la suite, et qui cumule, dès cette époque, de nombreuses qualités, parmi lesquelles celles de philosophe et de journaliste, dont l’érudition, la liberté de jugement, la créativité, le goût de la polémique et la puissance éditoriale le font redouter de ses opposants et lui assurent un public jusque bien au-delà du milieu royaliste, s’est subitement détourné du général De Gaulle, après avoir soutenu son retour au pouvoir en 1958. Bien plus, il est devenu l’un de ses principaux opposants, au point d’être, entre 1961 et 1963, le journaliste le plus condamné pour « offense au chef de l’État », caractéristique qu’il cumule avec son exclusion de l’enseignement public et son interdiction d’enseigner, survenues en 1945… sur décision d’un certain René Capitant, alors ministre de l’éducation nationale, qui l’avait déjà eu dans son collimateur, en Afrique du Nord, pendant la guerre, mais aussi à l’instigation de René Maheu, ami de Sartre et Beauvoir… Un militant, philosophe et journaliste qui, en outre, comme nous venons de l’évoquer, se trouve avoir vécu, de près, les événements d’Afrique du Nord de 1942 et 1943, au point de pouvoir déclarer, en février 1980, dans un article de presse, avoir acquis « la conviction totale, et, par la conversation [avec le prince], la base d’une preuve » qu’il n’y eut chez ce dernier « [ni] l’intention, ni l’ordre, d’un meurtre », tout en déclarant, dans une interview, le même mois, qu’ « [Henri] d’Astier a voulu forcer la main du Prince, pour une opération personnelle d’une couleur qui n’était pas spécialement gaulliste, qui était ″Henri d’Astieriste″, généreuse dans son style. » (cf. Le Monde n° 10905 et Royaliste, n° 310) Il est à noter que l’expression qui dit « n’était pas spécialement » n’est pas antonymique de celle qui dirait « n’était pas purement » ou « n’était pas seulement ». Après avoir, à partir de 1947, progressivement changé d’avis sur le général, qui, chez lui, « au départ, était associé à une vision de guerre civile » (image négative du général dont on sait qu’elle fut aussi celle de Simone Weil et de Saint-Exupéry, morts respectivement en 1943 et 1944), il fait, en 1957, une première rencontre avec Edmond Michelet, qui l’informe des intentions du général et de ses rapports avec le comte, puis, après une nouvelle phase d’opposition impétueuse avec l’homme qui est devenu chef de l’Etat et qui mène une politique algérienne qu’il vit comme un drame, à la fois, personnel et national, Pierre Boutang en était venu à avoir « la conviction profonde que c’était la monarchie véritable que voulait de Gaulle et qu’il l’aurait faite s’il avait eu le choix » (ibid.). Ainsi se rapproche-t-il, de nouveau, de lui, en 1964, au moment de se fier à son nouvel accord avec le comte qui était censé devoir amener celui-ci à lui succéder. Ayant ainsi, de nouveau, rallié à lui un personnage (réintégré à l’université, en 1967) aussi considérable que Pierre Boutang, De Gaulle n’allait évidemment pas rompre le subterfuge qui avait permis ce ralliement et dont l’abandon pouvait certainement accroitre, de plus bel, la menace ; subterfuge que, pour autant, ne semblera avoir finalement jamais même soupçonné Boutang, qui déclarera n’avoir « même pas renoncé à une certaine espérance gaullienne dans des moments où ça semblait mort » (ibid.), sans doute dans le prolongement du fait qu’il n’avait jamais soupçonné – ou osé avouer soupçonner, voire avouer savoir (Comme nous l’avons vu, ne logeait-il pas chez Henri d’Astier dans la nuit du 23 au 24 décembre ?) – que le général était impliqué dans l’assassinat de l’amiral, réticence qui pourrait avoir résulté d’une sorte de connivence : « Darlan que je considérais vraiment comme néfaste » (ibid.).
Pendant trois ans – et même pendant cinq ou onze, voire seize ans (cf. supra) – se sachant, à la faveur du général, candidat imminent (ou possible, avant 1961, et notamment en 1949, lorsque De Gaulle, qui n’est plus au pouvoir depuis deux ans, projette d’y revenir), le comte ou son entourage ne pouvaient évidemment pas se permettre de faire des révélations sur l’assassinat de Darlan (entourage que le prince avait pu informer, depuis l’époque où il avait « agi seul, dans le plus grand secret », comme il l’a prétendu, en 1999, devant Xavier Walter – Un roi pour la France, p. 473 – cependant qu’il n’avait vraisemblablement pas pu vraiment s’imposer un tel secret, si l’on en croit, d’ailleurs, le témoignage, en 1980, de Pierre de Bérard, son aide de camp et son financier, employé de Pose, dont il dirigeait la section marocaine de la BNCIA : « le Prince, en arrivant à Alger, avait recommandé qu’on tienne l’Action Française soigneusement à l’écart pour éviter les manifestations qu’auraient pu provoquer certains de ses militants », recommandation qui implique que ses assistants les plus intimes et les plus fidèles, tels son secrétaire et conseiller Henri Billecocq et Bérard lui-même, l’avaient reçu – cf. Royaliste, n° 308 – témoignage de Bérard qui peut viser à atténuer celui de Richard et Sérigny, datant de 1947, qui, à propos de l’entreprise de hisser le comte au pouvoir, affirmaient : « Ces initiateurs ont écarté du comte de Paris tous les éléments locaux réputés monarchistes » – p. 185-186 – témoignage néanmoins fragilisé par le fait que, à l’époque, les deux journalistes ne semblent pas avoir été au courant que le comte logea, à Alger, dans plusieurs familles royalistes. Il est à noter, cependant, que la relation que fait Bérard de certains événements est contestée par plusieurs témoins importants, tels Faivre, le commissaire Loffredo – qu’Achiary avait chargé de surveiller le comte, dès son arrivée – et la famille Henri d’Astier : ainsi, selon Bérard, le comte n’a jamais logé chez les d’Astier, au 2 rue La Fayette, et son paludisme ne s’est déclenché que le soir du surlendemain de l’assassinat de Darlan, et non le surlendemain de son arrivée à Alger jusqu’à atteindre une crise aiguë, sept jours plus tard, le jour-même de son installation chez les d’Astier – cf. infra). Mais il y avait plus encore au bénéfice de De Gaulle : au cas où de telles révélations sur l’assassinat de Darlan ne seraient pas venues du comte et de son entourage, le général pouvait compter sur eux pour les démentir ardemment (Il pouvait compter notamment sur quelqu’un comme Boutang, dont le crédit pouvait être a priori renforcé par le fait qu’il avait été le chef de cabinet de Rigault, dans le gouvernement de Giraud – Rigault que, dans son article de 1980, le journaliste et philosophe tiendra pour « la tête pensante » d’un groupe ayant œuvré à éliminer le collaborationnisme aussi bien que le gaullisme, et à propos duquel, dans une interview accordée, la même année, à Gérard Leclerc pour le journal Royaliste, il déclare, en approuvant le mot de Charles Maurras : « C’est vrai, il a eu une sorte de génie politique même s’il n’a pas abouti finalement. Son idée est simple : il s’agit de faire marcher l’Amérique pour libérer l’A.F.N., Weygand n’étant pas possible, il invente Giraud » – invention ordinairement attribuée à Lemaigre-Dubreuil, mais dont on rappellera que Rigault était son principal associé et principal conseiller, son « éminence grise », selon le mot de Decaux – opinion, sans doute avertie, de Pierre Boutang, dont on remarquera qu’elle n’est pas nécessairement en porte-à-faux avec ce que déclare Xavier Walter : « Rigault, qui est monarchiste mais répugne à tout complot, n’a jamais trempé dans l’affaire qui conduira le comte de Paris à Alger » – ibid., p. 451 – déclaration que corrobore l’intéressé, lorsqu’il dément fermement avoir poussé au recrutement et à la candidature du comte, et soutient avoir mis sévèrement en garde contre les risques du projet – cf. infra – pourtant, d’un autre côté, il convient de tenir compte du fait que Rigault nie avoir rencontré le comte, dans l’appartement de Jacquet, le 22 décembre, au contraire de ce que le comte affirme, dans ses Mémoires, p. 202-203, ainsi que son aide de camp Bérard, dans son interview de 1980, rencontre lors de laquelle le comte, qui l’y avait convoqué, souhaitait lui demander de trouver un moyen de remédier au refus obstiné des Américains de permettre sa venue au pouvoir : selon le comte, Rigault, « courtois, mais ferme », déclara qu’il n’interviendrait pas auprès des Américains. S’il y a mensonge de Rigault, il vient corroborer la thèse défendue par Boutang, selon lequel deux et même trois complots se sont côtoyés, celui de Rigault promouvant Giraud et celui de Pose et d’Henri d’Astier promouvant le comte, le second se scindant, Pose ne souhaitant que l’élimination politique de Darlan, quand d’Astier souhaitait son élimination physique et « n’a jamais mis au courant » Rigault de ses intentions, ni, selon Bérard, Pose lui-même – ce que l’informateur d’Ordioni, le 22 décembre, a été, comme le dit ce dernier, « sans me préciser », cependant qu’il paraît bien peu vraisemblable que l’annonce de l’événement prochain par Jacquet dans un bureau de la BNCIA n’ait pas constitué une nouvelle parvenue au directeur de la banque – Le secret de Darlan, p. XXVIII – rétention d’information à l’égard de Rigault qui rend parfaitement compréhensible que celui-ci n’ait ensuite voulu paraître aucunement impliqué dans ce qui s’était tramé autour du comte ; ajoutons que, parallèlement à Rigault, le comte et Bérard ont sans doute, eux aussi, tout fait pour paraître le moins possible impliqués dans les agissements de d’Astier, Bérard affirmant ainsi que, après une réception chez les d’Astier, l’après-midi du 10, le comte a ensuite logé, jusqu’au 13, non loin de chez eux, chez Alphonse Jouvet, l’administrateur de la BNCIA d’Alger (et donc lui aussi collaborateur de Pose), puis, tout le reste du temps, chez Gérard Prohom de Méreu, un ami de Pose, alors que, selon plusieurs témoins dont nous avons déjà mentionné les principaux, le comte, en proie à une crise de paludisme, vient loger chez les d’Astier à partir du 17, deux jours avant d’y rencontrer le frère d’Henri, François ; lieu de résidence et de rencontre qu’esquive habilement le comte, dans ses mémoires, en se contentant d’écrire, p. 200 : « le 19 décembre une entrevue [avec François d’Astier] fut organisée par son frère Henri », et avant de ne s’avouer, p. 204, souffrant de paludisme qu’aux alentours du 22, pour autant, comme nous l’avons vu, à une date précédant de quatre jours celle que soutiendra encore Bérard, un an après la parution des mémoires… La distinction entre deux complots monarchistes, dont le second aurait sans doute dérivé du premier, jusqu’à finir par l’emporter sur lui, mais pour finalement échouer lamentablement – l’option criminelle de d’Astier ayant été, selon Boutang, la vraie raison de la non-accession du comte au pouvoir et donc de la non-restauration monarchique – fait apparaître la pertinence du constat dressé par Pierre Péan, s’exprimant à propos de Lemaigre-Dubreuil : « pendant toute cette période troublée, son fidèle Rigault a été de toutes les intrigues algéroises, notamment du complot monarchiste ″légal″, conçu par Pose, l’homme installé au haut-commissariat par Lemaigre-Dubreuil lui-même » – Le mystérieux Docteur Martin, p. 372 – Si le meurtre n’a pas pu être légal, même avec des guillemets, remarquons aussi que la formule « être de toutes les intrigues » est assez vague pour se prêter à des interprétations diverses dont certaines feraient de Rigault un simple témoin, et d’autres, un acteur n’œuvrant pas nécessairement ou pas systématiquement dans le sens de ses associés. Péan n’écrit-il pas, pour terminer son évocation du Groupe des Cinq et de l’automne algérois de 1942 : « Il subsiste encore aujourd’hui un épais mystère autour de cette affaire [de l’assassinat de Darlan] » ?).