6 - Gaullistes et monarchistes
L’opinion la plus répandue concernant l’assassinat du haut-commissaire place au cœur des événements un groupe de monarchistes. En aurait été le commanditaire, qui plus est l’unique commanditaire, Henri d’Orléans, comte de Paris, qui résidait au Maroc et était persuadé de parvenir au pouvoir pour y jouer un rôle fédérateur, si son tenant actuel en Afrique du Nord et successeur désigné du Maréchal Pétain en était écarté. À la suite de l’échec du complot des Cinq, dont Giraud devait être la figure de proue, des membres de l’entourage du comte, établis comme lui en Afrique du Nord depuis 1941 – notamment le banquier Alfred Pose et Henri d’Astier de la Vigerie – l’auraient incité à tenter sa chance, en remplacement du général défectueux, mais, dans un premier temps, sans qu’il fût question – du moins, ouvertement, c’est-à-dire aux yeux du comte lui-même – de tuer l’amiral. Ces royalistes auraient été d’autant moins réticents à décider et à exécuter l’assassinat, par la main d’un jeune homme, fraîchement converti au royalisme – au plus tôt depuis le 20 novembre – qu’ils tenaient Darlan « pour lié aux idéologies de la IIIème République et de la franc-maçonnerie », pour reprendre les mots par lesquels Pierre Boutang exprimait, en 1980, la façon dont il considérait l’amiral, de son vivant. Boutang et Henri d’Astier s’étaient connus, dans le milieu de l’Action française, avant la guerre, et se retrouvèrent à Alger, au tout début de l’hiver 1942. Jeune journaliste et professeur de lycée à Rabat, où l’avait envoyé, en octobre 1941, une autre de ses connaissances, Jean Rigault – dont il était, jusque-là, l’associé à la rédaction du journal Le Jour, à Clermont-Ferrand – dans la perspective de lui faire poursuivre l’action antigermanique en Afrique du Nord, et fréquentant, depuis son arrivée au Maroc, le milieu royaliste, comme il le faisait en métropole, Boutang avait finalement rejoint Alger, le 23 décembre, soit la veille de l’assassinat de l’amiral, pour une raison qui varie, selon les sources : selon son biographe Giocanti, il venait d’être convoqué par le résident général du Maroc, le général Noguès (sous-entendu être en train de séjourner à Alger, où il n’est pourtant officiellement arrivé que dans l’après-midi du 25), pour s’expliquer, à la demande des Américains, sur des propos tenus à Radio-Rabat, auxquels une mauvaise traduction (en anglais) avait fait dire, par contresens, que la France était envahie non par les Allemands mais par les Juifs. Puis, une fois à Alger, après s’être expliqué (on ne sait finalement trop devant qui) et avoir croisé Henri d’Astier, il a rencontré Rigault, qui lui a demandé de devenir son chef de cabinet, au secrétariat des Affaires politiques. Mais, en février 1980, dans un article publié dans Le Monde et dans un entretien avec Gérard Leclerc publié dans Royaliste, Boutang déclare, de façon plus vraisemblable, avoir gagné Alger, à la demande de Rigault, après s’être expliqué au Maroc sur sa déclaration radiophonique. À moins qu’il n’ait voulu dire que Noguès avait fait convoquer Boutang par Rigault, dont le secrétariat centralisait les affaires politiques en Afrique française, Giocanti semble avoir mésinterprété ce que Boutang écrivait dans le quotidien : « Le mercredi 23 décembre, j’arrivai à Alger venant, par avion, de Rabat. J’étais convoqué au palais d’Eté – après avoir été reçu par le général Noguès – pour m’y expliquer sur un article et une émission à Radio-Maroc, tenus pour inquiétants par certains milieux américains. J’ignorais que mon ″juge″ était précisément Jean Rigault, le secrétaire aux affaires politiques. » Il ne fait guère de doute que Boutang avait été reçu par Noguès, à Rabat. Des éléments sont, néanmoins, communs aux deux versions : le jour même de son arrivée à Alger, et avant même de rencontrer Rigault, il retrouve d’Astier, dans les couloirs du haut-commissariat, et les deux hommes engagent aussitôt la conversation. Dans « l’entretien chaleureux et franc » qui s’ensuit, constatant sa grande détermination à contrer Darlan et devinant son intention meurtrière, Boutang lui déconseille fortement de recourir à l’assassinat politique, qu’il juge indigne d’une saine et authentique action capétienne, tout en l’avertissant que le comte n’acceptera jamais une telle action sortant du champ de la légalité, ce à quoi d’Astier lui répond : « Oh, ça ne fait rien. On lui forcera la main. » (l’article du Monde donne la variante : « Oh lui ! Ça ne fait rien, on lui forcera la main », qui pourrait bien avoir été la réplique authentique, censurée par le journal royaliste ou par Boutang lui-même, à destination de ce dernier) Boutang rencontre ensuite Rigault qui l’invite à dîner avec lui et avec d’Astier, au restaurant Le Paris. Lors du dîner, Rigault lui fait sa proposition de devenir son chef de cabinet, ce que Boutang accepte, après avoir, néanmoins, obtenu de lui l’autorisation de retourner à Rabat, pour passer les fêtes de Noël. Ensuite, des confidences qu’il a faites tardivement (vraisemblablement au début des années 1990) et dont Giocanti s’est fait l’écho, indiquent qu’il passe la nuit chez d’Astier, dans la chambre qu’il arrivait à Bonnier d’occuper (cf. p. 111), Bonnier qui, de son côté, à ce moment-là, rappelons-le, passe très probablement sa dernière lui de liberté, dans son studio de la rue Michelet, où, le matin, sur le coup de 8 heures, il reçoit son ami Raynaud. Dans son article de 1980, Boutang déclare avoir peu dormi et être reparti pour Rabat, dès les premières heures du jour ; Rabat où il apprend ensuite la nouvelle de l’assassinat. Son départ, que l’on pourra juger précipité, fait inévitablement soupçonner qu’il venait d’être informé de ce qui allait arriver au haut-commissariat, dans les heures suivantes, ou qu’il venait de le soupçonner, ou encore qu’il venait de recevoir le conseil avisé, si ce n’est la consigne, de s’éloigner d’Alger. D’un autre côté, on pourra aussi s’interroger sur la raison pour laquelle il est venu à Alger : les Américains – qui étaient allés jusqu’à faire procéder à son arrestation et à son interrogatoire, à Rabat, et qui l’avaient placé dans un de leurs avions à destination d’Alger – l’y ont-ils fait venir, au moyen d’un prétexte, vrai ou faux, à des fins d’espionnage de la résidence des d’Astier et/ou de dissuasion d’une mauvaise action qui risquait de s’y préparer ? Pour les y aider, Rigault offrait l’avantage d’être leur fidèle collaborateur et d’avoir eu Boutang pour collaborateur. Le voyage de Rabat à Alger n’avait certainement pas pour but une simple explication de texte (article paru dans La voix de la France, à Casablanca, ou script d’émission radiophonique, à Rabat) ? Par ailleurs, Noguès, qui n’était pas encore chargé d’assurer l’intérim du haut-commissariat pour la simple raison que la fonction était toujours, en ces heures, occupée par Darlan, avait ses services à Rabat, qui s’étaient très certainement occupés de recevoir les explications exigées par les Américains. Quant à Rigault, Boutang deviendra, une fois Giraud élu haut-commissaire, son chef de cabinet (sans doute le 28 décembre, date où il est de retour et porte le titre, selon Ordioni), et probablement en avait-il déjà accepté le principe, dès le soir du 23, comme il le raconte. Et, s’il a certes pu souhaiter retourner passer Noël avec les siens, n’a-t-il pas pu aussi fuir son échec de tempérer d’Astier ? Enfin – chose dont nous verrons l’importance pour l’avenir – n’a-t-il pas appris, de source sûre, chez les d’Astier, que l’ordre de l’élimination physique du haut-commissaire venait d’être apporté, les jours précédents, par François d’Astier et qu’il venait de De Gaulle (nonobstant qu’il affirme, dans son article du Monde : « Je ne crois pas que de Gaulle ait pensé un instant à l’assassinat. ») ? S’il était bien missionné par les Américains, et dans l’hypothèse où il aurait fini par leur apporter, à temps (que ce soit à Alger, avant son départ pour Rabat, ou à Rabat même, dès son arrivée), le renseignement obtenu, d’une façon ou d’une autre, chez d’Astier, le fait que les Américains n’auraient ensuite pas empêché l’assassinat pourrait tenir au fait que, comme nous aurons l’occasion de le redire, il existait dans les milieux du renseignement étasunien, à la différence de ceux de l’exécutif et de l’armée, un fort courant dominant très hostile à l’amiral, auquel aurait donc facilement pu appartenir le contact ou l’agent traitant de Boutang (cf. Chantérac, p. 213, Réplique à l’amiral, p. 317, L’exécution de Darlan, p. 177, Tout commence à Alger, p. 493, Royaliste, n° 310, Giocanti, p. 109-111).
L’exil belge du comte de Paris s’était terminé, en avril 1940, en une mission diplomatique en Belgique et en Italie que lui avait confiée le gouvernement français. Sur le chemin du retour vers la Belgique, il s’était arrêté, au début de mai, à Paris, où il avait finalement décidé de rester séjourner clandestinement, en bravant la loi de 1886 lui interdisant de résider sur le territoire français. Après un engagement de trois semaines dans la Légion étrangère, que lui avait autorisé, à la fin du mois, Paul Reynaud et qui avait pris fin avec la démobilisation, puis un séjour de deux mois dans la région de Marseille, le comte, qui s’était, de nouveau, retrouvé placé, du fait de sa démobilisation, sous le régime de la loi de 1886, et qui venait d’apprendre, par télégrammes de sa mère, que son père était mourant et enfin qu’il était mort, dans la demeure familiale de Larache, au Maroc espagnol, s’y était rendu, le 26 août 1940, lendemain du décès de son père, pour, finalement, s’y installer. À l’automne 1942, ont lieu, autour de lui, d’abord à Oued Akreuch, à une dizaine de kilomètres de Rabat, où, l’année précédente, il avait acquis une résidence (comme le lui autorisait le régime du protectorat), puis à Alger, où il séjourne clandestinement, depuis le 10 décembre, des manœuvres d’individus hostiles à Darlan – en tête desquels Alfred Pose et Marc Jacquet, le second nommé par le premier directeur des services économiques de la BNCIA, en avril 1942 – dont certains sont certes royalistes mais cherchent aussi à se rapprocher de De Gaulle, à moins qu’ils ne soient déjà secrètement associés à lui, en acte et/ou en intention, tels Henri d’Astier, que Claude Paillat décrit comme étant, dès avant le débarquement, quoique « à certains moments », du « clan gaulliste », clan minoritaire dans la conjuration des Cinq (cf. L’échiquier d’Alger, II, p. 22), quand d’autres, en rapport indirect ou seulement occasionnel avec lui, sont ouvertement et exclusivement gaullistes (non sans pouvoir s’accommoder d’un recours temporaire au comte ou à Giraud), tels René Capitant et Louis Joxe (dont l’engagement algérois est, à l’origine, au moins par pragmatisme, comme nous l’avons vu, mêlé de giraudisme), quand d’autres encore sont, à l’occasion, au gré des circonstances ou de leurs interlocuteurs, soit ouvertement gaullistes soit ouvertement monarchistes, tels Marc Jacquet, qui, dans sa lettre à Henri d’Astier du 16 novembre, avoue n’être « pas un monarchiste de tradition », ni même – bien qu’il ne fasse que le suggérer – véritablement de conviction, mais plutôt d’occasion ou de raison.
Arnaud de Chantérac déduit d’un ensemble d’indices, dont nous ferons état, que d’Astier « correspondait avec la France libre par le canal du SOE » (ibid., p. 193-194) ; et, dans un article paru, le 7 novembre 1943, dans Combat-Alger, René Capitant déclare, à propos du même, que « à la rentrée de 1942 (…) [il] affirmait secrètement son attachement au général de Gaulle et prenait l’engagement de faire abstraction de ses sentiments monarchistes jusqu’au lendemain de la Libération » (Le témoignage d’un anonyme, publié en 1946, atteste que, à l’automne 1942, Capitant était convaincu de l’engagement gaulliste d’Henri d’Astier – cf. La bataille d’Alger pour la République, p. 25-26, cité par Chantérac, L’assassinat de Darlan, p. 206 – anonyme qui, par ailleurs, rapporte le propos tenu par René Moatti devant François d’Astier, juste avant le retour de celui-ci à Londres : « Les gaullistes se séparent en deux tendances : l’une, menée par le professeur René Capitant (…) L’autre (…) dirigée par Henri d’Astier de la Vigerie (…) »). On pourrait certes soupçonner Capitant et sa mouvance – à laquelle appartient manifestement l’anonyme en question – de chercher à rebattre les cartes, après les événements, au bénéfice d’Henri d’Astier, qu’il s’agirait de récompenser pour les services rendus, en le présentant sous un jour favorable, du point de vue du gaullisme victorieux, si ce n’était pas que des indices empêchent d’aller pleinement en ce sens, parmi lesquels celui-ci : aux alentours du 25 octobre, Henri d’Astier avait mis au point un stratagème pour se rendre incognito à Londres, afin d’y informer De Gaulle des activités du mouvement de résistance nord-africain et du projet de débarquement, mission projetée à laquelle l’un des responsables du réseau de résistance oranais et agent de l’Intelligence Service, le père Gabriel Théry – réseau auquel d’Astier et Cordier appartenaient – mit son veto, au prétexte notamment qu’elle était prématurée et que, selon les mots mêmes de Théry, « elle constituait une erreur de principe. On voulait recourir à De Gaulle pour obtenir de lui satisfaction contre les Américains et les Anglais. » (cf. Chantérac, ibid., p. 105-107, et G. d’Astier, ibid., p. 49). Le 23 décembre – soit la veille de l’assassinat de l’amiral – en fin de matinée, Mario Faivre est témoin d’un échange entre Henri d’Astier et Jacques Brunel, avocat associé au groupe des Cinq, qui peut éclairer et résumer, au mieux, la nature véritable du lien entre le premier et De Gaulle. D’Astier, qui semble bien informé du comportement de De Gaulle (entre autres, sans doute, parce que son frère, qui a quitté Alger, la veille, vient de l’en informer), déclare : « Même si je me rends à ses raisons parce qu’il est impossible de ne pas le faire, je ne désire pas la présence de de Gaulle ici pour le moment. De Gaulle à Alger ne pensera qu’à lui, n’écoutera personne. J’espère qu’il respectera plus facilement l’accord [avec les Algériens – notamment les giraudistes et les monarchistes] si le problème a été préalablement résolu. Il ne doit donc venir que plus tard, pour s’intégrer à ce que nous aurons fait et alors qu’il n’aura plus la possibilité de s’imposer comme omnipotent. » Ce que Jacques Brunel commente aussitôt, avec justesse, en faisant ressortir – et en semblant témoigner, au passage, lui aussi, d’une bonne connaissance de la personnalité de De Gaulle – combien une telle position ne peut qu’être au bénéfice du général : « Résolu sans lui, et en grande partie pour lui... que peut-il demander de mieux ? » (Nous avons tué Darlan, III) Si le témoignage de Mario Faivre devait être corroboré, il le serait assurément par ce qu’Eisenhower télégraphiait, à propos d’Henri d’Astier, le 13 décembre – cinq jours avant la signature de l’ordre de mission du général d’Astier – à l’amiral Stark, commandant les forces navales étasuniennes en Europe : « Il s’est tout d’abord mis en relation avec son frère [François], suggérant une rencontre, mais lui, ainsi que d’autres, n’étaient pas d’accord pour qu’une délégation du Comité national français vienne en ce moment. Si le général d’Astier venait seul pour une simple rencontre, pour parler avec son frère et d’autres personnes, cela pourrait être accepté. » Parmi les « autres personnes » évoquées par Eisenhower, certaines sont assurément étrangères au milieu gaulliste – en premier lieu desquelles, le général Giraud – quand d’autres, telles Capitant, Louis Joxe et Marc Jacquet, en constituent l’essentiel, qui gravitent autour des Cinq et, du même coup, autour d’Henri d’Astier, qui reste l’élément décisif de l’action pro-gaulliste en Afrique du Nord. Joxe et René Capitant s’étaient associés au groupe, dans les semaines précédant le débarquement, comme nous le verrons, et le premier figurera dans l’organigramme du gouvernement présidé par le comte de Paris, secondé par De Gaulle, et dont les trois quarts des membres sont gaullistes ! (liste rapportée par Jacquet, qui ne s’y inclut pas, alors que Voituriez l’y ajoute, et qui semble avoir fait l’objet de tractations jusqu’à l’échec du complot – cf. Chantérac, ibid., p. 196-197, Voituriez, p. 111 – le juge Voituriez n’en cite que six des treize répertoriés, auxquels s’ajoute leur chef, le comte : « général de Gaulle (…) Henri d’Astier de la Vigerie (…) général Giraud (…) Alfred Pose (…) Marc Jacquet (…) Jacques Brunel » – ce dernier, ami de d’Astier mais aucunement monarchiste – ce qui permet à Louis Joxe de commenter ainsi la liste : « Telle qu’il la publie, j’y trouve surtout les monarchistes et leurs amis » – Victoires sur la nuit, p. 71 – mais telle qu’il aurait, sans doute, pu, lui-même, la compléter, elle serait apparue très minoritairement monarchiste : général Catroux, Lemaigre-Dubreuil, Louis Joxe, amiral Auboyneau, Paul-Emile Viard, André Philip et « pour les Colonies, un gaulliste à désigner » – on remarque l’absence de Capitant), gouvernement qu’avait prévu d’installer le complot dit-monarchiste (voire, comme préfère l’appeler Xavier Walter, mais sans que cela soit beaucoup plus satisfaisant, « complot de monarchistes » – Un roi pour la France, p. 470), complot dont la mise à l’écart de Darlan devait être la pièce maîtresse. Quant à Jacquet, employé d’Alfred Pose à la banque BNCIA et chef de son cabinet dans le gouvernement de Darlan, il était, lui aussi, comme nous l’avons vu, déjà associé aux Cinq avant le débarquement. Après l’échec de Giraud, il aide son patron à les convaincre de remplacer ce dernier par le comte, à la tête du projet de gouvernement, dont l’organigramme contenait son nom et celui de Pose.
Pour un Africain du Nord, le rapprochement avec De Gaulle est rendu a priori très difficile par le fait qu’il n’y a quasiment pas de gaullistes dans cette région, à cette époque. Selon l’amiral Moreau, « les gaullistes ne représentaient en Afrique du Nord qu’une faible fraction de la population française, qu’on a, plus tard, évaluée à 10 % au plus, en comptant les communistes. » (p. 260 – cf. Docteur, p. 194) Selon Roger Martin du Gard, « c’est à peine si [l’Algérie] comptait 5 % de gaullistes, encore ceux-ci étaient-ils des métropolitains qui avaient fui (…) » (La chronique de Vichy, p. 226) Parmi les gaullistes plus ou moins en vue, figurent Capitant, Joxe, le doyen d’université Paul-Emile Viard, le médecin algérois Henri Aboulker et son fils José, le sous-préfet Charles Luizet, le colonel de gendarmerie à la retraite Paul Tubert, l’industriel Roger Carcassonne, et le commissaire André Achiary. Le rapprochement est, en outre, rendu difficile par le fait qu’il n’existe aucun moyen de communication radio, tout au moins cryptée, avec Londres, hormis l’appareil radiotélégraphique que des agents venus d’Angleterre, sous la direction du Français Puesh-Sanson, un engagé dans la RAF, dont De Gaulle fera un compagnon de la libération – tous gaullistes, selon Paillat – ont remis, au tout début de 1941, à un ingénieur lieutenant de réserve, Jean L’Hostis. Après l’armistice, ce dernier avait quitté la région d’Angoulême, où il commandait une compagnie radio, et avait gagné la Tunisie, puis, après un échec de transfert à Londres, fin août 1940, Alger. Ayant fait, dès les semaines suivant son arrivée en Algérie, la connaissance d’Achiary, l’ingénieur lui permettra, à partir de l’automne 1941, de satisfaire son envie d’entrer en contact avec De Gaulle (L’Hostis est alors secondé, à Constantine, par Mohammed Oudina, qui avait été sous ses ordres, dans le sud tunisien, et dont la radio avait été acheminée, pendant l’été 1941, par l’entremise du bureau consulaire étasunien d’Alger, en complément de celle reçue par le lieutenant, en début d’année). Depuis l’automne 1941, date à laquelle débutent enfin ses transmissions et celles de son auxiliaire, vers Londres, Gibraltar et Tanger (un minuscule défaut de fabrication des deux appareils ayant été très difficile à localiser et à réparer), L’Hostis, de même qu’Oudina, est exclusivement au contact et au service du renseignement britannique – ce qu’il est, à son insu, selon les sources de Paillat, et selon celle, de première main et de premier ordre, de Chantérac, à qui l’ingénieur a confié que l’Intelligence Service n’aura finalement transmis aucun des messages qu’il avait destiné aux gaullistes, témoignage du lieutenant auquel on est, du reste, censé croire, alors qu’il peut très bien ne faire que chercher à couvrir une implication gaulliste dans l’assassinat de l’amiral, comme peuvent l’attester au moins deux éléments : premièrement, le fait que, dans le récit de sa participation à la résistance qu’il a rédigé en 1988, ne se trouve aucune mention d’un escamotage britannique, tout au plus y affirme-t-il avoir commencé à émettre, à l’automne 1941, en ignorant qu’il le faisait à la demande d’agents anglais dont il avait reçu la visite, au début du printemps, croyant qu’ils étaient français et gaullistes (cependant qu’il conserve un doute quant à savoir si l’homme qui s’est présenté à lui, sous le nom de Thublier d’Argenson, pour lui donner, dans un français parfait, les consignes de codage de ses émissions, était français ou non) ; deuxièmement, le fait que, dans son ouvrage Victoires sur la nuit, Louis Joxe affirmera, à son propos : « Il conversait avec Londres et, au-delà, croyait chaque fois toucher Carlton Gardens et le général de Gaulle. Il n’en était pas toujours ainsi (…) L’Hostis a perdu le contact, reçoit mal, ne reçoit plus. » (p. 34 et 49 – cf. Paillat, L’échiquier d’Alger, t. I, p. 112-115, Chantérac, ibid., p. 34, G. d’Astier, ibid., p. 47-49, et Jean L’Hostis, Ma participation à la Résistance en Algérie, 1940-1942). Le silence sur le débarquement qu’avaient exigé des Britanniques les Étasuniens peut, à la rigueur, venir à l’appui de l’intégralité du témoignage de Chantérac et du récit de Paillat, au cas où il n’aurait été d’aucune utilité que les Britanniques trient des messages qui eussent tous fait état, d’une façon ou d’une autre, du débarquement (cf. Ordioni, Tout commence à Alger, p. 456).
De ce manque de moyens de communication pâtissent, selon Geoffroy d’Astier de La Vigerie, outre Joxe et Capitant, son grand-oncle Henri, dont deux frères sont pourtant, à Londres et en métropole, des composantes essentielles du dispositif gaulliste, alors que, de son côté, depuis le 17 novembre – date de la fin de la formation du gouvernement de Darlan, commencée le 14 – il est secrétaire aux Affaires intérieures de ce gouvernement, poste qu’il a accepté d’occuper pour pouvoir mieux surveiller et entraver l’action du haut-commissaire, comme l’atteste, parlant de lui, un télégramme du major David Keswick, un dirigeant pro-gaulliste de la mission Massingham (SOE), très lié à lui et très présent à Alger, adressé au général Gubbins, le 4 décembre : « Bien qu’il fasse parti du gouvernement de Darlan, il s’oppose à lui autant qu’il le peut, et désire son élimination et une entente entre Giraud et de Gaulle » ; alors que, concernant son appartenance au groupe des Cinq, René Capitant note que, « tout en se déclarant secrètement gaulliste, [il] estimait préférable de mettre son pavillon sous le boisseau et de conserver à l’association dont il était un des chefs, cette neutralité apparente, qui se révéla, plus tard, servir de couverture à des visées politiques très précises » (réf. infra) – visées que l’on soupçonne tout aussi bien pouvoir être sous-entendues monarchistes, que pouvoir être hypocritement passées sous silence, car gaullistes. Le 14 novembre, Capitant déclarait à Achiary : « Je crois que l’on peut compter sur [Henri] d’Astier, il m’a encore déclaré hier qu’il n’y avait qu’une solution acceptable, la venue à Alger du général de Gaulle. » (La bataille d’Alger pour la République, p. 26) Autant de considérations qui laissent l’impression d’un Henri d’Astier agent secret du gaullisme. Sa mission accomplie, l’agent pourra la révéler, à demi-mot – de même qu’il avait pu paraître le faire, devant Capitant, alors qu’elle était en cours – dans un rapport sur son action en Afrique du Nord en 1941 et 1942, qu’il rédige à l’automne 1943 : « Tous mes groupes avaient, comme moi, la conviction qu’immédiatement après le débarquement, le pouvoir appartiendrait au général de Gaulle et au Comité national. » (cité par Vergez-Chaignon, Une juvénile fureur, p. 362), formule qui en dit sans doute plus que ce qu’elle peut, de prime abord, laisser paraître, l’expression tous mes groupes ne pouvant qu’être à expliciter (nonobstant que nous n’avons pas lu le rapport entier). Y transparaît la multitude de réseaux au croisement desquels était réputé se trouver d’Astier, autrement dit le rôle central et déterminant de celui-ci, de même que l’étendue de son action et de son influence : en tête, se détachent, bien sûr, le groupe des Cinq, le réseau Orion (qui, au premier semestre 1942, avait étendu sa zone de recherche de renseignement militaire à l’Afrique du Nord), le réseau de résistance oranais de Tostain et Théry, divers groupes potentiellement rattachés au SOE, le Corps franc d’Afrique… Dans sa description de ce qu’était la situation algérienne, pendant les gouvernements de Darlan et de Giraud, insérée dans son Mémoire en défense, rédigé en 1944, le général Bergeret note : « d’Astier dispose, sinon du Corps Franc d’Afrique, du moins de certains Groupes Francs, où il est populaire et désigné familièrement sous l’appellation d’oncle ″Charlie″ » (Sérigny, p. 300). Enfin, ajoutons un certain comité gaulliste, qui pourrait avoir été plus ancien que la date officielle de sa création, comme nous n’allons pas tarder à le voir. Le vice-consul étasunien à Oran, Ridgway Knight, écrit : « [Henri] d’Astier devint la figure la plus forte dans le mouvement entier de la résistance de toute l’Afrique du Nord. Aujourd’hui, quarante ans après les événements (…) tout le réseau de la résistance algérienne est connu sous le nom de ″Réseau Henri d’Astier″ » ; témoignage que n’est pas pour infirmer le comportement du secrétaire aux Affaires intérieures, Jean Rigault, à l’égard de son subordonné, tel que le rapporte Geoffroy d’Astier, citant, au passage, Van Hecke : « Rigault fait établir (…) une surveillance téléphonique particulière au domicile d’Henri : ″Un schéma a été établi par le commandant Chaulet où il y avait comme centre d’Astier, comme trois points d’appui Capitant, L’Hostis et Aboulker, d’où partait en éventail une vingtaine de communications téléphoniques à divers individus, le tout relié par des flèches et présenté de telle façon qu’à première vue, pour une personne non initiée ce tableau devait être interprété comme représentant des communications téléphoniques partant ou aboutissant chez d’Astier.″ » (cf. Chantérac, ibid., p. 42, G. d’Astier, ibid., p. 145) En 1989, toujours à propos d’Henri d’Astier, Coutau-Bégarie et Huan notent : « Les écoutes téléphoniques le montrent au centre d’un réseau dont, près de cinquante ans après, on n’a pas réussi à identifier toute la trame. » (Darlan, p. 728)
Joxe, Capitant et Henri d’Astier seront les trois premiers membres d’un comité directeur de propagande gaulliste créé par le général François d’Astier, lors de sa visite à Alger du 19 au 22 décembre (cf. G. d’Astier, ibid., p. 168)… comité que le général pourrait n’avoir fait qu’officialiser ou confirmer, tout en le complétant et/ou l’épurant, voire en le réorganisant ou le refinalisant, comme peuvent l’indiquer au moins trois sources : premièrement, la déposition d’Henri d’Astier du 10 janvier, rapportée de mémoire par le juge Voituriez, déposition selon laquelle le comité existait avant la visite de son frère, Alfred Pose en étant alors membre, Joxe n’étant pas mentionné, lui-même s’y ajoutant désormais, à la demande de son frère (présence de Pose et omission de Joxe que l’on retrouve dans la déposition du commissaire Achiary du 9 janvier, mais selon laquelle le comité a bien été créé, lors de la visite du général, comité qu’elle sous-entend clairement être de propagande et sans paraître exclure qu’il aurait été directeur – à savoir, précisément, directeur de la propagande) (cf. Voituriez, L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 94, 116 et 279-280) ; deuxièmement, les termes dans lesquels Louis Joxe rapporte la création du comité : « [Le frère d’Henri d’Astier] prit la décision suivante : ″Le général de Gaulle reconnaît, pour ses représentants à Alger, MM. Henri d’Astier, René Capitant et Louis Joxe.″ » (Victoires sur la nuit, p. 65), formule qui est censée citer le général d’Astier lui-même, mais qui ne correspond pas vraiment à sa déclaration officielle, que nous citons, plus bas, et où le choix du verbe « reconnaître » peut trahir la préexistence du comité dont il aurait simplement fallu changer et/ou valider la composition ; troisièmement, nonobstant qu’il s’agisse d’un témoignage indirect et tardif, le récit de Geoffroy d’Astier, qui reconnaît l’existence, avant le débarquement, d’un petit comité gaulliste, dont Capitant et Joxe étaient membres, mais dont il ne précise pas s’il était de propagande, quoique Capitant était bien connu pour avoir un penchant et une activité en la matière (ainsi, une fois Giraud devenu haut-commissaire, il fera courir la rumeur que son évasion de la forteresse de Königsberg était une fausse évasion organisée avec les Allemands, la question de savoir s’il aurait pu avoir bénéficié de la complicité d’officiers allemands antinazi préparant la sortie de la guerre n’étant manifestement pas, du point de vue gaulliste, à prendre en compte), et bien connu pour diriger l’édition d’Afrique du Nord du journal Combat (« feuille semi-secrète », comme la nomme Kammerer – ibid., p. 607, et supra), précisément destinée à la propagande, comme lui-même le reconnaîtra, dans l’édition du 7 novembre 1943 de Combat-Alger (qui avait succédé à Combat). Dans cette édition, il ajoutait qu’il souhaitait, à la fin de l’été 1942, « doubler ce réseau de propagande d’un réseau d’action », en se fédérant avec les conjurés du 8 novembre (dont le noyau était le groupe des Cinq) (cf. ibid., p. 46 et 61) (souhait qui aboutira, la veille du débarquement, à la création du « Groupe Combat », une cinquantaine d’hommes dirigés par le colonel Tubert). Dès la fin de la guerre, un témoin anonyme, qui se présente comme ayant assisté à de nombreux événements d’Alger, rapporte que, au moment où « le général d’Astier (…) décide (…) que l’autorité sera exercée par un comité de trois : ″René Capitant, Henri d’Astier de la Vigerie, Louis Joxe″, [il] insiste : ″Aucune décision intéressant l’avenir du gaullisme, en Algérie, ne peut être prise individuellement. Cela dépend du comité des trois.″ » (La bataille d’Alger pour la République, p. 55) De son côté, le diplomate et chercheur Albert Kammerer, qui, dans les trois années de l’immédiat après-guerre, a mené une grande enquête sur les événements en Afrique française des deux premières années de la guerre, en ayant eu accès à de nombreux documents et témoins (ce qui ne l’empêche pas de paraître ignorer la rencontre entre le général d’Astier et le comte de Paris – dans une étude qui, si elle respire la sincérité et l’objectivité, n’en reste pas moins produite par un anti-darlaniste favorable à De Gaulle), fait la remarque suivante : « l’argent, donc l’action, fut laissé à un comité d’exécution gaulliste de trois personnes : Capitant, Joxe et Henri d’Astier. » (ibid., p. 613) La conjonction « donc » laisse entendre que Kammerer se livre, ici, à une interprétation – dans une phrase qui est la seule de son étude de 700 pages à parler explicitement du comité gaulliste – sans que l’on comprenne, d’ailleurs, si la mise en italique de la mention « comité d’exécution » veut signifier ou bien que cette mention résulte de l’interprétation et qu’elle est donc faite sous réserve d’erreur, ou bien qu’elle est celle d’une donnée objective ayant servi l’interprétation, nonobstant qu’elle peut aussi signifier, dans les deux cas, une façon de suppléer à une dénomination officielle manquante. À propos de dénomination officielle, la seule qui existe est celle figurant dans un document daté du 22 décembre remis à Capitant par François d’Astier, juste avant son retour à Londres : « Un comité directeur approuvé par le général d’Astier, représentant le général de Gaulle, est constitué afin d’assurer en Afrique du Nord française le rayonnement de la volonté française dont le général de Gaulle, chef de la France Combattante, est le mandataire. » Le document précise ensuite sa composition et sa mission : « Le comité directeur est composé de messieurs Capitant, Joxe et Henri d’Astier. Sa mission est d’unifier, de coordonner et d’animer tous les efforts des individus et des groupements qui réprouvent la capitulation et poursuivent, selon les principes de la France Combattante, la libération de la France et de son empire dans l’honneur et par la victoire. » (cité par G. d’Astier, ibid., p. 168-169)