3 - Quel complot ?
Un détail, d’un autre genre que ceux de la fenêtre ouverte du bureau du haut-commissaire et du parapluie du meurtrier, et même que celui des attitudes étranges de membres du haut-commissariat, et, de prime abord, sans aucun lien direct avec l’assassinat, au point qu’il pourra paraître anecdotique, n’en peut pas moins susciter un étonnement encore plus grand : Louis Joxe, inspecteur des agences Havas et journaliste, qui, en septembre 1940, a quitté la métropole pour aller enseigner à l’université d’Alger (où il rencontre René Capitant, qui, à la suite de l’armistice, s’y est fait muter, depuis l’université de Strasbourg, après avoir été, avec De Gaulle, membre de l’état-major de la Vème armée), afin d’échapper, autant que possible, à l’emprise et à l’influence du gouvernement de Vichy, et se déclarant gaulliste, figure dans un gouvernement qu’a formé François Darlan, le 17 novembre, en vue de suppléer, en union avec le maréchal Pétain, à l’action gouvernementale empêchée par l’invasion de la zone libre, survenue six jours plus tôt… Il n’est certes pas le seul de tendance gaulliste à être au gouvernement (ce qui, au passage, dans l’hypothèse où l’assassinat relèverait d’un complot gaulliste, constituerait un indice que Bonnier ne tenait pas nécessairement de Joxe l’information qu’il serait absent, toute la journée). Mais, dans le cas de ceux le plus en vue, Jacques Tarbé de Saint-Hardouin et Henri d’Astier de la Vigerie, tous deux du groupe des Cinq, le gaullisme n’est pas vraiment déclaré, mais plutôt dissimulé, voire mal assuré, au gré d’une clairvoyance (que partage d’Astier) qui fait dire au premier, à propos de De Gaulle, en avril 1942 : « Ici, son nom ne rallierait personne. On ne peut pas miser sur l’impossible. » (Nous aurons l’occasion de nous interroger sur le cas particulier d’un autre conjuré, lui aussi du groupe des Cinq, à la position incertaine, Jean Rigault, en lequel Joxe voyait « un personnage (…) mystérieux, par nature et par goût »). Peut expliquer cette anomalie apparente qu’est la présence d’un gaulliste ostensible au sein du gouvernement, outre le fait que Joxe est alors un quasi-inconnu et qu’il n’occupe qu’un poste d’adjoint, auprès de Rigault, le fait qu’il n’est pas opposé au général Giraud, auquel il a même offert ses services. Revenu passer l’été 1942, en métropole, Joxe – qui, avec Capitant, se rattache au réseau Combat d’Henri Frenay – y rencontre Emmanuel d’Astier, qui est à la tête du réseau Libération qu’il a lui-même fondé, et qui lui déclare qu’ « il va se passer de grandes choses… Croyez-moi. Il faut en être. Il le faut », et il lui conseille, lorsqu’il sera de retour à Alger, de rencontrer Saint-Hardouin et son frère Henri d’Astier, qui a été prévenu. De retour à Alger, il rencontre le diplomate, qui l’informe être en contact avec le consul étasunien Robert Murphy, puis Henri le met au courant du débarquement prochain des Alliés : « Le général qui viendra avec les alliés sera un général français et, certes, un patriote, mais non point de Gaulle. Celui-ci arrivera plus tard. » Sur ce, Saint-Hardouin lui demande d’organiser un service de propagande et d’information devant être actif après le débarquement. Ainsi, en quelques jours, Joxe, de gaulliste, est-il devenu, au moins de fait, gaullo-giraudiste, voire, à courte terme, giraudiste, par sa simple participation au mouvement du 8 novembre, dont il n’en connaît pas moins l’objectif véritable, à moyen ou long terme, du point-de-vue de quelques-uns des Cinq : l’accession de De Gaulle au pouvoir. (cf. Victoires sur la nuit, p. 19-49, Richard et de Sérigny, p. 52)
La légitimité et le prestige de Giraud sont restés intacts dans la plupart des milieux, même lorsqu’est révélée son implication dans le complot ayant préparé et accompagné le débarquement allié en Afrique du Nord, implication qui l’a rendu suspect aussi bien aux yeux des gaullistes qu’à ceux des vichystes : l’Afrique du Nord où il agit désormais directement, depuis qu’il s’y est installé, le 9 novembre, échappe totalement au contrôle des premiers, et les Etats-Unis sont l’un des Alliés que, bien qu’ils n’en soient qu’une composante mineure et plutôt marginale, les premiers cherchent à diriger contre les seconds, lesquels, au demeurant, craignent une intervention américaine dont la puissance serait insuffisante pour dissuader ou refouler une contre-offensive allemande. Par-delà les circonstances politiques et géographiques qui, sur le plan stratégique, placent l’Afrique du Nord à égale distance de Londres et de Vichy, et en font une sorte de terre mitoyenne à l’Angleterre – ainsi qu’aux Etats-Unis – et à la métropole, Arnaud de Chantérac note que le général Giraud « réunit un ensemble de conditions que l’on trouvait très rarement conciliées : son grade élevé et son autorité dans l’armée, en particulier celle d’Afrique où il a longtemps servi, son absence de France au moment de l’armistice [ayant été arrêté par les Allemands en mai 1940], sa captivité, son évasion [en avril 1942] » (L’assassinat de Darlan, p. 67)… autorité dans l’armée d’Afrique que, néanmoins, met à mal, au moins dans un premier temps, son implication dans le débarquement allié, qui fait de lui, aux yeux de nombreux officiers, un intrus amené par les Américains. En intégrant dans son gouvernement la tendance giraudiste (Giraud lui-même recevant deux des plus hautes fonctions militaires, sous l’autorité directe de Darlan), Darlan – outre qu’il est pressé de composer avec un environnement qui s’impose à lui – peut chercher à la détacher définitivement, et avec elle les Etats-Unis, du milieu gaulliste.
Pour autant, la raison principale de la présence de Joxe au gouvernement tient peut-être dans le témoignage paradoxal que fit, en 1979, le général Dorange, le directeur de cabinet du général Juin, commandant l’armée d’Afrique du Nord, témoignage dont Chantérac note qu’il n’a eu « qu’une audience restreinte » : « vers la mi-novembre 1942 (…) Darlan me dit ceci : (…) ″de Gaulle est le seul type qui puisse nous tirer d’affaire″ », et le général d’ajouter : « en novembre 1942, à Alger, il y avait trois gaullistes (…) Joxe (…) Capitant (…) Darlan » (ibid., p. 224-226). Ce témoignage est, certes, contredit par ceux d’individus – notamment Saint-Hardouin et Rigault – qui avaient participé à la réception des Cinq, qu’avait organisée, le 15 novembre, le haut-commissaire, en vue de faire la connaissance des conjurés du 8 novembre, de relever, avec eux, des objectifs communs, et de former son gouvernement, réception à l’occasion de laquelle il avait témoigné de l’hostilité, outre à l’encontre de l’Allemagne, dont il salua la défaite proche, tout en remerciant « la Providence qui, par des voies inattendues, lui a permis d'en devenir, en quelque sorte, l'instrument », à l’encontre du gaullisme, dont il déclara se méfier, en n’évitant finalement de donner une composante antigaulliste à la proclamation qu’il prévoyait de faire à l’issue de la réception, que sur le conseil insistant de Murphy, du général Clark, de Saint-Hardouin, et des amiraux Fenard et Battet, qui tous le dissuadèrent de mener un combat sur le terrain franco-français, notamment contre ceux qui se battent aux côtés des Alliés, alors que les Cinq avaient eux-mêmes pris soin de (paraître) tenir De Gaulle hors de leur action, pour respecter l’opposition formelle entre l’Afrique du Nord et Londres (cf. R. Richard et A. de Sérigny, L’énigme d’Alger, p. 150-151, Chamine, ibid., p. 166-168, Kammerer, Du débarquement africain au meurtre de Darlan, p. 516-517, et Chantérac, ibid., p. 161-162). Par-delà le fait qu’il est toujours possible de distinguer, comme certains le faisaient déjà, à l’époque, De Gaulle et les gaullistes, on remarquera que ce projet de déclaration antigaulliste pourrait avoir eu surtout une dimension politicienne, à un moment où – là encore, Dorange en témoignant, comme nous le verrons – l’amiral ne se montre pas très décidé, ni très assuré, à endosser ses nouvelles fonctions, défaut que les recettes politiciennes pourraient alors pallier, De Gaulle n’étant absolument pas populaire en Afrique du Nord, et le président Roosevelt, chef suprême des armées fraîchement débarquées, étant bien connu pour sa détestation de l’exilé français de Londres. Autrement, le témoignage de Dorange n’est pas pour être infirmé par le projet qu’aura l’amiral, en décembre, et qu’il mettra à exécution, le 10 du même mois, d’envoyer des émissaires à Londres pour proposer au général De Gaulle de devenir, à Alger, son principal adjoint, « avec droit de succession », comme arrive à lui faire dire l’un de ses collaborateurs, le chef de la délégation permanente de l’Algérie auprès du haut-commissariat, Pierre Ordioni : les deux émissaires n’iront pas plus loin que Gibraltar, où ils seront arrêtés par les Anglais, qui avaient été avertis par des conjurés du 8 novembre (le groupe des Cinq et ses associés), et qui, à cette occasion, agissent sans doute, autant, sinon plus, par opposition à Darlan que par souci de ménager l’antigaullisme de leur imposant allié Roosevelt (cf. Tout commence à Alger, p. 457-458), antigaullisme dans lequel, du reste, pour une bonne part d’entre eux – Winston Churchill en tête – ils ont eux-mêmes commencé à verser, en septembre, jusqu’à ce que l’assassinat de l’amiral ne vienne amplifier leur sentiment. Enfin, si l’on en croit le consul étasunien Murphy, la veille même de son assassinat, l’amiral, « sincèrement inquiet » des complots qui le visaient et qui menaçaient, du même coup, la pérennité de l’établissement des troupes débarquées, lui présenta une liste de personnes « qui pourraient utilement lui succéder », en faisant un commentaire sur chacun des noms, parmi lesquels se trouvaient ceux de De Gaulle, Giraud, Pierre-Etienne Flandin et Paul Raynaud. Paradoxalement, aucun ne se tira du passage au crible, hormis, dans une certaine mesure, celui de l’exilé londonien : « Ce serait prématuré. Au printemps 1943, peut-être. Il vous attirerait des ennuis. » (cité par Ordioni, Le secret de Darlan, p. 266) C’est pourquoi, sans doute, il y a tout lieu de qualifier de « curieuse », comme le fait Alain Decaux, « la note de sa main, datée du 23 décembre », soit le jour-même de son entretien avec Murphy, trouvée dans ses papiers. Dans ce texte, intitulé « Personnalités françaises en vue », après un plan introductif listant par catégories – légalistes, gaullistes, neutres – certaines des personnalités qui feront ensuite l’objet d’une analyse, de laquelle aucune ne sortira validée (hormis, dans une certaine mesure, Albert Sarraut – entre autres, ancien ministre de la Marine – qu’il s’agirait néanmoins de pouvoir faire sortir de métropole, en déjouant la surveillance des Allemands), figure la remarque suivante : « Si pour des raisons diverses, l’amiral Darlan [qui vient de se nommer, avec Giraud, dans la catégorie des légalistes], successeur légal du Chef de l’Etat, ne pouvait continuer, qui pourrait le remplacer ? Les gaullistes doivent être éliminés, car ils ont contre eux la majorité des Français d’Afrique, la presque totalité de l’armée de terre et de l’air, la totalité de l’armée de mer. En outre, de Gaulle est ″noble″. Lui et Catroux sont considérés comme des réactionnaires. » (Morts pour Vichy, p. 109) (À noter que, avant sa publication par Decaux, la note avait déjà été publiée in extenso par le fils de l’amiral, hormis sa dernière phrase, qui désignait le diplomate François Piétri comme homme « sans aucune volonté », resté sans ligne de conduite depuis l’invasion de la zone libre – Piétri qui avait fait beaucoup pour le sauvetage de Juifs, pendant la guerre, et qui venait d’être réhabilité, lorsque Alain Darlan publiait son livre – cf. L’amiral Darlan parle, p. 239-240 – par ailleurs, on remarquera qu’aucune archive ne permet d’établir les origines nobles du général – encore qu’il convient peut-être d’interpréter les guillemets, qui peuvent suggérer l’emploi du terme « noble » au second degré – mais qu’il en existe suggérant le contraire, raison pour laquelle, de notre côté, nous écrivons son nom avec un « d » majuscule, par pur souci de vérité ; enfin, on remarquera que le général Catroux a déclaré combattre les réactionnaires, en conseillant et promouvant De Gaulle… combat que, à l’hiver 1941, disait aussi mener l’ambassadeur Otto Abetz, à l’encontre des Vichystes qui avaient renvoyé Laval…) En ce même 23 décembre, l’amiral a donc produit deux listes de noms d’hommes susceptibles de le remplacer, dans l’une, tendue à Murphy, vers 12 h 30, figuraient Pierre-Etienne Flandin, dont Murphy était à l’origine du transfert à Alger, et Paul Raynaud, dans l’autre, a priori destinée à l’usage personnel de l’amiral, ni Flandin ni Raynaud n’y figurent : des notes manifestement produites selon les circonstances et selon un usage particulier sans doute bien en vue… À ce propos, nous donnerons ultérieurement des précisions sur les écrits (foisonnants) de l’amiral, qui permettent de mieux s’y rapporter. En définitive, tous ces témoignages de personnes ayant été au contact de l’amiral peuvent suffire à planter le décor de la situation complexe en Afrique du Nord, en novembre et décembre 1942 (qui s’ajoute à celle tout aussi complexe de la France entière entre 1940 et 1945, dont elle participe), complexité croisée et amplifiée d’une autre peut-être non moins grande tenant à la personnalité assez énigmatique de l’amiral lui-même – de l’aveu-même de ceux qui ont vécu dans sa proximité, qui ont relevé, notamment, sa propension à se retrancher dans de longues méditations, tout en semblant attendre quelque chose – le tout formant une situation dont a émané, comme pour en augmenter et en cristalliser l’imbroglio, son assassinat.
Au moins, le témoignage de Dorange peut-il contribuer à planter le décor, en pointillés, puisqu’étant évidemment soupçonnable d’avoir visé, d’une part, à dédouaner la présence de certains auprès de Darlan, dont celle de celui qui, dans les années 1970, était un ancien ministre gaulliste (décédé en 1991), et celle d’un protagoniste de l’assassinat de l’amiral, Henri d’Astier de la Vigerie, auquel De Gaulle avait, dans un premier temps, reproché cette présence (quoique, probablement, ni plus ni moins qu’avec l’arrière-pensée d’étayer ou de confirmer une fausse réputation de Darlan ayant dû servir de justificatif à son assassinat, comme n’est pas pour l’infirmer le fait que d’Astier sortira, dès la fin octobre, de la disgrâce du général) ; et, d’autre part, d’avoir visé à insinuer une commande de l’assassinat autre que française : plus sûrement britannique qu’étasunienne ou allemande, voire que collaborationniste ou encore ultra-pétainiste (à savoir venant de partisans du maréchal qui, comme nous le verrons, ignorant l’entente entre celui-ci et l’amiral, auraient jugé devoir venger l’affront qu’était, à leurs yeux, la prise des pleins pouvoirs, dans l’Empire, par le second, en lieu et place du premier)… À propos d’Henri d’Astier, se pose la question de savoir s’il s’est trouvé au cœur de trois complots successifs – un pro-giraudiste, un pro-monarchiste et un pro-gaulliste – ayant tous eu lieu, à Alger, à l’automne et l’hiver 1942, et ayant tous visé à faire occuper par un autre la place où s’était mis ou allait se mettre l’amiral ; complots à propos desquels la question serait encore de savoir s’il conviendrait de les entendre comme s’étant métamorphosés les uns dans les autres ou comme s’étant renfermés les uns les autres (sur le modèle du cheval de Troie, un complot gaulliste aurait noyauté, dès le départ, un complot monarchiste, voire, auparavant, un complot giraudiste, ou bien, sur le modèle du canot de sauvetage embarqué à bord d’un navire, d’un plan A giraudiste, on serait passé à un plan B gaullo-monarchiste, voire purement monarchiste, puis un plan C gaulliste) – ce qui pose, d’ailleurs, la question de leur ordre chronologique et/ou hiérarchique, voire celle de leur unicité (Ainsi pourra-t-on se demander s’il y a eu complot dans le complot, à l’insu de certains membres de ce dernier, ou encore s’il n’y a eu que des complots conçus pour se parfaire et, du même coup, se dissimuler successivement, jusqu’à l’ultime, achevé et véritable complot). D’un autre côté, si l’expression « cheval de Troie » a pu être souvent utilisée pour parler d’un complot de monarchistes au service de gaullistes, elle pourrait être utilisée tout aussi bien pour parler du gouvernement de Darlan, renfermant des comploteurs travaillant contre leur chef. Une chose, au moins, est sure : les projets d’élimination, divers et variés, du haut-commissaire étaient nombreux dans la partie la plus excitée de la population algérienne (population qui, en cette période, est « comme toujours mouvante, versatile et incroyablement disponible », selon Bourdan – p. 152), quoique projets souvent cantonnés à n’être qu’un sujet de discussion ou à participer de fausses rumeurs que faisait courir ou qu’entretenait le secrétaire aux affaires de sécurité intérieure, Henri d’Astier lui-même, qui en dressait ensuite la liste à l’adresse du bureau de celui qui se trouvait être le chef du gouvernement, pour le persuader que sa situation était intenable et pour l’inciter à la démission (Dans les jours précédant son assassinat, l’amiral pensait être la cible de quatre complots visant à le tuer, le plus menaçant étant assurément, à ses yeux, un complot des Britanniques, dont il ne parvenait pas à concevoir comment, ayant tant investi à propulser De Gaulle au pouvoir, ils auraient pu renoncer à leur projet). Probablement, ce comportement de d’Astier relevait-il, au moins en partie, du besoin de compenser une frustration en matière d’action ordinaire. Ayant reçu les Cinq, alors membres du gouvernement (l’un d’eux, Van Hecke, membre éphémère), le colonel Chrétien témoigne : « Comme ils viennent me voir pour régler certains partages d’attribution, j’en profite pour leur demander s’ils ″ont la signature″, prérogative qu’ils ignorent. De fait, ils ne l’ont pas. Seul Darlan signe les documents issus du haut-commissariat. Ne pouvant donner aucun ordre, ils ne sont que des attachés, qu’on amuse. Jamais ils ne mettront sur pied une administration. Pendant que les jours passent, les divergences s’accentuent, et la cohésion des Cinq s’effrite, ce qu’a prévu Darlan. » (Souvenirs, cité par Coutau-Bégarie et Huan, p. 652). Si, dans sa chronique des événements, le lieutenant-colonel Jousse note que, depuis la naissance des Cinq, Lemaigre-Dubreuil prend « des initiatives qui engageront le groupe qui n’a pas été consulté », dans sa propre chronique, Van Hecke indique que, début décembre, c’est toujours le cas, Rigault lui ayant déclaré que Lemaigre-Dubreuil continue de faire cavalier seul. À cette date, le groupe s’est définitivement défait (cf. Chantérac, p. 169).
À vrai dire, le témoignage du général Dorange n’a rien d’invraisemblable, eu égard au contexte que nous allons retracer et dont nous avons déjà eu quelques aperçus. Sous le coup de la déception de n’avoir soudain – au moins momentanément, comme nous le verrons – pas ou plus été le préféré des Étasuniens pour prendre le pouvoir à Alger (position étasunienne largement conditionnée par des campagnes de presse hostiles à l’amiral qui ont poussé Roosevelt, à la mi-novembre, à déclarer publiquement qu’il le tenait pour « un expédient provisoire », le Président étant, au demeurant, conscient de son impopularité en métropole, estimée, à l’époque, aux quatre cinquièmes de la population – soit un peu inférieure à celle de Laval, estimée aux neuf dixièmes – et dont les principaux facteurs étaient sa profession de marin, qui le détourne naturellement du territoire, et son « habituelle réserve », pour reprendre les mots de l’un de ses plus proches collaborateurs, le capitaine de vaisseau Henri Ballande – cf. Chantérac, p. 23-24), et, par ailleurs, sous le coup de la détermination de comploteurs français – qui, comme nous l’avons vu, se gardent de manifester quelque penchant ou préférence que ce soit, en politique intérieure, tout en pouvant, du même coup, laisser supposer qu’ils défient l’homme de Londres – à lui barrer, à lui aussi, le chemin du pouvoir, en favorisant la montée en puissance de Giraud, sous le coup de cette double déception donc, l’amiral Darlan pourrait facilement s’être laissé aller à tenir des propos en faveur du général De Gaulle – qui, de son côté, le détestait – attitude qui, au demeurant, ne serait nullement en désaccord avec les traits de caractère que relevait, chez lui, Henry du Moulin de Labarthète, qui dirigeait le cabinet civil du maréchal Pétain, pendant la vice-présidence du Conseil par l’amiral : « ambitieux, timide, personnel, opportuniste, manœuvrier, bon chef militaire et mauvais chef civil, aussi prompt à l’action qu’apte, en cas d’échec, à faire la part du feu » (cité par Docteur, p. 64, Boncompain, Je brûlerai ma gloire, p. 508, et Chantérac, p. 22-23), pas plus qu’avec ceux relevés par Jean Berthelot, son ministre des Transports : « Darlan était bon (…) Très honnête homme, il imaginait trop volontiers les autres à son image. Il ne pouvait pas croire qu’un proche put le trahir, alors même qu’on lui en apportait la preuve. Sa loyauté haïssait l’équivoque. » (Sur les rails du pouvoir, ch. XI) Selon Jacques Benoist-Méchin, son secrétaire général adjoint à la vice-présidence du Conseil, « l’imagination et le sens politique lui faisaient totalement défaut » (De la défaite au désastre, t. I, p. 79)… jugement venant, selon Coutau-Bégarie et Huan, d’une « brillante intelligence, mais d’une naïveté parfois confondante », pouvant être, à l’occasion, « incapable de faire la différence entre son rêve et la réalité » (Darlan, p. 402 et 436-437).