En 1990, le journaliste-historien britannique Anthony Verrier – qui a travaillé sur des archives britanniques – sans dire qu’il aurait appartenu à Sabatier, et, par ailleurs, sans jamais mentionner Coon ni le vol de son arme, parle d’un Colt Woodsman .45, un pistolet semi-automatique américain de gros calibre (11,43 mm) – en quoi, il semble confirmer les recherches ou informations de Cave Brown (à moins que ce ne soit l’inverse, comme le pensent Coutau-Bégarie et Huan, puisqu’il avait publié un article résumant ses travaux et annonçant son propre ouvrage, avant la parution de l’ouvrage de son confrère), qui parle d’un Colt Woodsman et qui le décrit comme « un pistolet de chasse puissant » (Ce pistolet, au demeurant, aurait sans doute été produit en petite quantité, puisque un Colt Woodsman est ordinairement de calibre .22, soit 5,6 mm, à moins que Verrier ne soit trompé, une fois, d’appellation, comme Cave-Brown l’aurait fait, que ce soit avant ou après lui : sur les quatre fois où il nomme l’arme, trois fois, il le fait par la simple mention « Colt .45 » – cette arme, si elle doit être un pistolet Colt, pouvant être alors un Colt M1911, très utilisé dans l’armée américaine, des années 1910 aux années 1980 ; quant à Cave Brown, il ne nomme qu’une seule fois l’arme, en parlant d’un Colt Woodsman, sans mention du calibre). Quoi qu’il en soit de son appellation exacte, cette arme, selon Verrier (qui, comme Cave Brown, ne référence pas ses affirmations, se contentant de faire une présentation générale de ses sources), aurait remplacé celle qui avait été initialement prévue, cette dernière n’étant autre que l’arme avec laquelle s’entraînait Bonnier – selon Verrier, au Club des Pins, où était établie la mission Massingham, le quartier général du SOE, Coon, il est vrai, affirmant n’avoir été affecté au camp d’Aïn Taya, au moment de son ouverture, qu’après le 9 décembre, soit quatre semaines (si l’on suit Geoffroy d’Astier, qui situe l’ouverture au 16 – cf. p. 173) après la création officieuse du Corps franc, et deux semaines après sa création officielle – l’arme remplacée étant un revolver .38 Webley britannique (9,6 mm), qu’il désigne, de façon inexacte, comme « .38 Webley pistol » et qui avait été remis à Bonnier, au Club des Pins, Bonnier s’étant, pour finir, débarrassé aussi bien dudit Woodsman que du Webley, au moment de recevoir un 7,65 – arme sous-entendue française et être celle du meurtre – de mains que Verrier ne dit pas catégoriquement avoir été celles de Cordier : « Juste avant que Bonnier ne fasse sa confession définitive à l’abbé Cordier, le Colt .45 est remplacé par le 7.65 », déclaration qui s’accorde plutôt mal avec celle du commissaire Garidacci au juge Voituriez, tel que remémorée par celui-ci et corroborée par Jean-Bernard d’Astier, selon laquelle Bonnier aurait déclaré que l’abbé lui avait remis « un revolver de gros calibre », avant de procéder à une sorte de confession, mais qui peut s’accorder beaucoup mieux avec le fait que Bonnier aurait reçu un pistolet de moyen calibre, avant de rencontrer l’abbé (comme n’est pas loin de le soutenir Rosfelder, pour qui le pistolet fut remis à Bonnier, la veille, par Mario Faivre… ou, comme il finit par le dire, en 2000, par le chauffeur du matin, l’inspecteur Schmitt…) (cf. Assassination in Algiers, p. 225-226, 242 et 277). Bien que Verrier n’en parle pas, il est probable qu’il s’appuie, entre autres, d’une part, sur le témoignage de Douglas Dodds-Parker, un dirigeant du SOE, qui, en 1983, affirme avoir remis un « .38 pistol » à Sabatier et un autre à Bonnier de la Chapelle, dans les semaines avant l’assassinat (cf. Setting Europe ablaze, p. 115 – à noter que, dans la citation indirecte qu’il fait de ce témoignage, dans une note du chapitre 21 de son ouvrage, George Melton rectifie, à juste titre, la mention pistol en revolver), et, d’autre part, sur le témoignage de Michael R. D. Foot, autre officier du SOE, qui, en 1984, affirme que Bonnier s’est servi d’un pistolet du SOE (registre dans lequel peut être rangée l’arme de Coon) pour tuer l’amiral (cf. SOE 1940-46, p. 211 ou 150, selon l’édition).
En 2019, Vergez-Chaignon – qui a travaillé sur les archives de la justice militaire française, récemment ouvertes – nomme l’arme de Sabatier « un revolver 7,65 » (p. 315), soit un calibre égal à celui remis à Bonnier, selon Verrier (qui ne précise pas qu’il aurait appartenu à Sabatier), mais un calibre inférieur au revolver avec lequel, selon Faivre, comme nous l’avons vu, Bonnier est monté dans la voiture (calibre 0,38 pouce, soit 9,6 mm), ce dernier ne pouvant être, au demeurant, le Boltun Patent automatic pistol que, selon Geoffroy d’Astier, Bonnier avait reçu des mains de Cordier, le matin – un pistolet dont, qui plus est, selon nos vérifications, il n’existe pas de version d’un calibre supérieur à .36 (9,2). Boltun Patent automatic pistol est la désignation dont use Geoffroy d’Astier – sans doute pour l’avoir trouvée dans les archives françaises, qui indiquent, en effet, que Voituriez en usait pour désigner l’une des trois armes de poing retrouvées au domicile des d’Astier (cf. L’exécution de Darlan, p. 334) – mais qu’ignore manifestement Faivre, qui parle d’une arme similaire au revolver .38 Webley avec lequel, selon Verrier, Bonnier s’entraînait au tir, à la mission Massingham du SOE (une arme qu’il décrit comme vieille et fumigène). Le pistolet Boltun est l’arme que, selon Geoffroy d’Astier, détenait Bonnier, au moment de monter dans la voiture de Faivre, avant de l’échanger avec un pistolet qu’aurait détenu Jean-Bernard d’Astier et dont la désignation par Vergez-Chaignon – « un 7,65 de modèle Ruby » (p. 178) – recoupe la description qu’en fait Faivre, dans sa lettre : « un pistolet automatique 7,65 à 9 coups, fabriqué à Hendaye », que, dans son ouvrage, il désigne comme un « 7,65 Rubis », une arme française (d’où peut-être la francisation qu’il s’autoriserait du nom Ruby, à moins que certains modèles ne l’aient portée, puisque certains ont même porté des noms tout autres que Ruby, tels « Eibar » mentionné par Rosfelder), pistolet dont la fabrication avait été sous-traitée à l’Espagne, pendant la première guerre mondiale (une arme inadaptée au tir de précision et destinée au tir à courte distance, mais très facile à utiliser et qui présente un très faible risque d’enraiement, cependant que, comme nous l’avons vu, deux jours avant de remettre son exemplaire à Jean-Bernard d’Astier, Faivre, sachant « qu’il fonctionne mal », avait dû le déposer, pour révision, chez un armurier). Si l’on suit Verrier, il n’y aurait pas eu – au contraire de ce qu’affirment les deux témoins directs, Jean-Bernard d’Astier et Mario Faivre – d’échange d’armes dans la voiture, ni à aucun autre moment du trajet vers le palais.
Comme ne manquera pas de le juger, dès le 25 décembre, le capitaine Castaing, l’arme de Gilbert Sabatier pointait en direction d’un coup monté au Corps franc d’Afrique, organisation dont Henri d’Astier était le fondateur et l’animateur (Pour autant, on ne peut que s’étonner que Castaing ait pu faire le rapprochement entre le revolver – selon la désignation du dossier d’enquête des archives françaises – de Sabatier et le pistolet du crime, malgré l’identité de leurs calibres, et malgré que, comme nous l’avons vu, l’avocat Sansonetti, que Bourdan présente comme « le seul témoin » du procès « à huis clos », parle de l’arme du crime comme d’un revolver… quoique d’un calibre inférieur à celui de Sabatier – rappelons qu’un revolver conserve en lui les cartouches consommées, alors qu’un pistolet les éjecte ; or Bonnier n’a aucunement eu le temps de vider un revolver de ses cartouches. Castaing n’aurait-il donc été informé, au moins dans un premier temps, que des seules cartouches vides retrouvées sur les lieux, alors que l’information sur l’arme du crime elle-même lui aurait manquée ? Pourquoi la lui aurait-on cachée ? Parce que l’on savait déjà que Sabatier avait déclaré la disparition d’un revolver et que l’on voulait faire de lui un complice de Bonnier ? Ou Castaing prévoyait-il de soustraire l’arme à l’enquête, en s’en tenant aux seules munitions, dans l’espoir de justifier sa thèse d’un complot ayant eu sa source au Corps franc ? Et, s’il continue tant, les jours-suivants, à faire cas du vol de l’arme de Sabatier, ne serait-ce pas, tout simplement, parce qu’il est à sa recherche, afin de pouvoir la présenter comme l’arme du crime, pour ne pas dire afin de pouvoir en faire l’arme du crime ? Mais remarquons aussi que le rapprochement effectué par le capitaine n’est pas sans s’accorder avec les recherches de Verrier, les deux s’étayant réciproquement. Faut-il en conclure que les archives britanniques prouvent que les Britanniques et Castaing lui-même cherchaient à protéger Cordier – nonobstant que celui-ci aurait déjà pu passer pour avoir livré un revolver, que ce soit le jour-même ou la veille, conformément à des témoignages ultérieurs, notamment celui de Rosfelder – Castaing, au passage, cherchant, en outre, à protéger les Britanniques, en laissant la désignation de l’arme indécise ?) Au cas où l’abbé Cordier aurait remis une arme à Bonnier, le matin du 24, il aurait pu juger devoir rectifier la traçabilité de ce qui s’annonçait comme allant être l’arme du crime. Ayant choisi l’arme dans les affaires d’Henri d’Astier, dont il était l’adjoint, il a pu, si l’on en croit Geoffroy d’Astier, avoir ignoré qu’elle devait être révisée, et avoir jugé qu’elle était d’un calibre suffisant. S’était-il soucié qu’elle pût mettre sur la piste des Anglais, d’autant plus que l’arme – un pistolet Boltun – avait été fournie à Watson par le SOE (agence parallèle et supplétive de l’Intelligence Service) ? Il aurait pu ainsi faire en sorte que ne demeurent pas totalement invisibles, pas totalement à l’abri, ceux qui pouvaient compter parmi les commanditaires du crime, sinon en être les principaux. D’un autre côté, on peut juger l’hypothèse improbable, vu, premièrement, l’ambivalence du procédé (à une époque où disposer d’une arme française ou allemande ne pouvait guère poser de problème à des exécutants britanniques prévoyants) ; deuxièmement, le fait que la piste du Corps franc ne pouvait s’en trouver parfaitement brouillée, d’Astier ayant été, depuis le 11 novembre, à la tête du Special detachment, qui, par sa volonté et celle du général Giraud, était devenue, onze jours plus tard, une organisation officielle et légale sous le nom de Corps franc d’Afrique – Corps franc dont, étant donné qu’il était devenu, dans la même période, adjoint ministériel au haut-commissariat, Henri avait dû céder le commandement au général de Monsabert, mais pour en rester l’animateur, et dont faisait partie l’abbé lui-même ; enfin, troisièmement, le fait que ce dernier s’était retrouvé, pendant une période, à Oran, dans l’orbite d’un autre ecclésiastique, le père Gabriel Théry, un ancien du renseignement militaire français devenu un agent de l’Intelligence Service (le MI 6).
Arrivé de métropole à Oran en août 1940, Théry s’y était associé à des résistants réunis autour de l’industriel Roger Carcassonne, pour former une organisation principalement destinée au renseignement des Alliés, dont il fut l’instigateur, quand l’industriel en était le financier, et dont firent ensuite partie, au début du printemps 1941 – et le faisaient toujours, au moment du débarquement africain – le lieutenant-colonel Tostain, chef d’état-major de la division d’infanterie d’Oran, qui accepta de prendre la tête de l’organisation et d’en être le principal pourvoyeur de moyens, puis Henri d’Astier et l’abbé Cordier. D’Astier avait cofondé, avec Georges Piron de la Varenne, en septembre 1940, en zone métropolitaine occupée, un réseau de renseignement et d’évasion franco-belge, le réseau Orion (du nom d’une bourgade pyrénéenne), mais, après avoir été dénoncé, avait dû fuir en zone libre, en novembre, puis à Alger, en janvier 1941. Dès le mois de mai, un mois après qu’Alain Griotteray, auquel d’Astier avait confié, en décembre, la direction du secteur parisien, eut pris la direction générale du réseau et fut devenu le correspondant de d’Astier, lequel était désormais établi en Afrique du Nord, le réseau Orion est intégré au réseau de Maurice Duclos, alias Saint-Jacques, Duclos qui avait été membre de l’OSARN (Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale, surnommée, par dérision, la Cagoule par le directeur de la rédaction de L’Action française, dont un membre dissident avait fondé l’organisation, en juin 1936, un an et demi avant sa dissolution par le gouvernement, et avait entraîné d’autres dissidents à le suivre). L’un des deux plus anciens réseaux de résistance de la France libre en métropole (avec la Confrérie Notre-Dame de Rémy), le réseau Saint-Jacques, créé en août 1940, est une composante de son Service de renseignement, SR qui, en avril 1942, deviendra le BCRA dont la direction de la branche action sera assurée par Duclos (À partir de la fin de l’été 1941, à la suite d’une trahison, le réseau Saint-Jacques est progressivement défait, mais Orion survit). Arrivé à Oran, en février 1941, Henri d’Astier y était devenu, dès avril, le principal animateur de l’organisation de Tostain, Théry et Carcassonne (ce dernier y ayant pour tâche de recruter des civils), au moment où l’abbé Cordier arrivait, à son tour, dans la même ville, tous deux étant alors affectés au même bureau du renseignement militaire, à l’état-major de la division d’infanterie, où Cordier devient l’adjoint de d’Astier, avant que tous deux ne partent s’installer à Alger, en juin 1942, lorsque le second y est affecté aux Chantiers de la jeunesse, avec le titre de commissaire adjoint à l’Education (À noter qu’il refera un séjour à Oran, en septembre 1942 – cf. Richard et de Sérigny, p. 284)… Selon l’enquête menée par Alain Decaux, l’agent Théry, dont De Gaulle fera un Compagnon de la Libération, aurait été très impliqué dans l’assassinat de l’amiral. Geoffroy d’Astier se borne à relever qu’ « il jouera un rôle important auprès du groupe des Cinq dans la préparation du débarquement du 8 novembre 1942 ». Appréciation qu’accentue le vice-consul des Etats-Unis à Oran, Leland Rounds, en affirmant que « c’est dans la petite chambre du père Théry qu’il faut chercher le début de l’opération du débarquement. Ce fut son courage, son énergie inlassable, et surtout sa compréhension profonde des hommes qui ont rendu tout cela possible. » – vice-consul sans doute bien informé, puisque les douze vice-consuls étasuniens d’Afrique du Nord française n’étaient autres que des agents de renseignement agissant sous couverture consulaire (cf. Alain Decaux, Morts pour Vichy, p. 86-90, et G. d’Astier, ibid., p. 39 et 178, Chantérac, p. 35). Pour autant, Decaux ne relève pas l’incohérence, voire la double incohérence, dans la façon qu’a le juge Voituriez, instructeur du second procès, de relater son audition du commissaire Achiary, le 9 janvier, dont, au chapitre VII de son ouvrage, le juge donne une version qui est le fruit de sa mémoire et où figure une déclaration absente du procès-verbal, donné en annexe et, du reste, bizarrement présenté, lui aussi, comme « pièce reconstituée de mémoire ». Cette dernière mention est-elle une erreur de l’éditeur, dans ce qui est une édition posthume du texte intégral ? Voituriez affirme se souvenir que le commissaire lui a déclaré : « à mon avis, il y a au-dessus d’eux [Henri d’Astier et Cordier], une tête, un ″cerveau″, que je n’ai pas pu identifier avec exactitude », déclaration qui est totalement absente du procès-verbal original (à l’occasion, comme nous l’avons dit, indûment présenté comme remémoré), mais qui, après avoir fait longtemps penser à Decaux – d’ailleurs, à la suite d’Achiary lui-même, qui, le 13 janvier, avait fini par déclarer au juge : « le chef, d’après moi, c’est Pose » – que cette « tête » était le banquier royaliste Alfred Pose, directeur de la BNCI depuis 1932 et fondateur-directeur de la BNCI-Afrique depuis 1940, lui fait dorénavant penser, sur la base de plusieurs témoignages inédits concordants – censés donc abolir ou supplanter la déclaration ultime du commissaire – qu’il s’agit du père Théry. Quoi qu’il en soit, aussi bien du jugement de Decaux que de l’aveu ultime d’Achiary (qui l’avait terminé, en précisant : « je ne vous l’avais pas dit auparavant », en étant ainsi censé signifier qu’il s’était, jusque-là, retenu de le dire), le fait que les deux déclarations du commissaire – des 9 et 13 janvier – ne figurent pas dans le dossier d’instruction pourrait tenir à l’avertissement que formule le juge, à la fin du chapitre 11 : « Certains détails n’ont pas été rapportés dans le P.V. d’audition du commissaire, c’était inutile et dangereux », justification par la notion d’inutilité qui, dans le cas présent, n’en pourra pas moins être jugée problématique, et pourrait n’avoir visé qu’à faire passer celle de dangerosité, sur laquelle l’inutilité rendrait futile ou secondaire d’avoir à s’interroger (cf. Voituriez, L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 88-89, 192 et 277).
Pour en revenir précisément à l’arme qu’aurait fournie Cordier, le fait qu’elle aurait permis de remonter directement à un proche et intime de Churchill pourrait avoir été une façon de s’assurer que le premier ministre britannique ne pourrait pas lâcher les exécutants. Mais, si l’on tient compte des sources anglaises découvertes par Cave Brown et Verrier, l’arme qui aurait été fournie à Bonnier permettrait de remonter aux Américains. Se serait-il agi d’une manipulation britannique contemporaine du crime ou, par falsification d’archive, postérieure au crime ? Une manipulation qui aurait pu viser à détourner l’enquête des vrais commanditaires et/ou à rétorquer à la demande pressante qu’avait adressée au général Bergeret, l’adjoint du défunt haut-commissaire, au nom du général Eisenhower, au lendemain de l’assassinat de l’amiral, le général étasunien Bedell Smith, afin qu’il enquête du côté de l’Intelligence Service (cf. la lettre de Bergeret au fils de l’amiral, L’amiral Darlan parle, p. 252-253) (On se rappellera que Carleton Coon, l’instructeur de Bonnier, qui, selon Cave Brown, s’était fait voler le Colt dont aurait ensuite disposé Bonnier en vue d’assassiner l’amiral, était employé du SOE, SOE qui pouvait donc le tenir à sa merci, en le présentant, à l’occasion, comme victime d’un vol, un vol dont lui-même ne parle pas dans ses souvenirs. Après la guerre, nombre d’agents étrangers qui avaient été employés des Britanniques ont développé un fort sentiment d’avoir été manœuvrés, pendant la guerre, sans pouvoir obtenir aucun éclaircissement, malgré leur état de services rendus – ainsi Pierre Raynaud, comme il l’a raconté, dans une interview, au début des années 1990). D’un autre côté, si, comme nous allons le voir, Darlan pensait vraiment se rapprocher de De Gaulle, l’homme détesté par Roosevelt, éliminer le premier n’était-ce pas éliminer toutes chances d’établissement du second en Afrique du Nord ? À l’encontre de cette hypothèse, on notera que, si, à l’occasion, Darlan manifestait une volonté de rapprochement avec De Gaulle, ce dernier, totalement obstiné, ne voulait pas en entendre parler, allant même jusqu’à répéter à son entourage que l’élimination (qu’on l’entende physique ou simplement politique) de l’amiral était la première étape pour la libération et le rétablissement de la France. De son côté, si l’amiral exprime un désir de rapprochement, cela peut être simplement pour calmer le jeu, tout en montrant sa bonne volonté aux Anglosaxons, par pressentiment, sinon conviction, que les gaullistes veulent l’éliminer. Le 12 octobre, par l’intermédiaire du colonel Chrétien, le chef du contre-espionnage en Afrique du Nord, lors d’une réunion dans les environs d’Alger, en présence d’Henri d’Astier et de Tarbé de Saint-Hardouin, il avait exprimé à Murphy qu’il « envisageait maintenant un renversement complet de politique », à savoir un rapprochement ouvert avec les Alliés, mais qui allait devoir reposer sur l’assurance que les forces alliées étaient suffisantes pour intervenir efficacement sur le sol français. Dans sa lettre à l’amiral Leahy du 27 novembre, il déclare que « pour le moment, les ″dissidents″ et nous-mêmes [Français d’Afrique et de métropole soumis au Maréchal] devons suivre des routes parallèles en nous ignorant », jugement qu’il renouvelle dans sa lettre à Churchill du 4 décembre : « J’ai la conviction que tous les Français [dissidents ou agissant sous l’égide du Maréchal] qui, maintenant, luttent contre l’Allemagne, chacun à leur manière, finiront par se rapprocher. Mais je crois que pour le moment ils doivent continuer leur action séparément. » (On sait ce qu’il en sera de ce rapprochement, avec la mise à l’écart par les gaullistes du colonel Rémy, grand résistant de la première heure, qui avait rejoint Londres, et grand partisan de l’entente entre gaullistes et pétainistes.) À l’inverse, à l’appui de l’hypothèse, il convient de remarquer que, depuis sa réponse positive à la demande d’Eisenhower du 17 octobre d’accorder à Darlan un rôle militaire de tout premier plan, aussi bien dans l’armée française que dans les forces alliées – appel qui avait été effectué en accord avec Roosevelt et Leahy, qui, le même jour, télégraphiaient à Murphy de traiter avec Darlan, lequel Murphy, étant, à cette date, présent à Londres, à l’état-major anglo-américain d’Eisenhower, confirme, dans ses mémoires, que le vif intérêt porté à Darlan est venu de cet état-major, dans le cadre des ultimes préparatifs de l’opération Torch – jusqu’à son discours secret devant les Communes du 10 décembre, dans lequel l’amiral fut désigné comme le seul appui véritable pour les Alliés en Afrique du Nord, Churchill avait manifesté des égards presque croissants envers l’amiral… sans lâcher De Gaulle – égards certes toujours contrebalancés, au moins pour la forme, par la demande de mise à disposition inconditionnelle de la flotte française, mais qui n’a quasiment plus lieu d’être, deux semaines après le sabordage de la Flotte à Toulon… et non sans interruption, quoique en cercle restreint, comme lorsque, le 16 novembre, au lendemain de la prise du pouvoir par l’amiral à Alger, il déclare à De Gaulle, auquel il rend visite, en compagnie d’Eden, qu’ « il faudrait tuer Darlan », déclaration sans doute faite, avant tout, pour remonter le moral de son hôte, déjà ébranlé par la nouvelle du débarquement, ou pour le rassurer, témoin pro-gaulliste à l’appui, outre que l’emploi du conditionnel en fait l’énoncé d’une simple hypothèse, et alors qu’une autre déclaration ne tarde pas à l’atténuer, sinon à l’annuler : « Darlan n’a pas d’avenir » (citées par Jacques Soustelle, Envers et contre tout, p. 174 et 175). Cependant, aux côtés du premier ministre, précisément, notamment au Foreign Office et à son prolongement qu’était l’Intelligence Service, évoluait un personnel aussi ardemment pro-gaulliste qu’anti-darlaniste, dont le chef de file était Anthony Eden, le secrétaire du Foreign Office, appuyé par son sous-secrétaire Alexander Cadogan. Mais, face à la détermination du chef du gouvernement britannique, n’y avait-il vraiment aucune chance que De Gaulle finisse par céder, en se rendant à Alger pour serrer la main du haut-commissaire ? Que pouvait Churchill, sans Roosevelt, qui préférait Darlan à De Gaulle ? Et que pouvait De Gaulle, sans Churchill, qui préférait Roosevelt à De Gaulle (autrement dit le puissant allié étasunien à l’exilé dissident démuni et quémandeur) ?