2 - L’arme du crime
Dans la scène dont nous venons de faire la description, un autre détail, a priori de moindre importance que la fenêtre ouverte, peut lui aussi faire s’interroger : le parapluie de Bonnier – « soigneusement roulé », selon les mots de Decaux – alors que le ciel ensoleillé de cet après-midi d’hiver ne pouvait guère laisser prévoir son utilité. En cette région et en cette période de l’année, il peut néanmoins arriver qu’une pluie fine fasse son apparition, au milieu d’une journée ensoleillée. Ce n’est, d’ailleurs, qu’après 16 heures, qu’un observateur présent sur les lieux, Pierre Ordioni, note une « brume qui tombe [et] donne à la ville quelque chose de funèbre » ; une brume qui, comme d’habitude, est arrivée de la mer et qui ne s’est même pas – du moins, pas encore, si l’on se réfère au récit de Robichon déjà cité – changée en bruine (comme celle qui tombera, le jour des obsèques de l’amiral, deux jours plus tard, et alors qu’il pleuvait à torrent, le 19… jour de l’arrivée d’un émissaire gaulliste venant de Londres, comme nous le verrons). Le parapluie était soigneusement roulé : a priori, il ne pouvait donc pas dissimuler le pistolet semi-automatique 7,65 Ruby – d’autant plus que, d’une part, il s’agissait d’un long et mince parapluie, pouvant faire office de canne, style de parapluie dont avait coutume de se servir Anthony Eden, le secrétaire du Foreign office, comme le précise Jean-Bernard d’Astier (p. 33), et que, d’autre part, le matin, il s’était agi d’« un énorme revolver », selon le témoignage du même et de Faivre ! (cf. infra) – impossibilité que suffirait encore à prouver le fait que, susceptible de paraître suspect aux gardes, vu la météo, le parapluie risquait d’être contrôlé ou confisqué, le temps de la visite, et, plus encore, risquait de justifier un contrôle poussé du visiteur (cependant que, selon Dupin de Saint Cyr, « l’amiral Darlan n’a jamais toléré la moindre protection (…) un vestibule, où tout le monde entrait comme dans un moulin, conduisait à son bureau personnel et, quatre fois par jour, il traversait ce vestibule au milieu d’une dizaine de visiteurs ou solliciteurs de toute nature dont on ne vérifiait en aucune façon l’identité » – Fragments, p. 188). Si le journaliste-écrivain Jacques Robichon fait plonger à Bonnier « la main au fond de son parapluie » pour en retirer « un revolver », Faivre, pour ce qui avait eu lieu auparavant, a été témoin qu’il avait mis le pistolet « dans sa poche » (sous-entendu de pardessus), et Bonnier lui-même déclarera, devant le tribunal, le 25 : « j’ai sorti mon pistolet de la poche droite de mon pardessus ». Précisons qu’il arrive à Robichon de commettre des inexactitudes dans sa narration du meurtre, certaines étant courantes chez les auteurs de l’époque (ainsi le fait que Sabatier, au lieu de Rosfelder, aurait accompagné Bonnier, l’après-midi, ou encore le fait qu’une balle aurait atteint Darlan à la mâchoire, bien que Chamine eût, dès 1952, affirmé que cela n’avait pas été le cas – p. 436-437), quand d’autres sont grossières (la villa Arthur, lieu de résidence de l’amiral, est confondue avec le pavillon du haut-commissariat, son lieu de travail, distants de 400 mètres… ou encore, comme nous l’avons vu, le fait que le temps aurait été couvert, en milieu de journée, ce que contredisent tous ceux, y compris des témoins directs, qui ont fait le récit des événements), et quand d’autres encore, surtout, peuvent faire soupçonner qu’il a été victime de désinformation, à moins qu’il n’y eût lui-même sciemment procédé. Ainsi, le matin, après sa rencontre avec Cordier, des mains duquel il n’est pas dit qu’il aurait reçu une arme, Bonnier se serait rendu directement, seul, à pied, au haut-commissariat, pour sa première tentative, et, l’après-midi, une fois arrivé sur les lieux – cette fois, en voiture – il aurait demandé à un sous-officier de la garde, nommé Trucchi, à être présenté au capitaine Weiss, de l’état-major de l’amiral, et le garde lui aurait répondu que le capitaine n’était pas encore arrivé – le récit substituant ainsi Weiss à Joxe, ce dernier pouvait n’être plus soupçonnable d’implication dans le complot, de même que, le matin, venu à pied, Bonnier n’avait pas eu besoin d’y avoir été conduit, en voiture, par l’inspecteur Marcel Schmitt, un subalterne d’Achiary (Schmitt qu’avait cependant fait nommer à Alger l’abbé Cordier, qui l’employait à diverses tâches, au bureau du renseignement qu’il codirigeait avec le capitaine de frégate Morier, au sein du secrétariat gouvernemental à l’Intérieur d’Henri d’Astier : Schmitt, « agent d’une adresse démoniaque », selon un article du Midi libre du 8 février 1980, reproduit par Chantérac et dont le sujet est manifestement d’incriminer l’abbé, en pouvant avoir recours au dénigrement). En outre, toujours selon Robichon, au moment d’attendre le haut-commissaire, Bonnier se serait assis « sur un vieux canapé crevé par un ressort, tenant son parapluie entre les jambes », précision dont la première partie peut avoir été reprise du récit de Renée Pierre-Gosset (de son vrai nom Renée Gosset), qui parlait déjà d’ « un divan crevé par un ressort », qui plus est, comme le dit aussi Robichon, situé dans « une petite salle d’attente basse de plafond » (p. 224) – pièce et ameublement que Pierre-Gosset avait, d’ailleurs, peut-être constatés, de visu, à l’époque, puisqu’étant présente à Alger, avec le statut de journaliste (accidentellement séparée de son mari, Pierre Gosset, journaliste en vue, parti pour Londres, elle rédigera ses souvenirs algériens, à sa demande, après l’avoir rejoint, en débutant ainsi dans le journalisme) ; cependant que la deuxième partie de la précision de Robichon fait penser à une possible adjonction (autrement dit amplification) cherchant à insinuer, voire à renforcer l’insinuation, que Bonnier allait trouver l’arme du crime enfouie dans le canapé, avant de la faire passer dans son parapluie, d’autant plus que Robichon précise que la salle où se trouvait le canapé était sombre, et donc a priori propice à une action discrète, alors que sa confrère, tout comme Tompkins, qui parle lui aussi d’ « une petite salle d’attente », ne disent être sombre que le couloir ; enfin, il aurait sorti une cigarette et serait allé demander du feu à la secrétaire de l’amiral, Madame Moulin (ce dont celle-ci a peut-être témoigné, lors de son audition du 24 décembre), comme si, pouvant user d’un code convenu d’avance, il avait cherché à faire passer le message à des traitres de l’entourage du haut-commissaire, qu’il était bien désormais en possession de l’arme : derrière ce qui a tout l’air de n’être qu’une banalité, se cache, en effet, le fait que Bonnier était un gros fumeur et avait donc de fortes chances d’avoir du feu sur lui : Tompkins le décrit simplement comme allumant une cigarette, avant d’arpenter le couloir (Que Bonnier soit ou non réellement allé demander du feu, cette possible insinuation d’une complicité de membres de l’entourage pourrait avoir profité de la rumeur selon laquelle, en ce mois de décembre 1942, l’hostilité ou la défiance à l’égard de l’amiral étaient très répandues dans la population jusqu’à donc pouvoir se retrouver dans son entourage immédiat – cf. Henri Michel, p. 418). Ajoutons, pour ce qui est du feu dans la cheminée – dont, là encore, à notre connaissance, Robichon est le seul à parler – qu’il pourrait s’être agi d’une précision laissant intentionnellement entendre – tout comme le ferait, en lien avec elle, le récit invraisemblable du temps maussade – que la fenêtre, dont, au demeurant, Robichon ne parle pas, ne pouvait pas être ouverte (Vergez-Chaignon parle, tout au plus, d’un rez-de-chaussée qui est, d’ordinaire, « sombre et froid » – p. 189 – et le commandant Dupin de Saint Cyr, tout au plus, de bûches dont se sont saisis les gardes mobiles pour assommer Bonnier – cf. p. 190). À noter, cependant, que, dans son émission télévisée, en 1979, Alain Decaux semble reprendre deux détails fournis par Robichon et même, pour le premier, par Pierre-Gosset, à moins d’avoir puisé aux mêmes sources qu’eux : Bonnier attendait, assis « sur une banquette », et le manche de son parapluie était noir : la première précision est recoupée par la plupart des journaux de l’époque, d’Algérie et de métropole, qui rapportent qu’il était assis et qu’il s’est levé, à l’arrivée de l’amiral, certains, comme La dépêche algérienne, précisant qu’il l’a fait, au bruit de l’automobile sur le gravier (sans doute est-ce ce bruit qui aurait pu le faire lever, s’il est vrai qu’il était assis dans la salle d’attente, dont aucune ouverture ne donnait sur la cour, raison sans doute pour laquelle il tenait tant à être dans le couloir, pour pouvoir guetter par une fenêtre, et notamment celle de la porte d’entrée) ; quant à la seconde précision, elle peut étonner et pourrait laisser entendre que celui qui en avait été le témoin n’avait pu observer qu’un parapluie fourré dans un porte-parapluies… ou à demi enfoui entre les genoux de Bonnier… ou encore « accroché au bras », comme le dit Robichon, ou « au poignet », comme le dit Decaux lui-même, pour décrire la façon dont Bonnier le portait, en laissant entendre, tous les deux, que ce dernier pourrait n’avoir présenté ostensiblement que le manche, au moment de s’adresser à quelqu’un qui pourrait avoir été le garde de la grille ou l’huissier, si ce n’était pas que, d’une part, selon Robichon, pendant la traversée de la cour, « derrière une fenêtre (…) le sous-officier Trucchi, de la garde mobile, regardait Bonnier s’avancer, passant le seuil [du pavillon] avec son long parapluie à manche noir… », et que, après l’arrestation du meurtrier, « un des gardes ramassa le parapluie de Bonnier, et ne sachant qu’en faire, le déposa dans un coin du couloir » (p. 432 et 434), et que, d’autre part, banquette, couleur noire et port au poignet sont trois détails que Decaux ne reprend pas dans son récit publié en 2000. Quoi qu’il en soit de la couleur des composants du parapluie, à son insu ou non, Robichon pourrait s’être prêté à une opération de dédouanage de Joxe et d’Achiary, et peut-être même de Cordier, bien que nous verrons que, dans le cas de l’abbé, il ne soit pas sûr qu’il ait pu y en avoir motif, du point de vue même de Robichon, pour qui son dédouanage pourrait avoir été incompatible avec celui des premiers, le seul qu’il paraîtrait avoir souhaité…
Révoqué en octobre 1942 du commandement de la région aérienne de Tunisie, pour avoir infligé une rebuffade à la commission italienne de l’armistice, Pierre Weiss, capitaine d’aviation réputé, nommé général en 1940, demeurait en Algérie, où il avait gardé le contact avec Darlan, au point d’appartenir à son état-major. Favorable à l’entente entre Giraud et De Gaulle, au premier semestre 1943, il rejoindra le CFLN, en octobre de la même année, peu avant d’être nommé – du fait de sa formation juridique… et sans doute du fait de son effarante versatilité, qu’a consignée Pierre Ordioni… – président du tribunal militaire spécial chargé de l’épuration (instance établie à Alger, où elle sévit jusqu’en septembre 1944, en ayant comme juge d’instruction Paul Tubert ; elle permet de juger ou d’inquiéter – en un mot, d’écarter – tout vichyste et/ou giraudiste et, plus largement, tout anti-communiste, dont l’arrestation ou la simple convocation est à sa portée : son influence sera considérable sur la suite des événements en métropole et sur le façonnement de la France d’après-guerre – cf. Tout commence à Alger, p. 647-652, Sisley Huddleston, France, les années tragiques – 1939-1947, p. 269-273). Quelques mois avant sa nomination, Weiss venait d’assurer la fonction d’avocat de Louis Cordier et d’Henri d’Astier. En somme, un homme sûr pour couvrir Joxe (comme lui, ancien de l’entourage de Darlan), une vingtaine d’années après les faits, d’autant plus sûr que, en 1944, il avait dressé, à la demande du père de Fernand Bonnier, un réquisitoire contre l’Amiral (duquel, rappelle Ordioni, p. 166 et 648, il serrait, pourtant, la main, avec effusion, en lui exprimant sa soumission, dix jours avant le débarquement !), pour justifier son assassinat et permettre la réhabilitation de son assassin... Si, dans l’absolu, il n’est pas impossible que, ayant été soucieux de faire retomber la tension que, au dire de l’aspirant Maury qui se trouvait dans un bureau donnant sur le couloir, il offrait en spectacle au personnel de ce bureau, Bonnier ait eu recours à un dérivatif – afin de tromper sa propre anxiété et, par conséquent, l’attention des observateurs – en demandant à voir Weiss (s’adresser à Mme Moulin pour lui demander du feu ayant pu être du même ordre), la chronologie du récit de Robichon empêche pourtant d’admettre cette possibilité : la demande orale de voir Weiss suit immédiatement le remplissage de « la fiche réglementaire de visite », à laquelle elle est vraisemblablement conforme (Bonnier formule sa demande oralement, au moment où l’huissier n’a pas encore lu sa fiche qu’il lui tend ou s’apprête à lui tendre)... (Selon Renée Pierre-Gosset, tous les témoignages s’accordent à dire que, en attendant l’amiral, Bonnier était parfaitement maître de lui-même, état qui, à la rigueur, est compatible avec de la tension – que, au demeurant, Robichon pourrait interpréter comme étant de la nervosité – mais état qui, néanmoins, pourrait être une transposition de la façon dont Bonnier était, au préalable, apparu à ses camarades, comme nous le verrons bientôt) À la fin de son ouvrage, dans lequel le meurtre proprement dit de l’amiral n’occupe que cinq pages, Robichon mentionne, parmi ses sources, le lieutenant L’Hostis, dont nous reparlerons, l’aspirant Maury, dont nous avons déjà parlé et reparlerons, et deux Madame Tarbé de Saint-Hardouin, dont l’une clairement désignée comme étant l’épouse de Jacques, lequel était passé ouvertement et résolument au gaullisme, après la guerre, mais était décédé depuis huit ans au moment de la parution de Jour J en Afrique. Parution dont on notera qu’elle a lieu un an avant une élection présidentielle à laquelle De Gaulle se présentera, la parution de la version poche, dans une collection très populaire, ayant même lieu seulement quelques semaines avant cette échéance électorale… ce qui peut donc déjà constituer un argument supplémentaire à la thèse que nous développons plus loin, à propos de cette élection…
Pour en revenir précisément au parapluie, on peut se demander s’il se serait agi d’un ustensile prévu comme moyen de défense rapprochée… comme pourraient avoir appris à l’utiliser au jeune Bonnier des instructeurs que l’on devinerait spontanément être britanniques (soupçon dont nous verrons qu’il ne manque pas d’être fondé) ? Étant donné que le port de ce parapluie pouvait paraître suspect, il est possible que Bonnier ait pris, lui-même, l’initiative inconsidérée d’user d’un tel moyen, qui aurait pu le rassurer, qu’il eût été ou non formé à son usage. Comportement aventureux qui n’en resterait pas moins compatible avec une formation antérieure au combat – plutôt erratique, comme nous le verrons – et que l’on devrait encore rapprocher de ses premiers tirs ratés, et du fait qu’il n’aurait pas jugé opportun de remplacer les balles tirées, à l’essai, depuis son chargeur, et aussi du fait qu’il aurait attendu de se rendre à sa seconde tentative de l’après-midi pour essayer le revolver qui lui avait été remis pour sa tentative du matin, et qui, au premier coup, s’est enrayé, avant de fonctionner, aux deux coups suivants, l’ensemble de ces indices pointant, évidemment, vers un individu qui, par-delà sa fougue, n’est pas véritablement porté à ce genre d’action et qui a été manipulé pour l’accomplir, comme les premiers interrogatoires permettront, d’ailleurs, de l’établir (manipulation qui, pour finir, n’aurait d’ailleurs pas été elle-même sans inconséquence, puisqu’on lui aurait donc remis une arme défectueuse…). Dans une note adressée au fils de l’amiral, et qu’il lui remet en main propre, à l’été 1943, le capitaine Hourcade fait la description suivante de l’état de Bonnier, au moment des faits : « Je ne me rappelle rien qu’un visage aigu et tendu, manifestement sous l’emprise d’une excitation extraordinaire (…) avec des pupilles qui m’ont parues dilatées comme s’il avait été drogué », « impressions a posteriori » dont le capitaine affirme néanmoins se méfier (cf. Ordioni, Le secret de Darlan, p. 306)… et dont il y a, en effet, sans doute, tout lieu de se méfier, Pierre Raynaud ayant témoigné de sa rencontre du matin, de la façon suivante, dans une lettre à Alain Decaux : « Les termes calme et serein sont superflus concernant Fernand. Il me décrivait l’action projetée sans la moindre exaltation. Il allait remplir une mission bien préparée. C’est tout. Et c’était très simple. » (ibid., p. 107) Lorsque, trois heures plus tard, Jean-Bernard d’Astier l’accompagne jusqu’au palais, pour sa première tentative, « il n’y avait aucune excitation ; Bonnier était d’un calme absolu, raconte ce dernier (…) Nous échangeâmes très peu de paroles durant le trajet. L’atmosphère était détendue. Nous étions en temps de guerre et allions remplir une mission. » Lorsque, encore trois heures plus tard, Mario Faivre le reconduit au palais, il le décrit « absolument calme, naturel » ; et Jean-Bernard d’Astier, qui se trouve, de nouveau, dans la voiture : « comme ce matin », « très calme, très décontracté, parlant peu ». Sur le chemin du palais, il demande du fil et une aiguille pour recoudre le fond de la poche de son pantalon, craignant de perdre les chargeurs de rechange. La fourniture obtenue, grâce à un détour au domicile des Faivre, « Bonnier se met posément à recoudre sa poche » (Nous avons tué Darlan, III, Qui a tué Darlan ?, p. 34-35, et Decaux, Morts pour Vichy, p. 111).
Selon le rapport d’interrogatoire du commissaire Garidacci (tel que remémoré, en 1980, par le juge Voituriez), Bonnier aurait avoué avoir vérifié l’arme, le matin, avant sa première visite au haut-commissariat, mais Jean-Bernard d’Astier, qui l’accompagnait, le matin et l’après-midi, ne parle d’un essai et d’un remplacement de l’arme de Bonnier qu’en début d’après-midi, juste avant la seconde visite, remplacement confirmé par l’un des deux autres à accompagner Bonnier, cet après-midi-là, le chauffeur, Mario Faivre, cependant que le second, Roger Rosfelder, parle d’un remplacement qui aurait été effectué, la veille (À noter que, devant le juge, Faivre et Rosfelder nient avoir été au courant de la première tentative du matin, sans doute pour se défendre d’avoir été de la partie du complot contre Darlan. Ils déclarent n’avoir fait que répondre à la demande fortuite de Bonnier de le conduire au palais, mais alors que, selon leurs témoignages ultérieurs, l’arme qu’utilisera finalement Bonnier et qui appartenait à Faivre avait été récupérée chez un réparateur, la veille, quoique d’une manière qui diffère, selon leurs récits respectifs, Rosfelder changeant même de version, au cours du temps : s’il a commencé par déclarer, au juge, n’avoir rencontré, pour la première fois, Bonnier que l’après-midi du 24, en 1972, il déclare que, le 23, Faivre, Bonnier et lui-même se sont rendus chez l’armurier prendre l’arme, puis, en 2000, que seul le fit le chauffeur du matin, l’inspecteur Schmitt. En 1982, son frère André confirme que Roger « connaissait Bonnier » et qu’il savait « qu’une opération visant à l’exécution de Darlan était projetée et que Bonnier de la Chapelle était volontaire pour cette action » – cf. Qui a tué Darlan ?, p. 92). Au vu du rapport d’interrogatoire de Garidacci, il est probable que soit le commissaire, soit Bonnier lui-même, ont modifié les aveux du meurtrier – l’un en aval, l’autre en amont – pour les rendre plus vraisemblables, voire pour les rendre compatibles avec un complot censé avoir été soigneusement préparé par trois hommes, pour qui l’état de l’arme ne pouvait donc avoir été laissé au hasard, et dont Bonnier vient justement de livrer les noms : Henri d’Astier de la Vigerie, l’abbé Louis Cordier et le comte de Paris (cf. G. d’Astier, L’exécution de Darlan, p. 180 et 184-186). Au demeurant, le choix initial d’un revolver énorme et défectueux n’est pas sans pouvoir interroger, d’autant plus que la décision d’en changer a été prise, à l’insu des commanditaires et/ou des exécutants en chef, par des subalternes : Jean-Bernard d’Astier, Mario Faivre, Roger Rosfelder – trois jeunes du Corps franc d’Afrique – et le meurtrier, qui était de leur mouvance et habitué du camp du Corps franc (son appartenance ou non au Corps variant en fonction des témoins et des circonstances). Les deux premiers s’étaient retrouvés au restaurant Le Paris, à l’heure du déjeuner (soit après la première visite de Bonnier au palais), alors que Henri d’Astier et Cordier s’y trouvaient, et alors que les deux derniers – Bonnier et Rosfelder – s’étaient contentés d’en rejoindre les abords. Du moins, est-ce la version ordinaire, car, dans un article paru dans Le Figaro du 23-24 décembre 1945, un anonyme présenté comme « un jeune officier ayant participé comme volontaire aux opérations qui permirent le débarquement des Alliés à Alger » rapportait avoir été témoin de la scène suivante, au Paris, le 24, au moment du déjeuner : « L’abbé demanda à mon ami d’essayer l’arme de Bonnier qui, disait-il, s’enrayait facilement », l’ami en question pouvant être Jean-Bernard d’Astier, car étant présenté (malgré, cette fois, l’appellation « mon camarade » au lieu de « mon ami ») comme celui « qui possédait le pistolet » que prendra finalement Bonnier, au moment de le recevoir de Jean-Bernard lui-même (comme en ont témoigné ce dernier et Mario, dans leurs ouvrages), Jean-Bernard auquel Faivre l’avait donné, la veille (Remarquons, néanmoins, que l’auteur de l’article semble distinguer le « jeune fils » d’Henri d’Astier, qu’était Jean-Bernard, et le possesseur du pistolet, lequel pourrait donc être Faivre, tenu pour celui qui avait encore un droit sur l’arme, bien qu’il l’aurait eu offert à Jean-Bernard, la veille. Au passage, on pourra s’étonner que Jean-Bernard puisse être désigné comme « jeune fils » par Faivre ou Rosfelder, puisque tous trois étaient du même âge : 19 ans, et puisque Jean-Bernard n’avait pas de frère. À vrai dire, n’est-on pas face à une accumulation d’indices pointant vers un faux témoignage ?). Toujours à propos de l’auteur de l’article, qui entendait rester anonyme (et qui semble l’être finalement resté, puisque, en 2019, Vergez-Chaignon ignore son identité), il n’est pas facile de savoir s’il pouvait s’agir, notamment, de Faivre ou de Rosfelder, tous deux ayant été de la préparation du débarquement, le second ayant cependant séjourné à l’internat d’une école, hors d’Alger, de la mi-octobre à la mi-novembre, et le premier étant très porté à ménager les d’Astier (qui le traitent « comme l’enfant de la maison », pour reprendre le mot de Decaux) ainsi que leurs proches, dont était l’abbé Cordier. Cette dernière précision pourrait plaider, en creux, en faveur de Rosfelder, qui était politiquement de gauche et qui déclarera, ultérieurement, se résoudre à ne plus épargner aucun des protagonistes de l’affaire, et notamment l’abbé, excepté Bonnier, dans la mesure où, précisément, il se décide à parler, eu égard à l’amitié que celui-ci lui portait (à se demander, au passage, si cette amitié était réciproque, et s’il ne s’essaye pas tardivement à la réciprocité).
En 2000, dans son récit Insoumission, sous le nom de plume Roger Curel, Rosfelder déclarera s’être retenu, pendant une trentaine d’années, à savoir jusqu’à ses deux interviews accordées, à dix mois d’intervalle, à un journaliste étasunien et à un journaliste français, de se lâcher sur l’affaire, et notamment « de mettre Cordier en cause » : en novembre 1972, à L’Aurore, il déclarait que, le 23 décembre, autrement dit la veille et non le jour-même de l’assassinat, Cordier avait remis à Bonnier deux « énormes et magnifiques pistolets de duel appartenant à la collection du général (sic) Henri d’Astier. Vraiment éléphantesques avec des barillets surprenants, des balles plus grosses que celles d’un colt. L’abbé avait dit à Bonnier qu’ils étaient chargés, prêts à fonctionner. Malgré cela, nous [Bonnier, Faivre et moi] avons décidé de faire un essai. Bien nous en prit (…) Les deux pistolets sont défectueux. Il n’en sort pas une balle. » ; dix mois plus tôt, à Today in France – une lettre d’information d’hommes d’affaires franco-américains à New-York – il faisait un récit similaire, tout en ajoutant quelques détails, nullement corroborés par d’autres sources, pour au moins les deux premiers : Bonnier était habillé tout en noir et il a pénétré dans le parc du palais à 14 heures, alors que les gardes habituels – ordinairement massés en nombre derrière la grille – semblaient absents ; et tout en différant sur deux points : l’un relativement mineur, d’autant plus qu’il prête à diverses interprétations : en novembre, il décrit Bonnier comme une « mince silhouette blanche » disparaissant, au moment d’entrer dans le pavillon du haut-commissariat (détail que, au demeurant, la configuration des lieux ne lui a sans doute même pas permis d’entrevoir, depuis la rue) ; l’autre important : dans sa première déclaration de janvier, il précisait que les revolvers avaient dû être remplacés par un pistolet de calibre .25 (6,35 mm) appartenant à Faivre et qui avait été laissé chez un réparateur (cf. Ambrose, Ikes spies, p. 48-50), alors que, dans sa seconde déclaration, dix mois plus tard, il s’agit d’un pistolet Eibar 7,65, lui aussi laissé chez un réparateur – Eibar étant un nom du Ruby – ; le calibre 6,35 se trouve correspondre à celui qu’avaient annoncé la Radio et les journaux d’Alger, quelques heures après l’assassinat, et, à moins de deux dixièmes de millimètres près, au « revolver 6,5 à barillet » dont l’avocat de Bonnier, Charles Sansonetti, un gaulliste qui, dès le soir du 24, s’était proposé pour assurer la défense du meurtrier, a parlé à Bourdan, trois jours après l’assassinat, selon le témoignage de ce dernier – l’avocat, ou le journaliste dans son reportage, ayant assurément été approximatif dans la façon de parler de l’arme, d’autant plus que, à l’époque, il n’existait pas de revolver de ce calibre, mais, en matière d’arme de poing, seulement un pistolet allemand ancien, le Bergmann 1896, d’une longueur de 25,4 cm et doté d’un chargeur de cinq cartouches, et alors que, le soir du 25, le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire permanent d’Alger précise, dans son acte d’accusation, qu’a certainement entendu et écouté Sansonetti, que Bonnier a reconnu avoir « volontairement tiré sur l’Amiral, se servant d’un pistolet automatique 7,65 » (comprendre : un pistolet semi-automatique – rappelons qu’un automatique peut tirer en rafale, alors qu’un semi-automatique doit avoir la détente relâchée entre deux coups) ; il est possible qu’en mettant en avant un 6,5, calibre plus proche d’être une arme de défense que d’attaque, voire, à supposer que les décimales relèvent d’une coquille ou d’une simplification de la part de Bourdan, en mettant en avant un calibre 6,35 plus répandu qu’un 7,65, l’avocat gaulliste ait voulu éloigner la suspicion d’un complot ; et, par ailleurs, il est possible qu’en mettant en avant un revolver, il ait voulu suggérer que les cartouches ramassées par les enquêteurs et qui ne pouvaient qu’être issues d’un pistolet qui les aurait eu éjectées, étaient de faux éléments d’enquête. Calibre 6,35 déclaré par Rosfelder, en janvier 1972, qui, en novembre suivant, puis, en 2000, cette fois sous le nom de plume Curel, devient, en conformité avec les témoignages directs, avec l’acte d’accusation et avec la seconde enquête judiciaire – ainsi qu’avec le roman Brancula, du même Curel, publié en 1969… – un Eibar 7,65 ; cependant que, en 2000, l’arme n’a plus été, comme en novembre 1972, déposée pour réparation par Mario Faivre puis récupérée par l’équipe composée de ce dernier, Bonnier et lui-même, mais déposée et récupérée par un « ami », le jeune inspecteur de police Marcel Schmitt (dont nous avons vu qu’il devait sa présence à Alger à l’abbé Cordier), la première version étant, au demeurant, corroborée par le témoignage de Faivre, dans son ouvrage paru en 1975, où l’auteur déclare avoir déposé, pour réparation, le Ruby chez un armurier, le 21, et être allé le récupérer, deux jours plus tard, tout en déclarant aussi, par ailleurs, avoir possédé un pistolet 6,35, que lui avait offert, à la fin de l’hiver 1942, le capitaine Alfred Pillafort, qui mourra huit mois plus tard, en s’obstinant à combattre des troupes françaises sur le point de se ranger du côté des Américains. Comme Rosfelder, il situe l’armurier dans la Casbah (cf. Bourdan, p. 149-150, Vergez-Chaignon, p. 223 et 252).
Rosfelder pourrait donc être soupçonné d’avoir, dès 1945, éprouvé une sorte d’animosité de principe envers l’abbé Cordier, s’il n’avait pas été, comme Faivre, lié à lui par des liens de complicité et même de cordialité, dans le cadre des activités du Corps franc et du groupe des conjurés du 8 novembre, mis sur pied par Henri d’Astier (cf. infra), et surtout s’il n’avait pas été absent de l’intérieur du Paris, pendant tout ce milieu de journée du 24 : déjeunant avec son frère André, à un restaurant situé à environ deux cents mètres du Paris, il a vu l’attroupement se créer non loin de la voiture de Mario Faivre et s’y est joint, avant de monter dans le véhicule (Geoffroy d’Astier ne le mentionne pas comme présent à l’intérieur du Paris – cf. p. 180). S’est-il, deux ans après, livré à une reconstitution imparfaite de l’événement, sur la base de bribes qu’il en avait vécu et d’autres dont on l’aurait eu informé ? Mais, ayant été présent dans la voiture, il avait bien dû voir que c’était Jean-Bernard qui s’était séparé – « avec regret », d’ailleurs, comme celui-ci le raconte – du Ruby ? Trop d’indices pointent décidément en direction d’un faux, réalisé par une personne qui n’aurait même pas été présente dans Le Paris, puisqu’elle fait déjeuner Henri d’Astier et Jean-Bernard, « dans la même salle » du restaurant, alors que le père – qui, certes, prit l’apéritif à une table du rez-de-chaussée – déjeuna à l’étage, quand le fils déjeuna au rez-de-chaussée. Notons qu’une manipulation montée par l’abbé Cordier lui-même ou par son entourage ou par ceux qui les auraient commandés n’est pas à exclure : une fois produit un faux rempli d’inexactitudes faciles à prouver, Cordier avait la part belle d’avoir à en réfuter le fond, sans se soucier des détails, qui, apparaissant quasiment d’eux-mêmes, ne pouvaient qu’étayer sa réfutation. Peut appuyer cette hypothèse le délai très court, que l’on pourra même éventuellement estimer trop court, entre la publication du témoignage et celui de la réponse, qui plus est, le jour férié de Noël s’intercalant entre les deux dates (cf. infra). Une même main aurait-elle remis simultanément les deux textes à un membre de la rédaction complice ? Quoi qu’il en soit, ce serait donc sur le conseil de l’abbé Cordier – qui, logiquement, aurait dû avoir prodigué le même conseil d’essayer l’arme à l’équipe du matin, dont faisaient partie, outre Bonnier, Marcel Schmitt, qui servait de chauffeur, et Jean-Bernard d’Astier – que le chauffeur Mario Faivre aurait fait un détour hors de la ville pour qu’y soit essayée l’arme. Mais voilà qui ne fait qu’attester, une nouvelle fois, que l’article ne relève pas d’une incrimination efficace de l’abbé : d’un côté, en paraissant renseigné sur l’état de l’arme, celui-ci laisse entendre qu’il l’a fournie ou qu’il en connait très bien le fournisseur, mais, d’un autre côté, l’auteur de l’article semble s’ingénier à effacer toutes traces d’une tentative opérée le matin, et donc à invalider la déposition de Garidacci, qui impliquait l’abbé dans une opération matinale, puisqu’il déclare : « À la fin du repas [de midi], l’abbé Cordier s’approcha de mon ami et lui annonça : ″J’ai trouvé l’homme. C’est pour tout à l’heure.″ Il lui présenta le jeune Fernand Bonnier de la Chapelle. » Comment, face aux témoignages des trois acteurs présents dans la voiture du matin, témoignages imparablement corroborés par ceux du personnel du haut-commissariat, peut-on avancer l’idée que Bonnier est le candidat tout neuf de l’après-midi ?
En réponse à l’article paru dans ses colonnes trois jours plus tôt, Le Figaro publie une lettre de l’abbé, dans laquelle celui-ci rejette le contenu de l’article : « Je donne en particulier le démenti le plus formel aux allégations de votre informateur relatives à la part directe que j’aurais prise à la préparation de l’attentat et notamment au choix et à l’essai de l’arme » ; ce qu’il confirmera, dans L’Aurore, en 1972 : « trente ans après, je puis expliquer certaines choses. Et tout d’abord que je n’avais pas du tout, en décembre 1942, souhaité, préparé, organisé le meurtre de Darlan. Qu’au contraire sa mort dérangeait mes plans. L’ordre de le tuer est venu d’ailleurs (…) On était en train de négocier avec lui. Darlan devait se retirer. » Son démenti est corroboré par le témoignage de Mario Faivre, qui, dans son ouvrage, va jusqu’à omettre de mentionner le rendez-vous du matin entre Bonnier et l’abbé, dont, pourtant, dès le soir du 24, lors d’un interrogatoire par les commissaires Esquerré et Garidacci, Bonnier est censé avoir parlé, qui plus est comme du moment où l’abbé lui « remit un révolver de gros calibre, chargé » (rendez-vous et remise de l’arme qu’évoque, par contre, Jean-Bernard, dans son ouvrage, en parlant d’un « gros revolver », p. 33-34 et 35) (témoignage de Garidacci recueilli et remémoré par Voituriez – cf. L’assassinat de l’amiral Darlan, p. 139 – Voituriez devant lequel, le 10 janvier, l’abbé reconnaîtra l’existence du rendez-vous du matin du 24, qui, selon lui, aurait eu pour seul motif la confession de préparation à Noël, alors qu’il aurait même ignoré que Bonnier s’apprêtait à tuer l’amiral. Dans L’Aurore, il déclarera que le procès-verbal dressé par Garidacci est « une soi-disant confession du garçon », et « formellement que [son] contenu est un faux ») ; rendez-vous du matin auquel Faivre n’avait certes pas participé, mais dont, pour autant, il ne donne pas la moindre indication qu’il aurait eu ou pu avoir lieu (L’historienne Vergez-Chaignon, quant à elle, si elle mentionne le rendez-vous, ne dit pas que l’abbé y aurait remis une arme, préférant manifestement se ranger – à l’instar de Chamine, p. 500 – à la thèse selon laquelle Bonnier aurait usé, le matin, de l’arme de Sabatier… à moins que ce ne soit à la thèse selon laquelle rien n’est certain, en la matière… au point de n’avoir sans doute pas de raison de rejeter absolument l’avis (dont elle ne fait, du reste, pas mention) exprimé, le 11 janvier, par Bergeret, lors de son compte-rendu d’enquête au colonel Julius Holmes, un membre de l’état-major d’Eisenhower qui, en l’occurrence, remplaçait Murphy malade, Murphy auquel le colonel rapporte ensuite que « toute l’affaire a été organisée par d’Astier de La Vigerie, par un prêtre nommé Cordier, et par un personnage sans importance politique qui a fourni à l’assassin non pas un mais deux pistolets (…) le général Bergeret dit qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute que toute la lumière a été faite (…) qu’il avait la conviction profonde que de Gaulle n’avait pas pris part à l’affaire », position de Bergeret dont il y a lieu de penser qu’elle relevait d’un arrangement avec les circonstances, arrangement qui s’amorçait peut-être, à la date du 20 décembre, quoique sans aucune intention de trahir l’amiral et encore moins par complaisance pour un projet criminel, lorsque Bret fut le témoin indirect que le haut-commissaire-adjoint était « maintenant convaincu de l’impossibilité de maintenir Darlan à la tête des affaires », et arrangement qui continua, lorsque, en fin de journée du 25, sous la pression de Giraud, il abandonne son projet de complément d’enquête visant sans nul doute les gaullistes – cf. Une juvénile fureur, p. 178 et 187, G. d’Astier, p. 236-237, Bret, p. 352). À propos de l’essai de l’arme, dans son ouvrage, Faivre s’en tient à rapporter que, à l’heure du déjeuner, alors que Bonnier arrivait au Paris, après son échec de la fin de la matinée au palais, l’abbé est sorti du restaurant pour aller au-devant de lui, puis lui a déclaré, à lui Faivre, qui s’était mis à le suivre et vers lequel il revenait : « Bonnier va retourner au Palais d’été. Il a reconnu ta voiture, il voudrait que tu l’y emmènes. Il désire auparavant essayer son arme. Il t’attend devant ta voiture. » Néanmoins, dans une lettre écrite à Pierre Raynaud, en septembre 1988 (cf. infra), Faivre semble bien reconnaître que l’arme que tint à échanger Bonnier, dans la voiture, venait de l’abbé : « le révolver fourni par Watson fut déposé dans la boîte à gants (je le rendis à Cordier deux ou trois jours plus tard) »…
Sans doute, Cordier a-t-il fourni au moins une arme à Bonnier et sans doute cette arme était-elle un revolver. La question de savoir s’il pourrait s’être agi d’un troisième revolver, après deux autres fournis la veille, pouvant éventuellement rester posée, même si elle ne tient, tout compte fait, qu’à une déposition du commissaire Garidacci devant le juge Voituriez, qui ne l’a ensuite inscrite dans aucun procès-verbal d’audition, mais prétend s’en souvenir, au moment d’écrire son ouvrage, en 1980 ; déposition du commissaire certes étayée, en 1992, par Jean-Bernard d’Astier, dans son propre ouvrage, mais que l’on peut soupçonner de profiter du témoignage du juge, pour se dédouaner de celui de Rosfelder qui, en 1972, l’avait présenté comme celui qui avait pris les deux revolvers dans les affaires de son père et les avait remis à l’abbé (ce qui a, d’ailleurs, toutes chances d’être faux, étant très peu probable que Jean-Bernard eût agi, en cette matière, sans l’accord de son père… et alors que l’abbé avait probablement toute latitude de se servir lui-même dans les affaires militaires de ce dernier… en quoi Jean-Bernard pourrait chercher ni plus ni moins qu’à réparer un mensonge qu’il aurait eu commis, à l’époque, sans doute à la demande de son père, et au moins à l’adresse de Rosfelder, puisque Faivre, ami intime des d’Astier, n’aurait eu aucune raison de n’être pas mis dans la confidence). Si, comme nous l’avons dit, Voituriez avoue avoir omis de mettre dans les procès-verbaux ce qu’il jugeait être « inutile et dangereux », comment la mention d’une arme fournie par Cordier, le matin du 24, pourrait-elle avoir relevé de cette catégorie ? Au cours de son enquête, Voituriez n’a jamais hésité à mettre en cause Henri d’Astier et l’abbé Cordier, aussi une telle réticence à rapporter un élément aussi important demeurerait totalement injustifiable, inexplicable. Probablement, le juge avait-il eu vent, dès l’époque, qu’un revolver était passé des mains de Cordier à celles de Bonnier, mais il n’avait pu obtenir aucun témoignage à ce propos ni de Rosfelder, ni de Faivre, ni de Jean-Bernard, tout au plus, peut-être, et dans une certaine mesure – à savoir, indirectement – de Bonnier, dont l’un des procès-verbaux d’audition du soir du 24 lui fait dire : « C'est M. Cordier qui m'a remis le plan des bureaux du haut-commissariat et du cabinet de l'Amiral et c'est par lui que j'ai pu me procurer le pistolet et les cartouches qui m'ont servi à exécuter la mission que je m’étais assignée et qui était de faire disparaître l'amiral. » Outre que l’on remarquera que Bonnier ne dit pas quand l’arme lui aurait été procurée, on remarquera l’usage du terme « pistolet », qui est certes le type d’arme ayant été utilisé pour l’assassinat, mais qui n’est pas celui avec lequel Bonnier entra, en début d’après-midi, dans la voiture conduite par Mario Faivre… Au demeurant, lorsque Raynaud relate son rendez-vous avec lui, en début de matinée, par ces mots : « Je compris qu’il n’avait pas eu besoin de “piquer” le révolver de Sabatier, il ne disait pas pistolet », sous-entend-t-il que Bonnier avait la fâcheuse habitude d’utiliser le mot « pistolet » pour « revolver », ou bien que, en effet, en tout début de journée, il n’avait pas, dans les mains, une arme correspondant à celle de l’assassinat ? Force est d’admettre que, ici, le témoignage de Raynaud paraît sibyllin. Mais nous aurons l’occasion d’y revenir.
A priori, semblerait ne pas avoir été fortuit le fait que le revolver que Cordier a vraisemblablement remis à Bonnier était de marque anglaise et qu’il appartenait à un capitaine français d’origine anglaise, Lindsay Watson, un adjoint de Sylvestre Van Hecke, et – accessoirement ? – filleul et/ou bâtard – tellement il lui ressemble, selon Ordioni – de Winston Churchill (cf. G. d’Astier, note 373, Ordioni, Tout commence à Alger, p. 318-319, Ordioni qui témoigne que, au premier semestre 1941, à Alger, Watson, qu’il présente comme étant « en partie lié à l’Intelligence Service », est au courant d’un projet de débarquement étasunien en Afrique du Nord, monté par des conspirateurs de droite, antigaullistes, en contact avec les Américains, et n’ayant d’autre objectif que militaire : sans doute le projet élaboré, dans la mouvance de Weygand, par le capitaine Beaufre, appuyé du colonel Solborg, dont nous reparlerons). Du moins, ce récit concernant l’arme reprend-t-il la version rapportée par Geoffroy d’Astier, car, selon une autre version, rapportée par le journaliste-historien Anthony Cave Brown, l’arme, désignée comme un Colt et comme un pistolet, dont disposait Bonnier – au moins pour sa tentative du matin – appartenait à un officier étasunien, le Major Carleton Coon, un anthropologue qui, depuis le début de la guerre, avait travaillé, de manière non officielle, pour le renseignement étasunien, avant d’être engagé à l’OSS (Office of strategic service), au moment de sa création, en mai 1942. Auteur d’un mémorandum recommandant l’assassinat politique pour anéantir « les causes de troubles potentiels » et, à cette fin, recommandant la création d’une unité spéciale anglo-américaine, le major était, par surcroît, l’instructeur principal du Corps franc, au camp d’Aïn Taya, où était affecté Bonnier, et, si l’on en croit Cave Brown, il avait déclaré le vol de son arme, dans son armoire, un ou deux jours avant l’assassinat. Au moment où ce vol avait lieu, Coon se trouvait dans les parages du palais d’été, et il avait été, dans les heures suivantes, prié par le colonel Eddy, le chef de l’OSS pour l’Afrique du Nord, avec qui il avait rendez-vous pour passer la fête de Noël, de rejoindre une cellule mixte OSS/SOE, en Tunisie, afin de se soustraire à de possibles, sinon probables, investigations des autorités françaises ; lesquelles autorités, en effet, allaient bientôt être à la recherche du sergent Sabatier, le chef du camp récemment ouvert à Aïn Taya, dans les environs du cap Matifou, à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Alger, Sabatier qui, pendant qu’avait lieu l’assassinat, déclarait la disparition d’une arme appartenant à un membre du camp, l’aspirant Arguilhère, déclaration qui le rendra rapidement suspect et l’obligera à fuir, jusqu’à son arrestation, le 4 janvier, avant d’effectuer une détention de six mois. À Aïn Taya étaient établies, jusqu’au 22 novembre, les deux missions Massingham et Brandon du SOE, débarquées en Algérie, le 8 novembre, et dont, depuis le 11 novembre, un détachement était composé de nouvelles recrues françaises volontaires, choisies et dirigées par l’aspirant Pauphilet, sous le nom de Special detachment – surnommé French commando – installé, dans un premier temps, à Mour Laïn, au Cap Matifou, puis à Aïn Taya, après le départ, le 21 novembre, des trois-quarts de ses effectifs, sur le front de Tunisie, avec la mission Brandon (selon Alain Decaux, ce départ sur le front a duré jusque « après le 10 décembre », comme le confirme le départ imminent du lieutenant Louis Gendron, en date du 20 décembre – Decaux, p. 105, Vergez-Chaignon, p. 133). À cette même date du 21 novembre, la mission Massingham, quartier général du SOE, partait s’établir au Club des Pins, une station balnéaire, à 25 kilomètres à l’ouest d’Alger. Au nouveau camp d’Aïn Taya, ouvert à la mi-décembre, étaient rassemblés des membres de l’ancien Special detachment, qui était devenu officiellement le Corps franc d’Afrique, deux semaines plus tôt. À la demande des Anglais, six des affectés à Aïn Taya furent choisis et instruits pour devenir les instructeurs des autres membres du camp, par le seul Major Coon de l’OSS – au demeurant, le seul Américain à avoir appartenu au Corps franc, où il représentait le colonel Eddy (Vergez-Chaignon laisse entendre que le capitaine Castaing, le chef du renseignement au Corps franc, qu’est venu interroger un lieutenant de la Sécurité militaire, le matin du 25, dans le cadre de l’enquête, a eu l’attention attirée par six noms, en plus de celui de Bonnier, sur la liste des engagés du Corps franc : Sabatier, d’Arguilhère, Le Dieu de Ville, Pauphilet, Roquemaure et « un mystérieux X », qui conforte le Capitaine dans son intuition qu’il existe « un commanditaire masqué, un chef secret », les cinq premiers étant, au demeurant, connus pour être d’ardents gaullistes, le troisième d’entre eux assurant même la fonction d’intermédiaire avec le groupe de Capitant, cependant que des individus comme Pierre Raynaud, Jean-Louis Lucas et Claude Bures pourraient avoir été des instructeurs, à Aïn Taya, comme il l’avaient été à Mour Laïn, où ils avaient reçu une formation en la matière, s’ajoutant à eux des militaires d’origine comme Louis Gendron et Bernard Aynès, les deux adjoints de Sabatier – p. 316, Chantérac, p. 179-180, J.-B. d’Astier, p. 81). De ce camp dirigé par Sabatier faisait partie Bonnier (comme le confirme un rapport d’événements cité par Coon, dans son ouvrage), lequel y avait encore, comme à Mour Laïn, un rôle d’intermédiaire avec Henri d’Astier, et était encore censé pouvoir s’y exercer au maniement des armes et des explosifs, comme il l’avait fait au Club des Pins et à Mour Laïn, nonobstant que, selon Sabatier, il s’y sera rendu, pour la dernière fois, l’avant-veille de l’assassinat, après avoir obtenu une permission de plusieurs jours (le fait qu’il logeait dans un studio, en ville, et non au camp, était une faveur qui lui avait été accordée, notamment eu égard à son rôle d’intermédiaire entre le Corps franc et Henri d’Astier) (cf. Chantérac, p. 180-183, Cave Brown, The life of Sir Stewart Menzies Churchill’s spymaster, p. 449-451, Verrier, Assassination in Algiers, p. 190-192, 214 et 224-226, Vergez-Chaignon, p. 316 – Le récit de Cave Brown recoupe celui de Coon, dans son ouvrage A North Africa story, p. 47-48 et 61-62, publié huit ans auparavant, excepté concernant le vol de son arme, dont l’intéressé ne fait aucune mention, cependant qu’il avoue ne pas souhaiter s’attarder à évoquer la période allant du 8 novembre au 31 décembre 1942, qui lui a laissé un souvenir « non agréable », mais, paradoxalement, tout en précisant, plus loin, au cours du récit qu’il fait de cette même période, que sa mission d’instructeur à Aïn Taya, commencée après le 9 décembre, lui a été « très plaisante ». À noter que, selon Coutau-Bégarie et Huan, « Cave Brown accueille volontiers des témoignages approximatifs ou peu sûrs », mais, d’un autre côté, « il reconnaît n’avoir guère de preuves (…) [d’] une responsabilité des services secrets britanniques dans l’assassinat de Darlan » – Darlan, p. 687-689 et 710-712).
Van Hecke, le commissaire des Chantiers de la jeunesse pour l’Afrique du Nord, était un membre du groupe français qui avait préparé le débarquement des Alliés et l’éviction de Darlan (le « groupe des Cinq » dont nous reparlerons), groupe dont était aussi membre, outre Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, Henri d’Astier de la Vigerie, celui à qui l’arme de Watson avait été confiée pour révision et qui aurait pourtant déclaré, le 20 janvier, au juge Voituriez, qui la lui présentait, après qu’elle eut été retrouvée dans ses affaires, dix jours plus tôt, lors d’une perquisition à son domicile, n’absolument pas la connaître (tout comme le déclarera Cordier, au même, le 25), alors que sa femme, tout en confirmant que l’arme avait été remise à son mari pour réparation, affirmera qu’il l’avait finalement confisquée à son propriétaire qu’il jugeait trop enclin à se servir d’armes à feu, à tort et à travers (À noter, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu’Henri d’Astier n’avait pas de goût pour les armes : il n’en portait jamais et ne s’en servait jamais, excepté, on s’en doute, lors de ses engagements sur les champs de bataille de 14-18, où il fut blessé trois fois, et ceux du débarquement en Provence, où il commandait les Corps francs d’Afrique) (cf. G. d’Astier, p. 178, 257 et 334-335 ; témoignage de Louise d’Astier recueilli, en 1982, par Faivre et reproduit par Jean-Bernard d’Astier, dans son ouvrage, p. 94-95). Comme nous l’avons vu, Bonnier était pourtant censé s’être déjà procuré une arme, en usant vraisemblablement d’un subterfuge monté avec Sabatier. La confidence qu’il en a faite à Raynaud eut lieu à 9 h 15, le matin du 24 décembre. Pourquoi Cordier lui remet-il alors une autre arme, une heure plus tard, à leur rendez-vous de 10 heures ? L’argument du gros calibre du pistolet britannique, qu’avance Geoffroy d’Astier – selon qui, il se serait agi d’un Boltun Patent automatic pistol, que, par ailleurs, il nomme revolver, au lieu de pistolet – doit-il être pris en compte ? Il conviendrait, d’ailleurs, d’y ajouter celui – qui n’en est guère distinct – de sa forte puissance, conformément au témoignage de Mario Faivre, dans sa lettre à Pierre Raynaud du 26 septembre 1988 : « un revolver à barillet de forte taille, de calibre sans doute 38 (…) une arme d’origine anglaise, peu usitée, et d’une puissance exceptionnelle », si ce n’était pas, précisément, que Faivre ne désigne pas la même arme, puisqu’un revolver !, outre d’un calibre encore supérieur à celui dont est censé faire état Geoffroy d’Astier, comme nous le verrons ! (Selon un conseil qu’avait fourni le sous-lieutenant d’active Louis Gendron à Bonnier, au sein du Special detachment, le choix d’un calibre d’au moins 9 mm offrait l’avantage de faire tomber la victime et de l’empêcher de crier, au cas où le coup n’aurait pas été mortel – cf. Vergez-Chaignon, p. 145) Dans son ouvrage, Faivre nomme, sans plus de précision, « colt » l’arme de Sabatier, terme qui, y compris à l’époque, peut désigner aussi bien un revolver qu’un pistolet (dans les deux cas, étasuniens – cependant que le terme peut être aussi une façon de désigner abusivement n’importe quelle arme qui userait de munition « colt »). Selon Vergez-Chaignon, l’aide de camp du général de Monsabert – qui s’apprêtait à prendre la tête du Corps franc d’Afrique – a déclaré avoir assisté, le 19 novembre, à un déjeuner du French commando, auquel participait Bonnier, et probablement aussi Sabatier, et à la fin duquel un colonel du SOE a distribué « un colt 45 » à chacun des convives (cf. ibid., p. 123) (Au cas où ce serait l’exemplaire remis, à cette occasion, à Sabatier qui aurait été ensuite cédé à Bonnier, l’explication pourrait en être que ce dernier aurait eu perdu le sien ou s’en serait débarrassé, le jugeant de mauvaise qualité, ou se le serait fait confisquer, par exemple par Henri d’Astier, auquel il rapportait les nouvelles du Corps franc, tous les soirs, et qui, comme on l’a vu, était porté à réfréner l’usage ou le port des armes ; d’Astier qui, le 20 janvier, déclare au juge Voituriez posséder « un revolver 1892 », qui pourrait être, non pas le modèle français de calibre 8 mm, mais le Colt M1892, arme de calibre .38 ou .45 – 9,6 mm ou 11,43 mm – une arme assez ancienne, dont le modèle .45 remplaçait le .38 peu efficace, et qui n’était plus distribuée qu’aux officiers en poste à l’arrière du front, y compris dans l’armée britannique ; « revolver 1892 » qui, au demeurant, ne figure pas parmi les trois armes découvertes, au domicile des d’Astier, lors de la perquisition.)