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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (VIII)

Publié le 15 Juin 2024, 10:40am

 

5 - Les Cinq et le débarquement

 

On pourra s’étonner que, avant ou après qu’il eut offert ses services aux Américains – services qui ne pouvaient qu’être jugés de premier ordre – l’amiral n’ait pas été mis dans la confidence que le débarquement allait avoir lieu au début de novembre, d’autant plus que, s’il était à craindre qu’il fût à l’origine de fuites préjudiciables, à l’occasion de son retour à Vichy, il n’y avait qu’à le retenir à Alger. Or, s’il figure très probablement sur la liste des personnes susceptibles d’apporter une aide de première importance, il n’est pas le seul, puisque y figure assurément un autre militaire renommé et très influent dans l’armée : le général Henri Giraud. Au demeurant, c’est après une rencontre organisée, le 22 octobre, à Cherchell, à 150 kilomètres à l’ouest d’Alger, entre, du côté étasunien, l’adjoint d’Eisenhower, le général Mark Clark, entouré de cinq officiers et de deux consuls étasuniens (Robert Murphy et le vice-consul Ridgway Knight) et de trois officiers anglais, et, du côté français, le commandant de la division d’Alger, représentant officiel du général Giraud, le général Charles Mast, entouré de six officiers et d’un civil français (sept hommes parmi lesquels Henri d’Astier, Van Hecke et Rigault, qui appartiennent à une équipe qui sera nommée, après la guerre, le Groupe ou Comité des Cinq ou, comme la nomme déjà Murphy, à l’époque : les Cinq), que les Américains semblent s’être détournés, au moins dans un premier temps, et probablement sans exclure d’y revenir par la suite, de l’option Darlan, qui, depuis l’été, était en concurrence avec celle de Giraud (Le 17 novembre, Murphy, qui était personnellement favorable à la remise du pouvoir politique à Giraud, et du commandement militaire à Darlan, mais que l’absence du premier, le 8, avait commencé à faire changer d’opinion, recevra du chef d’état-major personnel de Roosevelt, l’amiral Leahy, la consigne de traiter avec Darlan ; et, de son côté, encore ardent défenseur de la remise des pouvoirs civil et militaire au seul Giraud, le 10, Eisenhower se ralliera à une consigne similaire, le 12 – Darlan dont tout le monde, y compris les Anglais, escomptent obtenir le ralliement de la flotte française). Après une conférence sur le sujet entre Étasuniens et Britanniques, en juin 1942, à Washington, lors de laquelle les deux camps avaient exprimé leurs avis et leurs projets divergents (cf. infra), le débarquement avait été décidé et fixé à une date indéterminée située entre le début de l’automne et le début du printemps. La décision fut prise par Roosevelt, le 22 juillet, puis entérinée, le 30 juillet, toujours à Washington, lors d’une réunion autour de son chef d’état-major personnel – l’ancien ambassadeur à Vichy, sous la vice-présidence du Conseil de Darlan – William Leahy (Selon le secrétaire à la guerre, Henry L. Stimson, cette idée d’un débarquement en Afrique du Nord était de Roosevelt, qui n’a jamais renoncé à la défendre, contre les avis contraires des Britanniques et de certains de ses conseillers civils et militaires, dont lui-même Stimson et le général Marshall, malgré que, entre avril et juillet, il avait paru se résigner ou avait simplement feint de soutenir, pour 1943, le plan d’invasion de la France, par la Manche, tellement souhaité par De Gaulle et Staline – le premier à la suite du second – et proposé par son secrétaire à la guerre, au contraire de Churchill, qui, comme Giraud, défendait un débarquement dans les Balkans, en vue d’établir un front allant de l’Italie du Nord à la Roumanie, et devant permettre de devancer les Soviétiques en Europe de l’Est. L’idée était venue au président étasunien, dès l’été 1940, à la lecture d’un rapport du capitaine Hillenkoeter ventant la solidité et la cohésion de l’armée française d’Afrique, ainsi que ses nombreux effectifs, et concluant qu’elle était ce que la France avait de plus prometteur pour rentrer en guerre contre l’Allemagne, excepté qu’il lui manquait du matériel. Impressionné par ce rapport, Roosevelt chargea le diplomate Robert Murphy de procéder à sa vérification. En remplissant sa mission, Murphy se lia d’amitié avec le général Weygand et nombre de ses collaborateurs, et remit un avis très favorable au président étasunien. Bientôt, les accords conclus entre Weygand et Murphy, en février 1941, accordèrent, au moins en théorie, un régime de faveur pour l’approvisionnement de cette région : en théorie, puisqu’un équilibre devait être maintenu entre le contingent de marchandises et les livraisons effectives, livraisons qu’autorisaient les Allemands, jusqu’à un certain seuil au-delà duquel l’Afrique française pouvait leur paraître passer sous contrôle étasunien – cf. John T. Flynn, Le mythe Roosevelt, p. 419-422, Alain de Sérigny, Echos d’Alger, t. I, p. 86-87, et Coutau-Bégarie, ibid., p. 387-388 et 806). Ce débarquement – dont le nom de code est « Opération Torch » – est le fruit d’une longue préparation secrète (Pas même un gaulliste, à commencer par De Gaulle lui-même, n’a été mis au courant, car Roosevelt avait exigé des Anglais, qui participaient au projet, que De Gaulle n’en sache rien, diverses raisons ayant été avancées pour justifier cette exigence : éviter des indiscrétions gaullistes, telles celles qui semblaient avoir fait éventer l’action contre Dakar, ou encore épargner aux officiers d’Afrique du Nord, déjà éprouvés par cette action, d’avoir à réaffronter des prétentions, si ce n’est des effectifs, gaullistes. Il reste, pourtant, peu vraisemblable qu’il aurait été maintenu dans l’ignorance totale : selon François Kersaudy, à l’été, il avait eu des échos du projet. Et, s’il se montre très irrité et accablé, face à Churchill, les jours suivants, il pourrait falloir en chercher la raison véritable : que le débarquement ait eu lieu, sans qu’il en eût été prévenu officiellement de la date précise, ou que Darlan et le reste des autorités de Vichy présentes sur place l’aient finalement accepté et servi et qu’ils en aient profité ?) Cette préparation du débarquement est principalement le fait d’une dizaine d’hommes : du côté étasunien, le diplomate Robert Murphy, le général Dwight Eisenhower et son adjoint, le général Mark Clark, du côté français, le « groupe des Cinq », groupe civil appuyé militairement par le lieutenant-colonel Germain Jousse et son supérieur le général Charles Mast, chef de la division d’Alger et porte-parole de Giraud. Le « groupe des Cinq » a été fondé en janvier 1942, en réaction au départ du général Weygand d’Afrique (Weygand que Lemaigre-Dubreuil, l’un des Cinq, avait ardemment cherché à convaincre de refuser son rappel par le gouvernement de Vichy, et que, à l’origine, les dirigeants étasuniens tenaient pour le meilleur candidat à la prise du pouvoir à Alger, à la faveur du débarquement, et, sans doute, dans la foulée, pour succéder au maréchal Pétain, à la tête d’une France libérée de l’occupant, mais qui, outre qu’il avait dû quitter l’Afrique, en novembre 1941, à la demande des Allemands, avait opposé un refus – très circonstancié – aux demandes effectuées par des émissaires américains, à son domicile de Cannes, au premier semestre 1942, et à celle effectuée, au printemps, par le président Roosevelt lui-même, dans une lettre, autant de demandes qu’avait appuyées, sans plus de succès, du côté français, une proposition faite par le général Giraud, lors d’une rencontre entre les deux généraux, à Aix-les-Bains, le 17 juin 1942 : Weygand déclina l’offre de prendre la tête des opérations en Afrique du Nord, pendant que l’autre général aurait été chargé de celles sur le continent européen, s’estimant trop vieux et lié par sa promesse de fidélité et sa déférence au maréchal, que, pourtant, paradoxalement, il ne cachait pas avoir commencé à mépriser, après ses dernières décisions qu’il jugeait mauvaises, dont notamment son refus de se rendre à Alger et son refus de donner l’ordre d’appareillage de la flotte. Option pour Weygand qui, à la suite de l’échec de Giraud, dans les jours suivant le débarquement, sera aussi celle d’un associé du groupe des Cinq, Marc Jacquet, avant qu’il ne se rabatte, pour le même motif, à opter pour le comte de Paris – cf. Chantérac, ibid., p. 184, G. d’Astier, ibid., p. 41-44 et 60-64, Kammerer, ibid., p. 65 et 67).

« Les Cinq sont les seuls habilités à représenter les intérêts français dans une opération militaire en Afrique du Nord » a déclaré, dès le 1er mai 1942, Robert Murphy à l’un d’eux, Jean Rigault (cf. Comte de Paris, Mémoires, p. 178). Le groupe est à la tête d’un complot intégré au débarquement et visant à instaurer, en Afrique du Nord, un gouvernement distinct de celui de Vichy et de celui de Londres. Ses membres, qui ont des opinions politiques de droite mais diverses et n’ont pas de programme politique qu’ils projetteraient de mettre en œuvre, ont pour seul objectif de rétablir l’indépendance et la souveraineté de la France. Ce sont : 1) Jacques Lemaigre-Dubreuil, administrateur de l’entreprise Lesieur, directeur de la Fédération des contribuables, actionnaire d’un grand magasin et de plusieurs journaux, et qui, depuis le début de 1941, profite de ses activités d’industriel pour se rendre fréquemment à Alger, y rencontrer Weygand et discuter avec lui de la défense de l’Empire ; 2) son adjoint, Jean Rigault, journaliste, arrivé de métropole à Alger, le 20 décembre 1941, à la demande de celui qui, comme le dit Kammerer, « le couvrit d’un emploi théorique dans les bureaux Lesieur d’Alger, grâce à quoi il obtint un passeport régulier » (p. 77), Rigault qui a, lui aussi, déjà rencontré Weygand, à Alger, en début d’année, et qui, un mois après le départ d’Afrique du général, s’y établit durablement, afin d’y étudier les moyens de prolonger son action antigermanique, et qui, à cette fin, dès le surlendemain de son arrivée, rencontre longuement le consul étasunien Robert Murphy, puis, les jours suivants, le lieutenant-colonel Jousse, le commissaire Achiary, le lieutenant L’Hostis et le colonel Van Hecke, qui, tous, depuis le printemps, forment un réseau de résistance dont Achiary est à la tête ; 3) Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, diplomate en réserve et proche collaborateur du général Weygand, à Alger, en tant qu’adjoint de son secrétaire, l’amiral Fenard ; 4) le colonel Sylvestre Van Hecke – que nous venons d’évoquer – commissaire des Chantiers de la jeunesse en Afrique du Nord ; enfin, 5) Henri d’Astier de la Vigerie, journaliste et lieutenant de réserve, arrivé de métropole à Alger, en janvier 1941, et affecté à la Sécurité militaire, à Oran, en mars, puis aux Chantiers de la jeunesse, à Alger, en juin de l’année suivante. Tous sont vichystes (comme Van Hecke, très impatient de faire la guerre aux Allemands et qui finira par assurer la protection rapprochée de De Gaulle, à l’arrivée de celui-ci à Alger, ou comme Saint-Hardouin, partagé entre son attachement à son passé de haut-fonctionnaire de Vichy et son attirance pour le gaullisme) ou monarchistes (comme Rigault, ancien de l’OSARN – la Cagoule – ou comme d’Astier, militant royaliste, voire comme Saint-Hardouin, qui n’est pas un opposant de principe à l’option royaliste). Pierre Ordioni cite, en style indirect, un témoignage du colonel Chrétien – dont on ne sait si, à cette occasion, celui-ci maniait le doute, l’insinuation ou l’ironie – décrivant une prestation de serment à l’OSARN, à laquelle il avait été convié d’assister, en 1937, à l’issue d’une réunion chez Eugène Deloncle, le chef de l’organisation : « la personne qui accompagnait Lemaigre-Dubreuil et qui prêta serment après lui était, s’il [Chrétien] avait bonne mémoire… Henri d’Astier de la Vigerie » (Le pouvoir militaire en France, p. 469). Pour Ordioni, il est certain que sur les Cinq, quatre étaient liés par serment à l’organisation, avant sa dissolution à la fin de l’année 1937, seul Tarbé de Saint-Hardouin n’en ayant jamais été membre (cf. p. 469-471). Lemaigre-Dubreuil, dont, avec celle de son adjoint Rigault, l’appartenance à l’organisation semble avoir été la plus divulguée des quatre, en fut assurément un soutien financier et même un collecteur de fonds, par l’entremise de Rigault et d’un groupement annexe, l’UCAD (Union des comités d’action défensive), qui en constituait comme la façade politique et auquel tous deux appartenaient (cf. Péan, p. 115-116, Ordioni, p. 385-386). Connu et apprécié des milieux économiques étasuniens, réputé giraudiste, Lemaigre-Dubreuil est, comme ses quatre associés, opposé à la collaboration avec les Allemands, et, comme Rigault, opposé à la venue au pouvoir de De Gaulle. Devenu président de la Fédération des contribuables, en 1935, il y avait rencontré Rigault, qu’il avait ensuite placé au poste de contrôleur général de son entreprise, puis, en 1939, à la direction du journal Le jour-Les échos dont il était devenu actionnaire, avant que ne soit suspendue la parution du titre et que ne démissionne son directeur, sur décision de Vichy, en novembre 1941, la suspension ayant été ensuite levée jusqu’en mars 1942, date de l’arrêt définitif du journal, qui avait été affaibli par le départ de Rigault et par le rejet gouvernemental du plan de financement proposé, sur ses fonds propres, par Lemaigre-Dubreuil : très anti-germaniste, Rigault s’était notamment permis d’y publier une lettre du général Juin au maréchal Pétain, écrite à l’issue de la première guerre mondiale, et dont l’accent prodigieusement patriotique avait détonné en 1941 et effrayé le gouvernement. Dans une note qu’il a dictée au père Théry, au début de 1943, le lieutenant-colonel Jousse offre un jugement averti sur les Cinq : « Si les attributions ne sont pas nettement définies, Lemaigre-Dubreuil et de St. Hardouin se consacrent surtout aux négociations ; Van Hecke et d’Astier à l’organisation de la résistance et Rigault à la recherche des renseignements et aux liaisons sans négliger d’ailleurs aucune des formes d’activité des membres du groupe. »

Paradoxalement, lorsqu’il rencontre le général d’Astier, à Alger, en fin de matinée du 20 décembre 1942, juste avant de partir pour les Etats-Unis, Lemaigre-Dubreuil lui déclare être partisan d’un rapprochement entre Giraud et De Gaulle et tenir à rencontrer ce dernier, lors de leurs prochaines visites distinctes aux Etats-Unis : d’une part, la visite de De Gaulle, dont, le 18 décembre, un télégramme d’Adrien Tixier, le représentant de la France libre à Washington, informait le général que le Président l’avait fixé, « volontiers », au «10 janvier pour une longue conversation », De Gaulle précisant dans ses Mémoires : « Je devais partir le 27 décembre, gagner en avion Accra et y embarquer à bord d’un croiseur américain qui m’amènerait aux Etats-Unis (…) mais disparaissait Darlan (…) le 26, Churchill, agissant évidemment pour le compte de M. Roosevelt, me demanda si, vu les circonstances [la météo ? la mort de Darlan ? – cf. infra], je ne croyais pas devoir différer mon départ. Le lendemain, le Gouvernement américain me fit remettre une note dans le même sens » (II, p. 74), la rencontre ayant finalement été reportée sine die ou carrément annulée par Roosevelt, qui passe, aux yeux de la plupart des observateurs, pour avoir ainsi signifié son mécontentement que l’amiral eût été assassiné ; d’autre part, la visite de Lemaigre-Dubreuil, qu’avait décidée Darlan, vers le 10 décembre, et qui a lieu, en compagnie du général Béthouart, à partir du 20 décembre, lendemain de l’arrivée du général d’Astier à Alger, pour se terminer le 16 janvier, et qui a pour objectif d’obtenir des livraisons d’armes pour l’armée d’Afrique, et, supplémentairement, en conséquence de l’assassinat de l’amiral, de ranimer l’accord Giraud-Murphy du 2 novembre (Lemaigre-Dubreuil n’avait pas été mis au courant du projet d’assassinat, mais, dès son départ d’Alger, avait eu l’intention de trouver, aux Etats-Unis, des appuis pour renverser le haut-commissaire). À propos de la visite programmée de De Gaulle, la lecture de ce qu’écrivent, chacun de leur côté, ses deux collaborateurs Jacques Soustelle et Georges Catroux, dans leurs souvenirs, est d’un grand intérêt. Selon le premier, en fin de matinée du 26, le général quitte son quartier général londonien, le Carlton Gardens, pour rejoindre l’avion qui l’attend, puis ne tarde pas à revenir, parce qu’on vient de l’informer que la météo empêchait le voyage, alors qu’en quittant le Carlton, il n’avait eu manifestement aucune indication qu’une dégradation météorologique risquait d’empêcher le décollage et la progression de l’avion vers l’ouest – Soustelle, témoin de la scène, commente : « les autorités anglaises (…) furent sans doute chargées, au dernier moment, de trouver le prétexte de la météo avant qu’on ne nous annonçât officiellement le contrordre » (p. 87). Dans une lettre à Roosevelt du 27 décembre, Churchill, après avoir précisé qu’il en avait informé Harry Hopkins, le principal conseiller du Président étasunien, souvent présenté comme son alter ego, confirme avoir « demandé aux Quartiers Généraux des Etats-Unis à Londres de retarder l’avion qui transportait De Gaulle pendant 48 heures, car il était essentiel de voir comment évoluerait la situation Torch ». Le fait qu’il commence sa phrase – pour ne pas dire sa lettre, puisque la phrase en question se trouve être la première de la lettre – en précisant qu’il va redire ce qu’il a déjà dit à Hopkins (« Comme je le disais à Harry, j’avais demandé aux Quartiers Généraux (…) ») laisse entendre que la demande de report du vol venait du bureau de Roosevelt. De Gaulle effectue donc un raccourci, en parlant d’un départ fixé au 27 et en omettant le faux-départ de la veille. Quant à l’autre témoignage à prendre en compte, celui de Catroux, il offre un éclairage décisif sur le contexte, l’origine et le but de la visite programmée : « Darlan ne pouvait être éliminé par l'effet d'un mouvement de l'intérieur puisque, dans la phase présente, l'Armée et l'opinion soutenaient, sinon sa personne, du moins le principe politique qu'il représentait. Les adhérents à la France Combattante étaient trop peu nombreux en Afrique du Nord pour susciter ce mouvement et, réduits à leurs seules forces, ils ne pouvaient que provoquer de l'agitation, ce que la situation militaire interdisait puisqu'on se battait en Tunisie. C'était donc par le détour des Américains qu'il fallait s'efforcer de se défaire de Darlan, non par le détour des militaires américains d’Alger auxquels Darlan était commode, mais par appel au sens politique du Président Roosevelt. Mû par ces considérations, le Comité national estima très désirable une rencontre entre M. Franklin Roosevelt et le général de Gaulle et accueillit avec satisfaction l’invitation à se rendre à Washington que le Président adressa, à la fin du mois de novembre, au Chef de la France Combattante » (Dans la bataille de Méditerranée, p. 305) (dans un télégramme adressé au général, le 20 novembre, Tixier informait, en effet, que le Président « a prié Philip [André Philip, émissaire de la France libre] de faire connaître au général de Gaulle qu’il le recevrait volontiers, s’il avait le désir de venir aux Etats-Unis, à sa convenance »), rencontre dont Chamine, qui vient de citer un large extrait du témoignage de Catroux, précise qu’elle fut négociée par l’amiral Stark (qu’elle nomme général), l’ambassadeur des Etats-Unis auprès des gouvernements en exil à Londres, avant d’être finalement déclinée par Roosevelt (cf. La querelle des généraux, p. 433-434). À la lecture de ces témoignages, notamment celui de Catroux, plusieurs questions se posent : comment Roosevelt a-t-il pu annuler une visite, au motif que venait de se réaliser l’objectif qu’elle était censée viser et sur la base duquel il pouvait avoir accepté qu’elle ait lieu ? N’aurait-il pas dû la maintenir, afin d’y discuter des prolongements de l’assassinat, de la nouvelle situation créée par celui-ci ? (À vrai dire, il a peut-être hésité à le faire, pendant qu’était avancé, à sa demande, le prétexte de la météo, lequel lui permettait aussi d’attendre l’élection de Giraud au haut-commissariat, qui eut lieu, le 26, vers 18 heures) A-t-il été sincèrement consterné que l’élimination eût pris la forme de l’élimination physique, plutôt que ce qu’il avait prévu devoir n’être qu’une élimination politique ? A-t-il, au contraire, préféré en finir, lui-même, au plus vite, avec le haut-commissaire, en donnant l’ordre de son élimination physique, afin – entre autres – d’enlever sa raison d’être à la visite de l’homme qu’il n’avait pas besoin d’avoir rencontré pour savoir qu’il lui était antipathique et inserviable, et tout en sachant bien que cette élimination avait de forte chance d’être imputée à ce dernier (l’annulation de la visite y aidant, en suggérant au public que le président manifestait son mécontentement à celui qu’il suspectait ou savait être le coupable) ; ce qui, au demeurant, ne pouvait que réouvrir la voie à l’homme prévu par les Cinq, ainsi que par lui-même et son état-major, depuis le début : Giraud ? Le 27 décembre, le jour même où est annoncée l’annulation de la visite, Churchill reçoit De Gaulle à déjeuner et lui laisse clairement entendre qu’il va laisser Roosevelt installer Giraud, seul, à la tête du pouvoir en Afrique française. Pourtant, aussi séduisante que puisse être cette hypothèse d’un assassinat commandité par l’exécutif étasunien, nous avons vu, et verrons encore, qu’elle est considérablement gênée par de nombreux indices pointant vers Londres et, en outre, par la réaction véhémente du président Roosevelt lui-même, qui, au moment d’apprendre la mort de l’amiral, déclare qu’il s’agit d’un « lâche assassinat » et d’un « crime impardonnable », au contraire de ce que « seuls les tenants du nazisme, du fascisme et du despotisme militaire » peuvent penser, réaction qu’appuie aussitôt le secrétaire d’Etat Cordell Hull, en dénonçant « un acte odieux et lâche ». Ainsi est-on conduit à soupçonner que Catroux a cherché à induire sournoisement en erreur son lecteur – comme n’est encore pas pour l’infirmer le fait qu’il soutienne que c’est parce que le Président avait soudain envisagé puis décidé de faire se rencontrer les deux généraux français à Anfa, aux alentours du 20 janvier, qu’il « renonça à recevoir la visite du Général de Gaulle à Washington qu’il avait prévue pour le début de janvier » (p. 317). Manifestement, Catroux, qui ne mentionne pas de report du départ, ne s’encombre pas à distinguer ce qui aurait été une simple suspension de l’invitation, le 26, et son annulation, le 27. À suivre son témoignage et celui de Soustelle – qui se complèteraient – il faudrait donc comprendre que, dans une même journée, celle du 26 décembre (dans la matinée de laquelle – au plus tôt, dans la nuit – comme le sous-entend Soustelle, De Gaulle est informé qu’un avion l’embarquera à midi), Roosevelt aurait soudain suspendu son invitation, au prétexte de la météo, puis envisagé – ou continué d’envisager, car il avait pu commencer à le faire, avant la suspension – et finalement décidé la conférence d’Anfa, avant d’annuler purement et simplement l’invitation… Puisque ces deux témoignages laissent clairement entendre que Roosevelt n'a pas décidé la conférence, sans avoir préalablement au moins suspendu la visite, il faut donc comprendre que cette suspension – qui allait rapidement se muer en annulation – revêtait, aux yeux du Président, une signification et un poids tout particuliers qui ne pouvaient qu’être ceux de la condamnation de l’assassinat de l’amiral. Car, même en cherchant à privilégier Giraud, qui était en train d’accéder au poste de haut-commissaire, Roosevelt aurait pu recevoir De Gaulle, dans le but de mieux le connaître et de pouvoir mieux préparer et aborder la conférence d’Anfa, quitte à ce que ce fût, précisément, en la défaveur de celui-ci… à moins que sa consternation causée par l’événement du 24 ne l’empêchât de le recevoir, tandis que signifier publiquement qu’il le soupçonnait ou le savait coupable, en refusant de le recevoir, était une manière éclatante de jouer en sa défaveur…

Selon le général François d’Astier de la Vigerie, avant de décoller pour les Etats-Unis, Lemaigre-Dubreuil lui a déclaré : « La combinaison [entre De Gaulle et Giraud] doit recevoir l’approbation des alliés, c’est pourquoi la solution doit être trouvée à Washington et non ici. Je tiens beaucoup à rencontrer de Gaulle lors de son voyage en Amérique. » (cité par G. d’Astier, p. 147) Dans le même ordre que cette déclaration d’intention, Rigault est, depuis août, partisan d’une conciliation avec les gaullistes, ces derniers, il est vrai, ne témoignant pas d’un attachement unanime et inconditionnel à leur chef. En définitive, Lemaigre-Dubreuil, qui s’est vite mis à faire office de cheville-ouvrière et de porte-parole du groupe des Cinq, dont, du reste, il est le grand inspirateur, ayant été le premier – après que l’idée de s’adresser au général de Lattre de Tassigny eut été abandonnée, du fait de la mobilisation de celui-ci en métropole – à penser suppléer au départ de Weygand par le recours au général Giraud, paraît, avant tout, soucieux que toute solution soit soumise à un accord avec les Étasuniens… dont le chef, Roosevelt, déteste De Gaulle… et n’apprécie guère plus les monarchistes… les seconds, essentiellement parce qu’œuvrer à la restauration d’un trône lui coûterait électoralement… cependant que, si l’on en croit la journaliste-historienne Anne Laurens, c’est Capitant qui, en décembre, l’a décidé, après en avoir convaincu Eisenhower, à rejeter l’option monarchiste, en menaçant que des groupes Combat et des républicains espagnols ne mènent Constantine et Oran à faire sécession (démarche de Capitant qui, remarquons-le, pourrait n’avoir été qu’une façon supplémentaire de dissimuler, notamment aux yeux des Etasuniens, le complot gaullo-monarchiste, pour ne pas dire le complot gaulliste dont les monarchistes allaient être les victimes.) (cf. Les rivaux de Charles de Gaulle, p. 152-153). Cette précision de Laurens n’est pas sans être étayée par le témoignage du général Mast. Mast rapporte que, après avoir reçu, « le 12 ou le 13 décembre », la visite d’Henri d’Astier, qui lui demande d’obtenir l’avis des exécutifs britannique et étasunien sur la question du recours à la loi Tréveneuc pour amener le comte au pouvoir, le général contacte Murphy et Cunningham (ce dernier, par l’intermédiaire de l’étasunien Bedell-Smith) et reçoit rapidement la réponse : « non absolu du côté britannique ; refus plus nuancé de la part des Américains qui signalaient que le Sénat de la République des Etats-Unis verrait avec étonnement l’armée américaine introniser un prince. » (Histoire d’une rébellion, p. 415-417) Le non absolu de Churchill et Eden ne peut que porter la marque de De Gaulle, pour qui la perspective d’un comte de Paris haut-commissaire de la France en Afrique appuyé par Roosevelt était insupportable. Quant à la position nuancée de Roosevelt, tout en pouvant être une façon de se défiler derrière les sénateurs, elle porte certainement, pour une part, la marque de Murphy, dont le crédit accordé à l’option du recours au comte n’a manifestement pas été sans effet sur le président, et, pour une autre, décisive, la marque de l’entente avec les Britanniques, qui implique de pouvoir faire, à l’occasion, des compromis. Repousser le prince pouvait placer en situation avantageuse pour, à l’avenir, exiger et obtenir de ces derniers qu’ils repoussent De Gaulle. Avantage d’autant plus précieux qu’être opposé à la venue au pouvoir de De Gaulle est, comme nous le verrons, tout le contraire de ce que semble être secrètement, et depuis le début de la conjuration, Henri d’Astier de la Vigerie, sans pouvoir être aucunement gêné, en cela, par Saint-Hardouin, ni par Van Hecke, à propos duquel Kammerer note : « Un des fondateurs du groupe des Cinq, il s’en estimait le chef, mais les autres n’admettaient pas de hiérarchie entre eux (…) Il était favorable au général de Gaulle sans penser qu’on pût faire appel à lui dès le début. » (ibid., p. 57) – position réaliste qui se trouve être la même que celle d’Henri d’Astier… En outre, pas plus, peut-être, comme nous venons de le voir, d’Astier ne pouvait-il être gêné par Lemaigre-Dubreuil, voire par Rigault… Rigault dont, décrivant l’atmosphère des heures suivant l’assassinat de l’amiral, Kammerer relève la « manière habituelle » d’être « impénétrable et silencieux » (ibid. p. 620), description recoupant celle faite par Pierre Bourdan : « il semblait perpétuellement ailleurs, comme au fond d’un rêve obsessif (…) ses intentions, ses opinions, ses goûts étaient, au surplus, parfaitement secrets » (ibid., p. 113) ; Rigault dont, cependant, Kammerer note qu’il était « probablement hostile à de Gaulle » et que « ses idées politiques étaient sujettes à vaciller » (p. 76-77), et dont, comme nous le verrons, le vice-consul Kenneth Pendar (très mal vu dans l’establishment étasunien pour s’être trop exprimé publiquement sur les événements) révélera qu’il travaillait, en étroite collaboration avec les Américains ; Rigault qui, du reste, sera la seule des personnalités politiques d’Alger à continuer de vouloir orienter l’enquête sur l’assassinat vers ses associés de naguère, qu’ils fussent monarchistes, gaullistes ou gaullo-monarchistes. Selon Philippe Soupault, écrivain-journaliste arrivé de Tunisie, à la mi-novembre, s’exprimant devant Bourdan, peu de jours après l’assassinat, « [Rigault], évincé par ses rivaux dans la faveur du Prince, cherchait à prendre sur eux une revanche implacable. De là son zèle à venger Darlan (…) ». S’il est vrai que Rigault n’avait même pas été averti de l’arrivée du comte de Paris à Alger, pourtant l’argument de Soupault peut trouver sa limite dans le fait que Pose pourrait n’avoir, lui non plus, pas été mis au courant du projet d’assassinat de l’amiral censé devoir amener – au moins pour un premier temps – le comte au pouvoir (Quoique l’annonce éclatante de l’événement prochain par son adjoint Jacquet dans les locaux algérois de la BNCIA, le 22 décembre, selon un témoignage unique mais dûment circonstancié dont nous reparlerons, ainsi que son empressement à se trouver tout près de la scène du crime, l’après-midi même du 24, dont nous reparlerons également, permettent d’en douter fortement.) Si l’on ajoute l’observation faite, toujours devant Bourdan, par l’épouse de Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, selon laquelle le nouveau haut-commissaire Giraud, ayant eu son prestige grandement atteint, du fait de s’être fait doubler par Darlan, en novembre, ne souhaitait pas paraître avoir été de la partie de l’assassinat (au contraire de ce que son élection au haut-commissariat pouvait laisser croire) et donc de la partie d’un complot ayant visé à mener le comte au pouvoir, raison pour laquelle il renvoie sèchement ce dernier, le matin du 26, et laisse l’exécution de Bonnier aller à son terme, on comprend à quel point le comte a pu finir dépité et malade des événements. (cf. Carnet des jours d’attente, p. 138-139 et 150) En fait d’antigaullisme de membres du groupe des Cinq, indépendamment d’exacerbations ayant pu résulter de l’assassinat, force est donc d’admettre que, à l’automne 1942, s’il existe, il est, tout au plus, chancelant ou évanescent… relatif ou occasionnel… voire dissimulé ou refoulé…

Ce groupe des Cinq est appuyé par des conseillers militaires, en tête desquels le lieutenant-colonel Jousse, chef de l’organisation militaire du 19ème corps d’armée (la division d’Alger), dont il devient le chef d’état-major, en octobre 1942. Ayant hérité du projet d’aide militaire étasunienne qu’avait établi le capitaine Beaufre, secrétaire permanent de la Défense nationale en Algérie, projet qui prévoyait une aide défensive, essentiellement matérielle, dans le but d’empêcher l’invasion de l’Afrique du Nord par les troupes allemandes, projet dont le colonel étasunien Solborg était le représentant auprès de Roosevelt, Jousse l’avait transformé, dès la fin de l’année 1941, en projet d’aide offensive, impliquant un débarquement massif d’hommes et de matériel en Afrique du Nord. En mai 1941, alors qu’il était en visite à Alger, le chef du réseau Alliance (réseau très lié à l’Intelligence Service, qu’il avait mis sur pied à partir du réseau Corvignolle, fondé, à la fin de 1936, par lui-même, le colonel Groussard et le lieutenant-colonel Chrétien), le commandant Loustaunau-Lacau, dont la prudence n’était pas la première qualité, avait été à l’origine d’un début d’éventement du projet de Beaufre : arrivé à Alger, le 19 mai, sous une fausse identité, Loustaunau-Lacau entre en contact avec des officiers pour leur faire part de son projet d’élimination de Darlan de la scène politique et militaire, en pleine période de signature des protocoles de Paris à laquelle est occupé le vice-président du Conseil, protocoles que le commandant juge desservir les intérêts de la France et surtout de l’Angleterre au Levant (C’est l’époque où un agent arrive de Londres en zone non-occupée avec la mission d’entrer en contact avec le capitaine Pierre Fourcaud, chef du BCRA dans cette zone, afin de mettre en œuvre l’assassinat de Darlan, mission à laquelle Muselier, chargé d’un intérim au CFLN, met finalement son véto, au motif que Darlan est un ancien et très proche camarade de l’Ecole navale – cf. Tournoux, Pétain et de Gaulle, p. 267). Ayant été contacté en premier, le commandant Faye, chef des opérations à l’état-major de l’armée de l’air d’Afrique du Nord, a invité chez lui, le 21 mai, Beaufre, Jousse, le commandant Chassey, chef du renseignement au même état-major, et bien sûr Loustaunau-Lacau, pour discuter du projet, et ce dernier, afin d’équilibrer la représentation des armées, a invité à se joindre à la réunion un officier de l’état-major de la division d’Alger, qui se trouve être un ancien camarade, le lieutenant-colonel Donin de Rosière, premier sous-chef de l’état-major de la division d’Alger. À la sortie de la réunion, ce dernier va aussitôt en informer le général Beynet, commandant la division, qui, n’appréciant pas la personnalité impondérée de Loustaunau-Lacau, en informe le Délégué général de la France en Afrique, le général Weygand, lequel, plus que méfiant des initiatives antiallemandes dont il n’aurait pas le contrôle, fait placer en résidence surveillée Faye et demande aux autres participants de la réunion de se tenir à la disposition des enquêteurs (Jousse et Chassey s’en tirant finalement, le premier en ayant probablement bénéficié de son statut de premier adjoint de Beynet, le second en étant couvert par de Rosière). L’enquête est confiée au commissaire Achiary, le chef du bureau de la sécurité du territoire, qui, favorable aux officiers qui s’étaient réunis, et apprenant de Loustaunau-Lacau qu’il était déjà au courant de ses activités de résistant, du fait de leur lien commun avec l’IS, mène scrupuleusement son enquête, tout en s’appliquant à faire passer la réunion pour une entreprise frivole. Mais, entretemps, Loustaunau-Lacau a pris la fuite vers la métropole, provoquant la suspicion ; dans la foulée, une perquisition chez Faye a permis la saisie d’un exemplaire du projet d’aide américaine établi par le colonel Solborg, dont Faye explique qu’il a été établi sur les conseils de Beaufre. Averti à temps, ce dernier effectue, selon les mots de Kammerer, « un faux plan en style neutre et peu clair, basé sur des hypothèses vagues », à partir duquel Solborg était donc censé avoir établi le sien. La perquisition effectuée chez Beaufre permet, néanmoins, la saisie d’un code secret de communication avec Lemaigre-Dubreuil. Grâce à la complicité d’Achiary, les conséquences néfastes qu’aurait dû avoir l’affaire sur ce dernier et sur la préparation du débarquement, sont anéanties ou considérablement diminuées. Cependant, en métropole, Loustaunau-Lacau s’est fait imprudemment arrêté. Faye et Beaufre, eux-mêmes arrêtés, sont transférés à Clermont-Ferrand pour y être jugés, en même temps que le commandant. Bien au courant de l’hostilité de Loustaunau-Lacau à son égard, Darlan a tenu à ce que les transfèrements en métropole aient lieu, ainsi que le procès. Mais, sur le point de mettre au jour des contacts entre l’entourage de Pétain et les Anglais, l’enquête est finalement abandonnée, et les trois inculpés sont condamnés à des peines de prison légères (cf. Kammerer, p. 59-61, Paillat, I, p. 249-252, Ordioni, Tout commence à Alger, p. 185-187, Le pouvoir militaire en France, II, p. 457-460).

Du côté étasunien, les préparateurs du débarquement sont le général Eisenhower, commandant en chef des forces alliées, et Robert Murphy, le consul des Etats-Unis à Alger, qui a rang de ministre, et qui, fin août 1942, a reçu, lors d’une convocation à Washington, la mission de collaborer directement avec Eisenhower, sous le nom de guerre de lieutenant-colonel Mc Gowan, avec le titre de « conseiller aux affaires civiles » (mais qui, pour autant, paradoxalement, sans doute pour des raisons liées à l’efficacité de sa mission, n’est pas mis dans le secret des plans prévus pour l’administration du territoire de l’AFN, comme nous le verrons). Avec l’accord de ces deux Etasuniens, les Cinq, dont l’hostilité à Darlan est un dénominateur commun (nonobstant leur ralliement ultérieur temporaire à son gouvernement, faute de mieux), ont prévu de mettre le général Giraud à la tête d’un gouvernement d’Afrique du Nord censé préfigurer celui de la France entière, à la faveur d’une opération commando de 375 Algérois, censée avoir été aussi bien préparée que le débarquement lui-même (quoiqu’un effectif de 4 000, puis de 800 hommes, avait été initialement envisagé). Plutôt indifférents à ce que pourrait être la composition du gouvernement d’Alger issu du complot (Roosevelt ne rejetant expressément, d’avance, que De Gaulle), les Étasuniens n’entendent pas trop s’impliquer dans sa formation, ne s’estimant, d’ailleurs, pas en peine de pouvoir placer, au besoin, tel ou tel candidat ou d’imposer leur propre direction, et alors que Pierre-Etienne Flandin, qui avait succédé, pendant deux mois, à Laval, à la vice-présidence du Conseil, et que Murphy avait pressenti pouvoir tenir la place de Weygand, se trouve, comme en réserve, à Alger, depuis le 7 novembre, soit le surlendemain de l’arrivée de Darlan, et l’avant-veille de celle de Giraud (Face à l’incertitude de l’avenir, deux plans ont été préparés, début septembre, à Washington, juste après qu’en soit reparti Murphy pour Alger, l’un tablant sur le fait que l’administration française se montrerait conciliante et coopérante et pourrait donc rester en place, quoique avec un champ d’action limité par des mesures d’occupation du territoire drastiques, l’autre tablant sur le contraire et concluant qu’elle devrait être remplacée ou chapeautée – deux plans préparés par Roosevelt et les militaires, mais dont Murphy n’a pas été mis au courant, sans doute, en grande partie, pour que soit facilitée sa mission diplomatique, qui aboutit, en effet, aux accords Murphy-Giraud du 2 novembre, stipulant qu’il n’y aura aucune intervention étasunienne dans l’administration française) (cf. Alain Decaux, Morts pour Vichy, p. 57-58, Ordioni, Le secret de Darlan, p. 35-39, Paillole, Services spéciaux 1935-1945, p. 442). Contacté, en métropole, une première fois, en mai, par Lemaigre-Dubreuil, puis, deux autres fois, le mois suivant, par Rigault et Van Hecke, et, enfin, une dernière fois, par Rigault, le 7 octobre, le général Giraud, dont les projets étaient orientés vers le continent européen, notamment vers la préparation des opérations terrestres jusqu’en Allemagne, avait fini par accepter la proposition d’assurer les pouvoirs civil et militaire à Alger, après avoir manifesté de l’incrédulité (Sur le plan stratégique, le bien-fondé d’une offensive concentrée sur la seule Afrique du Nord était mis en doute par de nombreux responsables militaires alliés), et après avoir posé, avec insistance, ses conditions : l’assurance que le commandement en chef des forces alliées lui revienne, et que rien ne soit entrepris par les Américains, sans qu’ils aient sollicité et obtenu son accord. Après avoir accepté, il donne instruction au général Frère d’assurer « le commandement en chef de toutes les forces civiles et militaires de la France métropolitaine », ce que celui-ci fera bientôt à la tête de l’Organisation de Résistance de l’Armée (ORA) (cf. Weygand, Le général Frère, p. 225-226).

Début octobre, le débarquement et le putsch avaient finalement été fixés au 8 novembre, et les Cinq en avaient été avertis, le 28 octobre (putsch dont on rappellera qu’il visait une représentation française fragmentée, depuis le départ de Weygand ; dans le domaine des affaires civiles, s’y distinguait le secrétaire général permanent en Afrique française, l’amiral Fenard ; éclatement de la représentation qu’était venue compliquer la présence inopinée de Darlan, qui avait le rang de commandant en chef des forces françaises et, à ce titre, un pouvoir et un appui certains en métropole). Du côté militaire, un effectif d’environ 110 000 hommes allait débarquer entre Casablanca et Alger, réparti en trois parties à peu près égales, au Maroc, à Oran et à Alger : à Alger, en plus d’Américains, au nombre de 10 000, 23 000 Britanniques dont beaucoup arborent un drapeau étasunien cousu à la manche de leur uniforme, essentiellement pour désamorcer le ressentiment antibritannique très fort dans une large partie de la population (En face de ces 110 000, une armée d’Afrique du Nord d’environ 120 000 hommes et 200 000 réservistes). Du côté politique, les insurgés prévoyaient de s’emparer, dans la nuit du 7 au 8, des points stratégiques d’Alger et de séquestrer Darlan, afin d’obtenir de lui qu’il ordonne aux troupes françaises de ne pas s’opposer aux troupes sur le point de débarquer, puis d’exiger sa reddition du commandement en chef des Armées françaises, le tout afin de permettre l’accession du général Giraud aux pouvoirs civil et militaire. L’opération fut, dans un premier temps, un succès, bien que Darlan fut finalement laissé libre de ses mouvements : il logeait chez l’amiral Fenard, l’ancien adjoint du général Weygand, dont il avait pris la succession, à la tête de l’administration nord-africaine, et qu’il n’était pas question d’inquiéter, car ayant été pressenti très favorable au débarquement, lui dont, en avril, Murphy (très porté à défendre les intérêts français et à mettre en valeur les Français, auprès de ses supérieurs) notait qu’il « devient pro-américain avec conviction » (Melton, Darlan, p. 200). Tout au plus, Darlan fut retenu, pendant quatre heures, avec le général Juin, au domicile de ce dernier, la villa des Oliviers, cernée par des insurgés ayant à leur tête l’aspirant Pauphilet, sous les ordres directs de Rigault – lequel, paradoxalement, s’est retrouvé lui-même coincé dans la villa, pendant deux heures – insurgés dont le général Dorange parvint à desserrer l’étau, délivrant ainsi l’amiral et le général. Le haut-commissaire s’y était rendu, au milieu de la nuit, pour écouter Murphy lui annoncer officiellement l’imminence du débarquement, nouvelle que l’amiral semble bien apprendre, à ce moment précis, puisqu’il entre en colère : « Je savais depuis longtemps que les Britanniques sont des imbéciles, mais j’avais toujours cru les Américains plus intelligents. Vous partagez avec eux le goût des gaffes monumentales » rapporte Murphy, qui continue, en style indirect ou en paraphrasant : « Si les Américains avaient attendu ne serait-ce que quelques semaines encore, nous aurions pu compter sur une coopération efficace des Français aussi bien sur le territoire métropolitain qu’en Afrique. Et maintenant que l’Amérique avait lancé prématurément son attaque, qu’arriverait-il à la France ? ». Le colonel Chrétien qui assistait à la scène, rapporte dans une note : « L'Amiral, écarlate,  marche de long en large avec de grands gestes violents. Murphy, blanc comme un linge, est assis dans un fauteuil. Juin se tait. » Sur un signe de la main de ce dernier, qui se tenait déjà en retrait, Chrétien et les amiraux Fenard et Battet s’écartent de la scène : tous trois « ont cru que Darlan allait mourir là, frappé d’apoplexie. Il n’est pas rouge, mais violet », confiera le colonel à Ordioni. Toujours selon Chrétien, Darlan finit par se taire et Murphy par reprendre son argumentation. Ce dernier raconte : « Plus je m’énervais, plus Darlan retrouvait son calme. Nous nous engageâmes dans une discussion dénuée de passion sur les possibilités qui s’offraient à nous. » (cf. Le secret de Darlan, p. 198-199, Chantérac, p. 113 et 117).

L’insurrection dut néanmoins céder, face aux circonstances, qui étaient de trois ordres. Premièrement, l’avancée insuffisante des troupes étasuniennes – la force opérationnelle de l’est – dont, qui plus est, une petite partie seulement (1 500 hommes) a pu débarquer, et qui, dans un premier temps, bien qu’elles encerclent Alger, n'ont pas reçu l’ordre d’y pénétrer (leur chef, le général Charles Ryder, qui n’a pas dormi depuis plusieurs jours, stagne, exténué, sur une plage, à quinze kilomètres d’Alger, peinant à prendre une décision et entraînant tout au plus ses hommes dans ce que l’un d’eux décrit comme une « marche traînante de tortues », au milieu d’un décor déconcertant, où la ville semble jouer à cache-cache avec dunes, nappes de brume et végétation, son souhait n'en étant pas moins, dans l’immédiat, que ses troupes puissent être entièrement débarquées, ce qui nécessite le dégagement du port d’Alger. Avec l’appui de Darlan, Murphy va le recueillir, en voiture, et Ryder, quoique déjà au courant des deux plans alternatifs d’administration du territoire, découvre bientôt, avec effarement, l’imbroglio de la situation politique française, ayant cru, jusque-là, que tout avait été arrangé avec Giraud… et, avant toutes choses, que ce dernier serait présent… En fin d’après-midi du 8, il obtient de Juin, avec l’accord de Darlan, un cessez-le-feu, préfigurant celui pour toute l’Afrique du Nord du 10 ; et, en cette même fin d’après-midi, il fait enfin entrer ses troupes débarquées dans Alger ; il obtient aussi le dégagement du port, pour le lendemain, à l’aube, et assure que les administrations civiles resteront en place, mais tout en ajoutant que le plan qui le permet n’exclue pas la création de territoires militaires régis par l’armée étasunienne et dont rien n’empêcherait qu’ils puissent recouvrir l’Algérie entière… (cf. Decaux, p. 38, Robichon, p. 396-398, Coutau-Bégarie, p. 591, Kammerer, p. 372-374, Murphy, p. 132-133) (À cet égard, on ne peut que faire le lien avec certaines des dispositions de l’accord conclu entre Clark et Darlan, deux semaines plus tard, dont l’une d’elle précise que sont soustraites à l’autorité française « toutes régions considérées par le Commandant en Chef américain comme importantes ou utiles au but commun » – cf. Bret, p. 351). Deuxième circonstance défavorable à l’insurrection, comme cela vient d’être illustré, la soumission de Juin à son supérieur Darlan, aux décisions duquel il déclare s’en remettre (parmi lesquelles, dès le 8, la destitution des militaires ayant été à la tête des insurgés : les généraux Mast, Béthouart et de Monsabert et les colonels Baril et Jousse, tous promis à une mise en jugement ultérieure, pour, entre autres, « avoir volontairement facilité l’invasion du territoire par une armée étrangère » : si les Anglo-Américains sont assurément directement visés, il n’est pas sûr qu’ils soient autant visés que ceux qui le sont indirectement et prévisionnellement, les Allemands, tant est forte la hantise de l’amiral que la zone libre métropolitaine soit envahie, en représailles, bien que, dans un message envoyé, le lendemain soir, au maréchal, il remarquera : « Dans la situation politique générale actuelle, l’acceptation [du cessez-le-feu général en Afrique du Nord et donc de la présence des troupes débarquées] nous placerait dans une situation délicate et risquerait d’amener rupture de l’armistice », mais non sans contrebalancer aussitôt son propos : « On peut se demander toutefois si l’occupation du littoral provençal n’aura pas lieu dans tous les cas. »). Enfin, troisième circonstance défavorable, l’indisponibilité du général Giraud.

 

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