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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (IV)

Publié le 15 Juin 2024, 10:01am

 

4 - Le contexte 

 

Le 13 novembre, de commandant en chef des forces françaises qu’il était jusque-là, François Darlan avait, avec l’accord du maréchal Pétain, des gouverneurs d’Afrique du Nord et du général Giraud, et non sans craindre des complications, pris les fonctions de haut-commissaire de la France pour l’Afrique du Nord et celles de commandant en chef des forces françaises dans l’Empire, et avait laissé le commandement en chef des forces terrestres et aériennes en Afrique au général Giraud, placé désormais directement sous son autorité. Ce changement avait eu lieu, dans la foulée du débarquement de l’armée étasunienne et de son alliée britannique au Maroc et en Algérie (le 8 novembre), du cessez-le-feu accordé par l’amiral à ces dernières (en deux temps : le 8, pour Alger, le 10, pour toute l’Afrique du Nord) et de l’invasion de la zone métropolitaine libre par les Allemands (le 11) – invasion qui avait été une réponse au débarquement anglo-américain qu’Hitler avait jugé remettre en cause les fondements de l’armistice, au contraire de Pétain qui jugeait purement et simplement que c’était l’invasion de la zone libre qui contrevenait aux conventions de ce dernier, dans la mesure où son gouvernement n’avait pas pris part à la préparation du débarquement. Le débarquement avait décidé le maréchal à prendre le commandement en chef des armées, qu’il estimait ne plus pouvoir être assuré par Darlan, puisqu’il le pensait désormais prisonnier des Américains. Cette prise de commandement lui avait été suggérée par l’amiral Auphan, le secrétaire d’État à la Marine, qui jugeait que l’amiral de Laborde, commandant la flotte de Toulon, n’accepterait d’appareiller que sur l’ordre du maréchal. Le 10, face à ce qu’il estimait être la menace américano-giraudiste – pour ne pas dire simplement giraudiste – et l’épuisement des forces françaises face à celles débarquées, et surtout face au spectacle rassurant de la puissance militaire déployée par le débarquement, qui rendait quasiment impossible un échec face aux Allemands, Darlan avait déclaré le cessez-le-feu et avait invité (car ne pouvant plus donner d’ordre, ayant perdu le commandement en chef des armées) l’amiral de Laborde à appareiller pour l’Afrique du Nord, afin de soustraire la flotte aux Allemands (Présent à Vichy, du 8 au 12, par suite d’une convocation de Pétain, Weygand avait vivement conseillé au maréchal de donner l’ordre d’appareillage, mais ce dernier avait refusé, pour ne pas enfreindre l’armistice, dont, dans le même temps, il admettait pourtant qu’il venait d’être enfreint par les Allemands. Sans doute craignait-il de donner l’impression d’être pour quelque chose dans la présence alliée en Afrique du Nord, et estimait-il qu’avoir invoqué la violation de l’armistice par l’occupant pouvait suffire à lui imposer de ne pas en faire trop, en s’emparant de la flotte.) De son côté, conditionné par la visite en cours de Laval à Hitler (que, par un appel du second au premier, dans la soirée du 8, ce dernier avait été prié d’effectuer), visite de laquelle pouvait résulter la libération de prisonniers français, quoique ce gain pût être conditionné à l’acceptation de l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne contre les Anglo-saxons (qui était le motif premier pour lequel Hitler s’adressait à Laval, ce jour-là, d’abord par message transmis par le ministre allemand à Vichy, Krug von Nidda, en milieu de journée, puis, face au peu d’empressement de Laval, par convocation à Berchtesgaden), Pétain n’ose pas approuver officiellement Darlan, ni se rendre lui-même à Alger (la raison première, plusieurs fois exprimée par le Maréchal, étant son souhait de rester près des Français, dans la métropole occupée, et alors qu’il sait que Darlan est très attaché à respecter son autorité, celle d’un chef d’Etat ultrapopulaire en Afrique). Il préfère déclarer qu’il le désapprouve, et lui envoie, à cette occasion, le 10 novembre, un télégramme, par voie ordinaire : « J’avais donné l’ordre de se défendre contre l’agresseur. Je maintiens mon ordre. » Très ébranlé par le désaveu officiel et son remplacement à la tête des armées, Darlan obtempère, en annonçant qu’il va annuler l’ordre de cessez-le-feu (que l’avait encouragé à donner le général Juin, commandant en chef des forces françaises en Afrique – trois jours avant de n’être plus que commandant des forces terrestres, sous l’autorité directe de Giraud) et qu’il va se constituer prisonnier des Américains. Ce sur quoi, à Vichy, l’amiral Auphan convainc Pétain de communiquer à Darlan ses intentions réelles, en usant d’un code secret ordinairement utilisé pour les affaires privées (et dont, le 9, Darlan avait commencé à se servir, pour les affaires publiques, après en avoir, d’ailleurs, laissé la clé à l’amiral Fenard, avant de quitter Alger, fin octobre, afin que ce dernier puisse l’informer de l’état de son fils malade). In extremis, Darlan est alors informé que la position officielle du maréchal s’explique par des négociations en cours avec les Allemands. Pour autant, le croyant prisonnier des Américains, Pétain nomme, le 11 novembre, le résident général de France au Maroc, le général Noguès, son « seul représentant en Afrique du Nord ». De nouveau, Auphan tempère auprès de Darlan, en l’informant de la raison exacte de cette décision.

Habilement, les Allemands n’ont pas procédé à l’arrestation ni au placement en résidence surveillée du maréchal, qu’ils ont promis de respecter (Hitler lui a même annoncé, dans une lettre datée du 11 novembre, qu’il pourra désormais circuler librement sur tout le territoire de la métropole et s’installer à Versailles), mais qui aura inévitablement son pouvoir encore diminué ; ils cherchent ainsi à éviter de précipiter ou d’occasionner le basculement du pouvoir aussi bien vers Alger qu’à Alger même. À l’envoyé du général Noguès, le capitaine Bataille, arrivé à Vichy, le 11 novembre, Pétain déclare, juste avant que le capitaine ne puisse reprendre, de justesse, l’avion pour le Maroc, les Allemands étant en train de s’emparer de l’aérodrome : « En raison du fait que l’amiral Darlan n’est plus libre de ses décisions, j’ai décidé de confier tous mes pouvoirs au général Noguès pour la conduite de l’Afrique, dans la sauvegarde des intérêts de la France (…) Vous lui direz dans quelle situation je vous ai reçu : à la limite de ma liberté. Il ne recevra plus d’instructions valables de mon gouvernement ou de moi-même. » Au retour de Bataille, porteur de la déclaration, confirmée par télégramme, Noguès répond qu’il accepte sa nouvelle nomination, mais que, à l’invitation de Darlan, il va se rendre à Alger, et que, à la suite de cette rencontre, il informera le maréchal s’il y a lieu de faire stopper les négociations entre l’amiral et les Américains. En fait, dès le 12, avant même de s’envoler pour Alger, il avertit, par lettre, le maréchal qu’il lui semble préférable de ne pas entraver ces négociations, sauf à risquer d’amoindrir le prestige de la France et de perdre certaines positions acquises (Sans doute pense-t-il, d’une part, à l’Armée d’Afrique mise sur pied par le général Weygand – Weygand dont les généraux Giraud et Prioux seront les véritables relayeurs de l’action – armée qui risquerait de s’épuiser vainement contre celle étasunienne, alors même que celle-ci est désormais une garantie de non-invasion par les armées allemande et italienne, et, d’autre part, à l’approvisionnement américain qui risquerait de cesser, en représailles, enfin, au risque que le général De Gaulle n’en profite pour s’immiscer dans le dispositif et les ambitions anglo-américaines en Afrique du Nord. En novembre 1941, après avoir été notamment informés des contacts entre Weygand et les Étasuniens – contacts qui avaient débouché sur une aide économique à l’Afrique – les Allemands avaient obtenu de Darlan, alors vice-président du Conseil, l’éviction du général de son poste de délégué général en Afrique française et son départ du continent africain. Par la même occasion, Darlan avait supprimé ce poste de délégué général, en remettant le commandement de l’armée d’Afrique au général Juin, et le commandement civil à l’amiral Fenard, déjà secrétaire aux affaires économiques auprès de Weygand, et désormais secrétaire général en Afrique française. En outre, le poste de gouverneur général d’Algérie qu’occupait aussi, depuis juillet, Weygand, était passé dans les mains d’Yves Chatel, qui avait précédé Fenard, à la tête du secrétariat aux affaires économiques. En acceptant de rappeler Weygand en métropole, Darlan avait choisi la solution du pis-aller, qui lui permettait de maintenir, à la demande même du général, tous ses plus proches collaborateurs, parmi lesquels, notamment, le général Noguès, résident du Maroc, et Yves Chatel – cf. Krautkrämer, p. 64-65. Un an plus tôt, en octobre 1940, le départ de Weygand du gouvernement avait eu lieu sous la pression de Laval, et, ironie du sort, selon l’ambassadeur allemand Otto Abetz, son action de redressement en Afrique, à son nouveau poste, fut, deux mois plus tard, « la vraie raison » de l’éviction de Laval du gouvernement, le gouvernement – en tête duquel Pétain – n’ayant pas voulu prendre le risque que l’Afrique du Nord, sur le point de devenir puissante et exigeante, se sépare de la métropole, en réaction à la politique collaborationniste du vice-président du Conseil, jugement d’Abetz dont on remarque qu’il reprend celui de Hitler mentionné dans le compte rendu fait par l’amiral Darlan de son entrevue avec le chancelier, à Beauvais, le 25 décembre 1940 – cf. L’amiral Darlan parle, p. 265. Risque de sécession de l’Afrique du Nord qui avait pourtant été ressenti et combattu par le gouvernement de Vichy, et notamment par son ministre de la Défense, Weygand lui-même, dès juin 1940, après que le résident général du Maroc Noguès, suivi par l’amiral Esteva et le gouverneur général de l’Afrique française occidentale Boisson, eurent pensé à lui pour « conduire la défense nationale dans le cadre de l’empire », projet auquel la signature de l’armistice avait mis un terme – Kammerer, p. 22 – et risque dont aura fait état, une nouvelle fois, Weygand, cette fois à l’encontre de Darlan, lors de la réunion du Conseil du 6 juin 1942, selon le rapport fait à Abetz par Fernand de Brinon, le ministre français auprès du haut-commandement allemand à Paris – cf. Weygand, Mémoires III, p. 340-341 et 408, note 2, et Melton, Darlan, p. 157 et 171. Le jugement d’Abetz et de Hitler, ainsi que ceux de Weygand, sont corroborés par le témoignage du général Juin, selon lequel le gouvernement de Vichy a décentralisé le pouvoir en Afrique du Nord, en le confiant à trois hommes – Fenard, Chatel et lui-même – « pour prévenir le risque d’une sécession en Afrique instituée et décidée par un seul homme ». Dans ses mémoires, Weygand ignore totalement avoir eu quelque velléité ou projet de sécession, considérant même qu’il relevait de sa mission de l’empêcher – cf. p. 425 et 461. Motif d’éviction de Laval que ne retiennent ni Péan, ni Boncompain, dans leurs ouvrages respectifs, p. 238 et p. 496-506).

Le 13 novembre, après avoir rencontré, la veille, Darlan, Noguès déclare publiquement : « J’ai constaté que l’amiral avait repris possession de sa liberté. J’ai constaté que nous étions en pleine communion d’idées sur la conduite à tenir. En conséquence, au nom du Maréchal et en accord avec lui, je remets mes pouvoirs entre les mains de l’amiral Darlan. Je me range à ses ordres. » Auparavant, la veille au soir, Noguès avait, bien sûr, demandé, par télégramme, son avis au maréchal, qui, ne pouvant obtenir celui des Allemands, contactés en début de matinée du 13 (et dont la réponse ne vint jamais), donne néanmoins sa réponse, en début d’après-midi du même jour, par un télégramme de l’amiral Auphan, usant du même code secret que les deux précédents : « Accord intime Maréchal et Pdt Laval, mais décision officielle soumise à autorités occupantes » (cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 618-619, Moreau, Les derniers jours de Darlan, p. 201, Chantérac, ibid., p. 153-154). Le président du Conseil, Pierre Laval, qui était rentré, en début d’après-midi du 11, de Berchtesgaden – d’où il avait menacé de démissionner, si Darlan n’était pas désavoué, en agitant ainsi la menace de déplaire fortement à Hitler et d’entraîner sa réaction – a, cette fois, pris acte de la cessation des hostilités en Afrique du Nord, tout en prônant, en fin d’après-midi, en conseil des ministres, leur reprise, dans le but d’éviter celle des Allemands en métropole, qui, de leur côté, justifient leur franchissement de la ligne de démarcation par la nécessité de sécuriser les côtes méditerranéennes, en prévision d’un débarquement anglo-américain. À la sortie du conseil des ministres, soucieux d’empêcher l’établissement de l’autorité de Giraud en Afrique, il va jusqu’à demander aux Allemands l’autorisation d’investir l’amiral dans des fonctions équivalentes à celles anciennes du général Weygand, et, ce faisant, de rétablir un poste équivalent à celui de délégué général en Afrique, qui avait été supprimé, mais il se heurte à un refus. S’il paraît momentanément jouer en faveur de l’amiral, c’est, outre pour contrer Giraud, qu’il comprend ou devine comme l’assurance d’un prochain gouvernement pro-allié en Afrique française, alors que Darlan, en délégué général, resterait censément en connexion et aux ordres de Vichy, pour écarter le risque d’un Darlan s’établissant, lui-même, conformément à l’acte constitutionnel n° 11, en dirigeant doté des pleins-pouvoirs, remplaçant le maréchal empêché de gouverner par l’invasion de la zone libre. Parallèlement, il cherche à convaincre le maréchal de l’impasse que constituerait le retour de l’amiral à la direction des affaires. Alors que lui vient de négocier, une énième fois, avec les Allemands, il rappelle habilement – et paradoxalement, eu égard au jeu subit de l’amiral en faveur des alliés – l’erreur qu’avait faite le chef de l’Etat, presque deux ans plus tôt, en le remplaçant à la vice-présidence du Conseil par un homme qui aura finalement poussé la collaboration outre-mesure, sans presque rien obtenir, en retour, alors que lui n’a toujours fait que pratiquer la politique des petits pas, du donnant-donnant (expression paradoxalement chère à Darlan), au bénéfice de la France et des Français (Pression similaire à celle qu’il avait effectuée, fin mars, trois semaines avant son retour aux affaires, lorsque, revenant d’une rencontre avec Göring à Paris, il avait notamment attiré l’attention du maréchal sur les « maladresses » de l’amiral – cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 531).

Au printemps 1941, l’amiral s’était lancé dans une politique d’accord global avec l’occupant. Son accession à la vice-présidence du Conseil avait eu lieu, en février, après le quasi-intermède de Pierre-Étienne Flandin – dont Abetz avait fini par réclamer le départ, au motif qu’il s’était passé de ses services, en traitant directement avec la Wehrmacht – et avait été favorisée par la mise en réserve de Laval par Hitler, qui voyait en Darlan l’homme fort de l’Empire ayant à sa disposition la flotte, l’homme qu’il avait rencontré, en tant qu’émissaire du maréchal, à La Ferrière-sur-Epte, le 17 décembre, et que, à cette occasion, il avait fortement impressionné, en le menaçant avec véhémence : « Je déclare solennellement que, pour la dernière fois, j’offre une politique de collaboration à La France. Elle se rendra compte, si elle refuse, qu’elle a pris une des décisions les plus regrettables de son histoire. » La politique de l’amiral avait abouti aux protocoles de Paris, une suite de propositions de collaboration générale – ayant un versant politique et un versant militaire – avec l’Allemagne négociées à partir de mars 1941 et dont la signature n’empêchait pas qu’elles devaient être ensuite discutées et ratifiées, ce qui explique que, signées les 27 et 28 mai, elles purent, ensuite, pour la plupart, être abandonnées, notamment après l’avis du Conseil des ministres improvisé du 3 juin, lors duquel Weygand, présent au titre de Délégué général de la France en Afrique, après avoir écouté l’exposé du vice-président, s’emporte, avertissant qu’il fera ouvrir le feu sur les Allemands, où qu’ils se présentent en Afrique française, hostilité confirmée unanimement, trois jours plus tard, par le Conseil réuni au complet en séance ordinaire, auquel assistent les résidents et gouverneurs généraux convoqués à Vichy pour consultation ; dans les jours et les semaines qui suivent, l’amiral accuse le coup, très conscient de s’être mis dans une mauvaise passe avec les Allemands, comme en ont témoigné les généraux Laure et Weygand et l’amiral Marzin ; un nouveau tournant est une note de sa main datée du 14 juillet, dans laquelle le vice-président remarque que la prise de la Syrie par les Anglais a été le prix à payer de concessions faites à l’Allemagne, prix dont cette dernière ne se montre nullement redevable à la France, et qu’il n’est donc plus question de renouveler l’opération en Afrique. La note a été aussitôt rejetée par Berlin, désormais très occupé pas son attaque lancée, trois semaines plus tôt, contre l’URSS, où les difficultés s’annoncent, l’obligeant à continuer d’exiger de la France qu’elle soutienne son effort de guerre. Trois jours plus tôt, le conseil des ministres avait approuvé une note de Weygand, qui, conscient du changement d’attitude de Darlan, tempérait, à son tour : « Il n’est pas question de rompre avec l’Allemagne. Aussi bien la continuation des négociations commencées est-elle indispensable à notre renforcement militaire. Mais tenir très haut nos exigences politiques – et tenir bon. Nous ne sommes pas pressés. » (citée par Coutau-Bégarie et Huan, p. 435) L’abandon des propositions n’aura finalement lieu que progressivement jusqu’au jour de décembre où, en conseil des ministres, l’amiral Michelier expose le bilan des discussions tripartites France-Allemagne-Italie qu’il vient de mener, depuis le début de novembre, à Rome, en marge – et en contravention – de la commission de Wiesbaden, dont il présidait, il y a peu encore, la représentation française : « La négociation en cours, dépourvue de contreparties sérieuses, du fait de la disparition des clauses politiques, est désastreuse pour nous. Lorsqu’une négociation revêt ce caractère, on la rompt » ; ce sur quoi le vice-président lui fait remettre une feuille de bloc-notes sur lequel il vient d’écrire à l’encre rouge : « rompre les négociations », relative discrétion du procédé pouvant s’expliquer par le fait que l’intégralité des paroles prononcées en conseil des ministres ont la réputation de parvenir aux oreilles des Allemands. Puis Darlan charge Michelier de présenter à la commission d’armistice, le 21 décembre, un mémorandum concluant que les négociations politiques et les négociations militaires ne pourront désormais avoir lieu que séparément, autrement dit que celles politiques devront enfin avoir vraiment lieu, afin que les deux pays soient mis sur un pied d’égalité (les négociations politiques avaient précisément été voulues par la France, dans le but d’obtenir une meilleure reconnaissance par l’occupant ; elles consistaient, selon Krautkrämer, en « des contreparties politiques qui en fait correspondaient à l’abrogation du régime d’armistice et à la restauration de la souveraineté française » – p. 61) « C’est ce jour-là, 21 décembre 1941, que les protocoles de mai furent définitivement enterrés. Ils ne furent plus exhumés dans la suite » observe l’amiral Docteur (cf. p. 129-131). Ce retardement de la fin des protocoles s’explique notamment par le fait que, ayant été impressionné par les premiers succès de l’offensive contre la Russie commencée à la fin de juin, l’amiral n’avait pas souhaité les abandonner brusquement, s’étant mis à craindre que la France ne fasse l’intégralité des frais d’une paix qui allait possiblement être conclue à l’Ouest, autrement dit en premier lieu avec l’Angleterre (cf. Berthelot, ch. XI).

De ces protocoles la France n’aura tiré que peu de bénéfices, au regard de ceux de la partie adverse : d’un côté, la libération de 30 000 prisonniers de guerre, dont celle du général Juin, contre 90 000 prévus, la réduction des indemnités d’occupation d’un quart, que Paris décida unilatéralement d’appliquer et que Berlin traîna à avaliser – alors que son compte à la Banque de France, où les indemnités étaient versées, offrait un fort excédent inutilisé, qui allait bientôt servir abondamment à la construction du mur de l’Atlantique – le renforcement en effectifs et en matériel d’unités militaires africaines, déjà prévu par l’armistice mais jusqu’alors empêché ; de l’autre côté, en contrepartie, la livraison accrue de matières premières et de matériel de guerre, le resserrement du contrôle de l’économie et des finances (dont l’un des effets était d’annuler la réduction des indemnités d’occupation), la fourniture de moyens logistiques en Syrie et en Tunisie, notamment le transit de matériel de guerre allemand et de provisions à bord de navires français et sous contrôle d’officiers allemands en civil, dans le port de Bizerte, et l’utilisation de bases aériennes en Syrie, dans le but de soutenir l’insurrection en Irak. Si l’opposition déterminée du général Weygand, appuyé par Pétain, et le conseil de membres de l’entourage de Darlan entraînèrent finalement l’abandon de la plupart des protocoles, dont celui concernant Bizerte, l’amiral fut néanmoins placé devant le fait accompli, en Syrie, et devant sa conséquence, que fut, dès juin, la perte de ce protectorat et de celui du Liban, envahis par les Britanniques. Selon Jean Berthelot, « il s’est senti rejeté, condamné par les Allemands, dès juillet 1941, et c’est de cette date qu’il redevint leur ennemi déclaré (…) » ; époque où l’amiral Marzin le trouve très durement éprouvé, « ne cachant pas sa rancœur devant la dureté des Allemands, qui barrait la route à un rapprochement » (cité par Coutau-Bégarie et Huan, p. 438). Les deux constatent qu’il envisage de quitter le gouvernement, alors que, d’un autre côté, se profilent ses premières tentatives de rapprochement avec Roosevelt, qui, selon l’amiral Fenard, auront lieu en octobre. En mars 1942, au large des côtes tunisienne et algérienne, les Anglais trouveront une nouvelle occasion de réagir, par bombardements, torpillages et interceptions de navires, cette fois, face à la reprise rapide du transport de carburant et de matériel, qui se conformait à l’accord de Rome du 3 février ; répliques anglaises qui amplifiaient le désastre de Mers-el-Kébir et dont l’amiral sut se servir pour convaincre les Allemands de ne pas répéter ou prolonger leur action, et pour les convaincre de permettre une intensification du réarmement de l’Empire, en leur présentant l’Afrique du Nord comme étant, dans le cas contraire, gravement menacée par une intervention britannique. Le 3 décembre 1941, lors d’un dîner avec l’amiral Schultze, à Paris, Darlan manifeste, de nouveau, son intention de collaborer, mais, cette fois, d’une manifestation toute superficielle, comme s’il s’ingéniait à donner à son convive des renseignements dont il aurait su qu’il en disposait déjà (comme il l’avait, d’ailleurs, déjà fait, à la fin du printemps et au début de l’été, pour tenter de sauver la vie du lieutenant de vaisseau Henri-Honoré d’Estienne d’Orves, parachuté en métropole, arrêté, puis condamné à mort, en représailles de l’assassinat d’un aspirant de la Kriegsmarine par des communistes) ; exercice recommencé, le 28 janvier, à Évry, en présence, cette fois, du grand amiral Raeder, chef du commandement supérieur de la marine de guerre allemande, qui se laisse persuader que « Darlan a la volonté sincère de faire entrer, le moment venu, la flotte française dans le combat contre la Grande-Bretagne », bonne disposition qui ne débouche sur aucun réel avantage, sinon pour les Français, sans aucune contrepartie pour les Allemands : la libération des marins travaillant dans les ports de la zone occupée, qui pourront rejoindre celle non occupée, et la nomination d’un amiral français pour les administrer et commander la marine en zone occupée. Lors des deux dîners, l’amiral et vice-président du Conseil français a surtout laissé paraître le véritable motif de son apparente proximité avec l’occupant : sa détestation de l’Angleterre – sur laquelle nous reviendrons – Raeder et lui étant, d’ailleurs, convenus, ensemble, à cette occasion, que les Anglais ont toujours été « des hypocrites et des menteurs » (cf. Kammerer, ibid. p. 92-94, Coutau-Bégarie, ibid., p. 421-424 et 519-523).

                                           

Lorsque, devant le maréchal, Laval accusait Darlan d’avoir poussé la collaboration outre-mesure, il n’était pas sans pratiquer l’inversion des rôles. « Loin d’ergoter, notent Coutau-Bégarie et Huan, Laval a cédé aux Allemands, peu avant son renvoi, l’or belge et les actions de la mine de Bor [en Yougoslavie] sans discuter, dans l’illusion d’un règlement global. Au contraire, Darlan cherche à conserver le maximum de gages pour que la France ne soit pas complètement désarmée quand viendra l’heure de ce règlement global. Il refuse de livrer l’or polonais et de céder le tonnage neutre sans l’accord des propriétaires. » (p. 421) Pour autant, en se lançant dans les négociations des protocoles de Paris, il n’était pas sans avoir présumé de sa capacité à conduire et à maintenir une négociation sur un pied d’égalité avec l’occupant. Dès la fin d’avril, le maréchal avait paru pressentir la mauvaise tournure que prendraient ces négociations, dont il approuvait pourtant la tenue (comme il l’assumera encore dans une lettre au général Dentz, le haut-commissaire en Syrie, du 15 mai). Il déclarait à Weygand, dans une lettre : « Nous allons entrer dans une période difficile au cours de laquelle on s’efforcera de me faire sortir de la réserve qui m’a été jusqu’ici une ligne de conduite fondamentale (…) L’amiral, qui rentre de Paris, n’a rapporté que des bobards. » – cf. Coutau-Bégarie, ibid., p. 397-398, 400, 409 et 420, Melton, ibid., p. 284, et Weygand, Mémoires III, p. 419-420). Pourtant, comme nous venons de le voir, à partir de l’été 1941, l’amiral pourrait s’être aussi appliqué à bobarder sur ses intentions et ses sentiments, à destination des Allemands – ressentiment à l’égard des Anglais, excepté – comme pour faire suite à l’avis du maréchal, mais aussi – l’hypothèse étant renforcée par des indices ultérieurs, dont nous ferons état – peut-être parce que, dans le fond, depuis le début, il aurait procédé par « une feinte extraordinairement habile », pour reprendre les mots de Jean Berthelot, qui, comme pour justifier son propos, remarque, quelques pages plus loin : « Après la violente ″sortie du général Weygand [en conseil des ministres], tout a été dit. L’amiral Darlan à notre surprise, ne défend plus les protocoles que très mollement. Pourtant, il est naturellement autoritaire et a de la suite dans les idées. Comment croire que, s’il avait réellement tenu aux accords, il n’eût pas mis toute sa ténacité à en obtenir la ratification ? Pour qu’il les ait abandonnés presque sans lutte, il faut qu’il ait joué avec les Allemands un jeu subtil », jeu que se risque alors à interpréter le ministre : « Capter leur confiance par une manifestation de bonne volonté afin de les mieux duper ; puis, se retrancher derrière le Maréchal pour justifier ses hésitations ou ses refus. » Observation que corrobore un autre ministre, Jérôme Carcopino, pour qui « son attitude était celle d’un joueur qui avait joué à qui perd gagne », et, au demeurant, observation que rejoint pleinement l’analyse de l’historien Krautkrämer, pour qui l’adjonction par l’amiral d’un ultime protocole stipulant que « le gouvernement allemand fournira au gouvernement français, par la voie de concessions politiques et économiques, les moyens de justifier devant l’opinion publique de son pays l’éventualité d’un conflit armé avec l’Angleterre et les Etats-Unis », ne faisait qu’insinuer la suppression des conventions de l’armistice et le rétablissement de l'entière souveraineté de la France, issue que ne pouvait que rejeter le gouvernement allemand, en entraînant, du même coup, l’abandon de l’ensemble des protocoles, comme cela aura lieu (cf. p. 59-62). Cependant, une telle attitude du vice-président ne pouvait pas lui épargner d’être affecté, au passage, par la roublardise et le cynisme du négociateur allemand, épreuve que ne tardait pas à contrebalancer sa grande capacité à faire la part du feu. Pour aller plus en profondeur dans l’analyse de ce que pourrait avoir été ce jeu subtil, remarquons que, si 1941 est l’année des protocoles, elle est aussi l’année où commence à se manifester, chez l’amiral, le projet du recours aux Etats-Unis : en octobre, Fenard s’en fait l’écho auprès de Murphy (Fenard par l’entremise duquel il confiera, dès la fin de l’année, à son fils Alain, dont la profession d’« inspecteur puis fondé de pouvoir des bureaux coloniaux et étrangers » d’une grande compagnie d’assurance française lui sert de couverture pour ses déplacements, la mission d’entamer des discussions avec l’exécutif étasunien, qui débuteront en février) ; projet ou intention dont Murphy avait déjà été informé par le vice-président du Conseil lui-même, dès mars, lors d’un entretien à Vichy, avant que ce ne soit Leahy, au même endroit, en juillet, et dont une déclaration de Roosevelt, lors d’une conférence anglo-américaine au sommet, à Washington, le 12 janvier 1942, ne permet aucunement de douter : « Il y a une tendance à Vichy de dire non aux demandes allemandes, et les rapports reçus indiquent qu'un nombre croissant d'officiers de l'armée française s'inquiètent de savoir si leurs ouvertures seraient acceptées dans le cas où ils entreprendraient quelque chose. Que l'amiral a demandé si nous l'accepterions dans une conférence, que la réponse a été : non, étant donné les circonstances actuelles, mais que s'il amenait la flotte aux alliés la situation changerait. » (cf. Ordioni, Le secret de Darlan, p. 115, Berthelot, ch. XI, Melton, p. 164, Chantérac, p. 79-80, L’amiral Darlan parle, p. 9).

La raison pour laquelle l’amiral s’était lancé, au premier semestre 1941, dans des négociations avec l’occupant, en vue de signer un accord global de collaboration, était, outre la sempiternelle nécessité d’améliorer le quotidien des Français, la nécessité d’empêcher un rapprochement entre l’Allemagne et l’Angleterre, qui ne pourrait qu’avoir lieu au détriment de la France, comme Hitler en avait lui-même fait l’aveu à Franco, à Hendaye, le 23 octobre 1940, et comme l’amiral en convenait, dans une note au Maréchal datée du 20 juillet 1941 : « Si les Anglais demandaient la paix, alors que nos relations avec l’Allemagne ne seraient pas encore clarifiées dans un sens favorable au rapprochement franco-allemand, c’est la France qui assumerait les principaux frais de l’opération. Il serait illusoire de penser que l’Angleterre ferait passer ses intérêts après les nôtres. Après nous avoir lancés dans la guerre, après avoir largement contribué à nous la faire perdre, elle s’efforcerait d’alléger le poids de ses charges en aggravant les nôtres. » (cf. Coutau-Bégarie, p. 445, Docteur, p. 96, Berthelot, ibid.) ; position dans laquelle l’amiral s’est trouvé conforté, lorsque, en visite à Berchtesgaden, les 11 et 12 mai 1941, il reçoit, au dernier jour, lors d’un long entretien, seul à seul, avec le ministre des Affaires étrangères Ribbentrop, la confidence que l’attaque décisive contre l’Angleterre est différée, et que, l’Union soviétique massant ses troupes sur sa frontière ouest, l’Allemagne est disposée à l’attaquer préventivement – ce qu’elle ne pourra mieux faire, en déduit Darlan, qu’en sécurisant son front ouest par une entente avec l’Angleterre (Le 27 mai, en pleine signature des protocoles, il apprendra l’imminence de l’attaque allemande, par le capitaine de vaisseau Gandin, entré récemment en contact, à Paris, avec un colonel du quartier général de Hitler – cf. Chantérac, p. 19)… déduction qu’est venu renforcer un événement survenu la veille de son arrivée à Berchtesgaden : l’envol, en solitaire, de Rudolph Hess, alias Alfred Horn, pour l’Angleterre, officiellement à sa propre initiative, cependant que le fidèle de Hitler s’est présenté, là-bas, comme venu « transmettre des propositions »… Selon l’amiral Docteur, auquel Darlan a fait, le 14, lendemain de son retour à Vichy, le récit de sa visite au Berghof, l’accueil d’Hitler, le 11 – à 15 h 45, selon une note de l’amiral, peu après 16 heures, selon Kersaudy – a été cordial, et lors de l’entretien – qui dura une heure et demie – « Hitler ne dit que quelques mots sur le cas Rudolph Hess (…) il joua la stupéfaction et l’irritation » (p. 121 – cf. p. 118-123), témoignage corroboré, du côté allemand, par celui du général Bodenschatz, l’adjoint de Göring auprès d’Hitler : « Hitler joua bien la consternation et la surprise », au moment de lire, vers 11 heures, la lettre que venait de lui apporter Karlheinz Pintsch, l’aide de camp de Hess, dans laquelle ce dernier l’informait de son départ, et que Bodenschatz avait dû décacheter, à la demande du destinataire ; à cet instant précis, où ce dernier reçoit, lit puis a fini de lire la lettre, aussi bien Pintsch que Bodenschatz ne remarquent, chez lui, ni agitation, ni colère (cf. Decaux, L’étrange mission de Rudolf Hess, dans Les dossiers secrets du XXe siècle, p. 120, et Kersaudy, L’affaire Rudolf Hess, dans Les secrets du IIIe Reich). Cependant, Jacques Benoist-Méchin, le secrétaire général adjoint de la vice-présidence du Conseil, qui était du déplacement et avait été prié d’attendre, enfermé à clé dans une petite pièce, avec le reste de la délégation française et avec celle allemande, avant de pouvoir rejoindre les deux dirigeants au salon pour prendre le thé avec eux, après que « toutes les conversations importantes avaient eu lieu » (et avant d’obtenir, après le thé, une prolongation, en sa présence, de la conférence, qui avait porté notamment sur la guerre sous-marine, la Syrie et la Tunisie, pour discuter, cette fois, de questions touchant la Méditerranée orientale), avait remarqué, dès l’arrivée à Berchtesgaden, vers 15 heures, que « tous les visages étaient inquiets. Hitler était crispé. Son esprit paraissait être ailleurs (…) » Au moment de prendre le thé, Hitler se lance « dans une violente diatribe contre l’Angleterre », qu’il conclue en déclarant qu’ « aucun compromis ne sera jamais possible » entre elle et l’Allemagne. Sans pouvoir en être sûr, Benoist-Méchin pense qu’ « il était entièrement absorbé par les problèmes posés par l’équipée de Rudolph Hess (…) par la crainte que R. Hess ne mît le gouvernement anglais au courant [du] projet contre la Russie » (extrait du procès-verbal de son interrogatoire du 14 avril 1945, cité par J.-R. Tournoux, Pétain et de Gaulle, p. 250-253 – cf. De la défaite au désastre, I, part. II, ch. 6, Coutau-Bégarie et Huan, p. 401-405). Notons que, en cet après-midi du 11, Hitler ne peut pas encore avoir été mis au courant de l’issue de l’envol de Hess, qui, la veille, à la nuit tombée, au sud de Glasgow, a raté son atterrissage dans la propriété de lord Douglas Hamilton et a dû sauter en parachute à une vingtaine de kilomètres de l’objectif, notamment à cause de sa difficulté à s’extraire de l’appareil (Hamilton était « l’un des plus nobles lords du Royaume-Uni (…) qui avait accès auprès de tous les personnages importants de Londres, même auprès de Churchill et du roi », selon Alain Decaux, citant Albrecht Haushofer, ami intime à la fois du duc et de Hess – p. 92 et 108 – en outre, il était au service de lord Halifax, germanophile et principal opposant et candidat à la succession de Churchill). Dans un récit de Benoist-Méchin écrit avant la fin de la guerre et jamais retouché, c’est aux environs de 22 heures que les premières nouvelles sont parvenues d’Angleterre, et qu’Abetz peut alors mettre Benoist-Méchin dans la confidence que le fidèle lieutenant d’Hitler est parti, la veille, pour l’Angleterre : « La radio anglaise vient d’annoncer qu’il a atterri en avion du côté de l’Écosse. » (Selon Kersaudy, l’annonce radiophonique anglaise n’a pourtant eu lieu que le lendemain, dans la nuit du 12 au 13… comme le reconnaîtra Benoist-Méchin lui-même, dans un nouveau récit écrit après la guerre, dans lequel il raconte, d’une part, que, le soir du 11, l’ambassadeur lui a annoncé le départ de Hess, tout en précisant que « la radio anglaise est muette », et, d’autre part, qu’il est venu lui annoncer, le surlendemain, peu après minuit, en gare de Munich, avant que son train ne parte pour Vichy, que la BBC venait d’annoncer son atterrissage en Ecosse – cf. À l’épreuve du temps, p. 151. Il est donc très probable que, dans son premier récit, écrit sous le régime contraignant de la guerre et de l’occupation, Benoist-Méchin ait menti, en parlant d’une annonce radiophonique anglaise émise le 11, afin de dissimuler l’existence d’agents allemands ou pro-allemands sur le territoire du Royaume-Uni, qui venaient d’informer Berlin et que les propos de l’ambassadeur pouvaient laisser deviner, de même qu’en se conformant à la version officielle d’un Hess qui « savait que le Führer ne l’autoriserait jamais à se rendre en Angleterre pour y amorcer les négociations. ») Abetz explique, par ce départ, la tristesse et la crispation du Führer, dont, comme son hôte, il a été le témoin dans la journée ; départ que, en se réglant sans doute sur l’impression laissée par l’ambassadeur, Benoist-Méchin comprend alors comme une défection. En ce même jour du 11, arrêté puis présenté, dans la matinée, à lord Hamilton, alors officier supérieur de la RAF dans la région d’Edimbourg, Alfred Horn (dont on remarquera que l’anagramme donne : Herrn AdolfMonsieur Adolf ou Maître Adolf) lui décline sa véritable identité, et, dès le soir, le duc part rencontrer Churchill, afin de discuter des suites à donner. Le premier ministre se montre d’abord prudent, puis très curieux, et finalement réfractaire aux annonces de l’homme désormais bien identifié. De son côté, sans nouvelle, ne serait-ce que d’une entrée en contact avec Hamilton, Hitler a pu commencer à soupçonner le pire (envoi de nouvelle que lui et Hess pouvaient avoir escompté possible, depuis la propriété du duc, quitte à ce qu’il passe par un ou plusieurs intermédiaires – c’est, d’ailleurs, un fait que, en milieu de journée du 11, Hess demande à Hamilton que l’on télégraphie à une personne à Zürich qu’Alfred Horn est en bonne santé, afin que sa famille soit rassurée ; Hamilton ne lui répond rien, estimant que ce n’est pas de son ressort, et la femme de Hess n’aura des nouvelles de son mari que le 14 – cf. infra et Decaux, p. 92). L’hypothèse d’un Hitler progressivement absorbé par la vision d’une Union soviétique informée par Churchill du projet allemand de son invasion (que Hess eût eu ou non l’autorisation d’en parler aux Anglais) permettrait d’expliquer que son humeur se soit dégradée depuis la lecture de la lettre, comme sont censés en avoir témoigné, comme nous le verrons, des observateurs présents sur place. D’un autre côté, il pourrait avoir joué, au moins en partie, l’affliction et l’irritation (cf. l’intermède du thé), pour empêcher la rumeur selon laquelle il s’efforçait de conclure une paix avec l’Angleterre, et, accessoirement, pour donner encore plus de crédit à ce qui, dès le soir du 11, allait devenir la version officielle d’un Hess devenu fou (conformément à la suggestion de Hess lui-même dans la lettre qu’il a laissée au Führer : « Si mon entreprise devait échouer (…) vous pourrez à tout moment me désavouer en me déclarant fou » : solution qui pourrait avoir été convenue entre les deux hommes, de même qu’aurait été convenu qu’elle paraisse venir de Hess, afin qu’Hitler ne se déconsidère pas, aux yeux de son entourage, à traiter ainsi l’un de ses plus anciens et fidèles associés. Une telle mise en scène s’accorderait avec le contenu déconcertant de la lettre, dans laquelle se mêlent, selon Alain Decaux, des considérations très techniques sur la faisabilité du vol, des considérations géopolitiques et des considérations ésotériques, faisant appel à la parole de médiums et de devins. Notons que, en ce soir du 11 où Hess est officiellement déclaré fou, la nouvelle de l’échec a déjà été transmise et reçue, si l’on se réfère au témoignage de Benoist-Méchin, que corroborent, d’une part, le fait que, le lendemain après-midi, devant des dirigeants nazis, parmi lesquels Goebbels, le Führer, « très choqué » selon ce dernier, fait un discours, la voix très faible et tremblante, les yeux rougis, la mine défaite comme jamais ou presque, et, d’autre part, le fait que, quelques heures avant ce discours, dans la matinée, rentré chez lui, avec son adjoint Bodenschatz, Göring, comme s’il dressait une sorte de bilan de toute l’affaire et exprimait sa complicité de point de vue avec ce dernier, lui déclare : « le Führer a fait une erreur. ») Une fois partis, les deux éminents visiteurs français auraient pu être de bons propagateurs ou initiateurs d’une telle contre-rumeur, à la condition qu’ils eussent été dupes, au contraire de ce dont a témoigné, en 1948, Louis-Dominique Girard, membre du cabinet de Darlan, à l’époque des faits : « Tout ce que nous avons su par l’Amiral et les membres de sa suite, à leur retour de voyage, nous a convaincus du caractère concerté de la spectaculaire aventure de Rudolf Hess. Si le Chancelier était un peu absent et lointain, pendant son entrevue avec l’amiral Darlan, comme M. Benoist-Méchin l’a dit à son procès, il n’était pas du tout dans cet état de nervosité où le geste de son collaborateur aurait dû le plonger, s’il ne l’avait pas connu à l’avance. D’où il fallait conclure qu’Hitler était au courant, et s’inquiétait seulement de l’issue d’une entreprise diplomatique assez extravagante pour être bien dans sa manière. » (Montoire, Verdun diplomatique, p. 339) Selon Kersaudy, de nombreux témoignages de l’entourage du Führer, allant d’Albert Speer au général Walter Schellenberg, second d’Heydrich, en passant par l’aide de camp et l’interprète de Hitler, indiquent qu’il fut, avec une intensité exceptionnelle, en proie à l’agitation et à la colère, avec des moments de consternation, puis qu’il devint calme, lorsqu’approcha l’heure de recevoir Darlan, « sans doute en raison de l’importance des questions à traiter, et certainement pour ne pas donner l’impression qu’il se passe quelque chose d’anormal », commente l’historien (Parmi les questions importantes à traiter, il y en avait une commune aux propositions apportées aux Britanniques par Hess : le maintien au pouvoir, en Irak, de Rachid Ali, soutenu, depuis son putsch de 1938, par un mouvement populaire nationaliste et antibritannique que les Allemands entendent renforcer depuis la Syrie, et que les Britanniques doivent cesser de combattre, en retirant leurs troupes et en abandonnant le pays à l’Allemagne, en échange de la paix dans le reste de leur empire). Feint ou non, ce débordement de mécontentement n’a pu avoir lieu qu’après le déjeuner, qui fut pris plus tôt que d’habitude, peu après midi, étant donné la visite prochaine de Darlan. Furent de la table les convives habituels et d’autres invités, parmi lesquels Pintsch, que le maître de table fera arrêter à l’issue du repas, au motif qu’il était au courant du départ de son supérieur et ne l’en a pas averti. Le déjeuner terminé, Hitler n’a toujours pas reçu de nouvelle de la tante zurichoise de Hess, que celui-ci devait appeler, absence de nouvelle qu’il pourrait avoir vécu comme un mauvais présage et une incitation à prendre les devants, en faisant arrêter l’aide de camp, puis en laissant libre cours à son irritation, qui, en définitive, n’aurait été qu’à-demi feinte, reposant sur la hantise de l’échec et sur la nécessité d’anticiper la façon de le pallier (cf. James Leasor, The uninvited envoy, p. 103-104, Peter Padfield, Hess : Flight for the Führer, p. 221, Roger Manvell et Heinrich Fraentel, Hess, p. 108, J. Bernard Hutton, Hess : The man and his mission, p. 58-59. Remarquons que le témoignage de Benoist-Méchin, s’il demeure très détaillé, pâtit de l’omission de l’étape du déjeuner – auquel il n’a pas participé et dont Abetz n’aura pas jugé devoir faire état devant lui – qui peut bien être le moment charnière d’une mise en scène.) Lorsque, dans la nuit du 12 au 13, il apprend que la radio britannique vient d’annoncer que Hess a bien atterri et qu’il est vivant, Hitler entre dans une « profonde prostration », selon Schellenberg. Mais, s’il est vrai qu’il avait été averti, dès la veille, cet état pourrait être dû à l’effet de l’annonce publique, à la contre-publicité soudaine pour lui et son régime : la mission de Hess, du moins jusqu’à son dénouement positif, sa réussite, était, bien sûr, prévue pour rester secrète, au lieu de s’anéantir, dès les premières heures, en une sorte d’annonce d’exploit aérien. Lors de ses deux années de détention au Luxembourg, faisant suite à son arrestation en mai 1945, Bodenschatz reviendra sur sa déclaration, dans les conditions d’un pseudo-huis-clos entre haut-gradés détenus, en pouvant ainsi chercher à défendre Hess, en le présentant comme un dissident du régime ayant voulu activement rétablir la paix (Le capitaine Gustav M. Gilbert, qui était chargé d’assurer l’étude et le soutien psychologiques des inculpés, au procès de Nuremberg – où Bodenschatz sera entendu comme témoin – et d’en faire des rapports, témoignera que certains d’entre eux se concertaient pour pouvoir s’entraider au tribunal – cf. Le journal de Nuremberg). Type de défense dont peut user Hess lui-même, à l’égard de lui-même, en 1970, dans l’espoir d’être libéré, lorsqu’il déclare au directeur américain de la prison de Spandau, qu’il avait été hors de question qu’il parle de son projet à Hitler, qui, sinon, l’aurait fait arrêter. Pour finir, relevons une étrangeté dans le témoignage de Benoist-Méchin, commune à ses deux récits de pendant et d’après la guerre. Alors que, dans son Journal, Göring prétend n’être arrivé à Obersalzberg que le soir du 11, à 20 heures 45 (heure corroborée par l’adjoint de Ribbentrop auprès d’Hitler, Walter Hewel, dans son propre Journal), Benoist-Méchin prétend que, plus tôt dans la journée, vers 15 heures, la voiture qui le conduisait, lui et Darlan, au Berghof, a croisé celle du ministre de l’Aviation, qui en revenait : « nous eûmes juste le temps de reconnaître au passage, le maréchal Goering et quelques aides de camp ». Göring est censé avoir été convoqué par Hitler, à l’issue du déjeuner, soit aux alentours de 13 heures, alors qu’il se trouvait à Nuremberg, à 250 km d’Obersalzberg, à vol d’oiseau (cf. Padfield, Hess, p. 221). En deux heures tout au plus, il n’a pu venir de Nuremberg et s’entretenir avec le Führer. En revanche, dans le cas d’une entreprise concertée entre Hess et Hitler, la présence, aux côtés de ce dernier, du ministre de l’Aviation, en mesure d’influer sur des témoins relevant de son ministère, aurait certainement été des plus justifiées.

Si Darlan et le maréchal ont pu cultiver une neutralité ou une ambiguïté apparentes, pour mieux pouvoir guetter l’occasion favorable de rallier ouvertement les Anglo-américains, cependant, à l’automne 1942, habilement conditionné par Laval – conditionnement qui s’ajoute, autant qu’il en joue, à celui que constitue l’invasion de la zone libre – le maréchal, chef de l’État, finit par signer, le 20 novembre 1942, un acte constitutionnel conférant au chef du gouvernement le pouvoir de promulguer lois et décrets, avec cependant l’interdiction de déclarer la guerre. La raison principale pour laquelle Hitler souhaitait l’abdication de Pétain au profit de Laval était que la France puisse se décider à entrer en guerre contre les Alliés, ce que, en vertu d’un acte constitutionnel de juillet 1940, le chef de l’État lui-même ne pouvait faire, sans l’avis des assemblées législatives (qui, au demeurant, restaient quasiment impossibles, à réunir, en cette période, malgré que, en novembre 1943, un acte constitutionnel établira que, en cas de décès du chef de l’Etat et de nouvelle constitution non encore ratifiée – sa rédaction sera achevée et, à la fin de la guerre, on tentera de la faire disparaître, en la dérobant chez le notaire de Pétain, chez qui elle était déposée – le pouvoir constituant reviendra à la Chambre des députés et au Sénat, élus entre 1932 et 1938). Si, sous la pression d’un Laval accablant d’arguments catastrophistes un maréchal déjà affligé par l’arrestation, cinq jours plus tôt, de Weygand par les Allemands (le général ayant manifesté des « intentions hostiles » selon Ribbentrop, en s’étant notamment déclaré prêt à mettre sur pied une armée et à en prendre la tête pour combattre les Allemands, déclaration sans doute faite à Vichy et dont tout laisse penser qu’elle a fait l’objet d’une dénonciation dont l’origine reste énigmatique – selon Krautkrämer, celle-ci pourrait avoir été le fait du directeur général de la Police nationale René Bousquet, qui avait été dernièrement souvent présent à Vichy, mais selon Ordioni, qui s’exprime six ans après l’historien allemand, elle serait le fait d’agents gaullistes, comme l’attesterait un document retrouvé aux Archives nationales – cf. Krautkrämer, p. 203-205, Ordioni, La fracture, p. 76-77), Pétain accepte finalement, le 17, d’abdiquer de la direction du gouvernement, il n’en demeure pas moins chef de l’Etat, libre constitutionnellement de revenir sur les pouvoirs accrus accordés à son président du Conseil (ce qu’il ferait, après en avoir discuté avec lui, selon l’une des clauses qu’il lui a notifiées dans une lettre destinée à rester secrète), et, par ailleurs, il n’en ajoute pas moins un acte constitutionnel : « hors les lois constitutionnelles, le chef du gouvernement pourra, sous sa seule signature, promulguer les lois ainsi que les décrets. » Ainsi Laval ne peut-il changer une constitution qui l’empêche de déclarer la guerre. Par ailleurs, l’une des clauses formulées dans la lettre secrète lui interdit aussi de même simplement constater l’état de guerre avec les Alliés, résultant de leur débarquement en Afrique du Nord ; débarquement qui, d’un autre côté, est l’occasion d’une autre restriction de ses pouvoirs, dont il n’a même pas connaissance : sur décision du maréchal, il n’a pas été informé des messages secrets envoyés à Alger, approuvant la conduite de l’amiral et lui confirmant la délégation des pouvoirs (cf. Kammerer, ch. XXI). Lorsque, le soir du 13, Darlan aura, en quelque sorte, transformé son essai pro-étasunien, en accédant aux fonctions de haut-commissaire, puis, les trois jours suivants, en formant un gouvernement placé sous son autorité, un décret publié dans le Journal officiel du 28 novembre et portant la signature de Laval le déchoit de la nationalité française, après que, le 25, tous ses biens eurent été mis sous séquestre, et que, le 19, il eut été déchu de toutes ses fonctions politiques et de tous ses commandements militaires. Le silence des Allemands, face à la demande de Pétain concernant la création du haut-commissariat en Afrique, signifiait sans doute un refus mêlé d’attentisme (comment allaient se comporter Darlan et l’AOF, à courte et moyenne échéances ?), et, d’autre part, qu’ils comptaient sur Laval pour juger, au mieux et au plus près, de la situation, et, au besoin, pour la dénouer, dans le sens d’intérêts jugés communs aux deux pays.

L’accession de l’amiral Darlan aux plein-pouvoirs en Afrique du Nord est conforme à ce que lui avait prescrit le maréchal, dès août 1940 : gagner Alger avec la flotte, si les Allemands envahissent la zone libre, de même qu’elle est conforme à l’acte constitutionnel du 10 février 1941 : « si (…) nous sommes empêchés d’exercer la fonction de chef de l’État, monsieur l’amiral de la flotte Darlan l’exercera de plein droit ». L’amiral s’était déjà rendu, en Afrique du Nord, au mois d’octobre, dans un triple but : procéder, en tant que commandant en chef des armées, à une inspection générale des troupes, vérifier où en étaient les discussions qu’il avait missionné, dès octobre 1941 (soit un mois avant l’attaque de Pearl-Harbour et l’entrée en guerre des États-Unis), et plus encore au début de l’automne 1942, son fils Alain de mener secrètement avec le consul étasunien Robert Murphy, mission qui incluait de confirmer que son père était prêt à aider les États-Unis pour un débarquement en Afrique du Nord (cf. Melton, ibid., p. 200-202, Coutau-Bégarie, ibid., p. 522-524 et 560-561, et Chantérac, ibid., p. 83-86), et, enfin, et du même coup, rendre visite à Alain lui-même qui, de retour d’inspection d’une agence d’assurances à Sfax, en Tunisie, est hospitalisé depuis la mi-octobre, à la suite d’une crise survenue brutalement à sa descente d’avion, dont la cause et la nature restent, un temps, indéterminées (l’hypothèse d’une insolation étant d’abord avancée par les médecins) (Kammerer, p. 216, et Ordioni, Le secret de Darlan, p. 87, semblent dater l’hospitalisation du 13, quand l’amiral Moreau – pour qui la crise s’est pleinement déclenchée chez l’amiral Fenard, qui hébergeait Alain, avant sa rencontre prévue avec Murphy – p. 42, et Coutau-Bégarie, p. 565, la datent du 15. La montée en puissance de la crise est corroborée par Paillat, I, p. 394. La synthèse de tous ces témoignages donne : Alain est descendu d’avion, le 13, titubant et fatigué, a passé une première nuit chez Fenard et s’est réveillé paralysé des jambes, avant d’être hospitalisé le lendemain). Après avoir inspecté, à partir du 20 octobre, dans l’ordre, le Sénégal, le Maroc et l’Algérie, et avoir finalement exprimé son souci que son fils soit rapidement transféré en métropole pour y être soigné, l’amiral est de retour à Vichy, le 30. Pendant les six jours qui le séparent désormais de son retour à Alger, il confirme au gouvernement qu’il n’y aura pas d’attaque étasunienne contre l’Afrique du Nord, et envoie à la base navale d’Oran et à celle de Bizerte des instructions pour améliorer le dispositif d’accueil de la flotte, dans l’éventualité de son appareillage de Toulon. Pourquoi retourne-t-il ensuite à Alger ? La raison de sa présence en Afrique du Nord, au mois de novembre, semble avoir été purement accidentelle : l’état de son fils s’est aggravé et la nature de son mal précisée : diagnostiqué atteint de poliomyélite (qu’il aurait contractée, lors d’une visite médicale dans un hôpital de Tunis, le 10 octobre), il est, depuis le 3 novembre, dans le coma (Selon Flohic, De Gaulle « a toujours eu l’impression » qu’il avait été empoisonné dans un restaurant par les Allemands – dont c’était, en effet, un mode opératoire, et qui ne pouvaient qu’avoir intérêt à faire cesser son rôle d’intermédiaire entre son père et les Américains – cf. p. 278). Son état proche de la mort oblige son père à se déplacer ; lequel, du même coup, arrive de Vichy, trois jours avant le débarquement, et deux jours avant que, dans les premières heures du 7, son fils ne sorte, finalement, du coma (état de mort imminente et amélioration subite de l’état de santé qui ont fait l’objet d’un rapport médical détaillé, qui en donne l’explication – cf. ibid., p. 570), désengagement du pronostic vital qui, après le déjeuner, lui fait donner l’ordre au capitaine Chassin de préparer l’avion qui doit le ramener à Vichy... avant d’émettre un contrordre, sur le coup de 15 heures, ayant subitement décidé de prolonger son séjour algérois, la raison en étant, selon Ordioni, que le général Juin venait de convoquer le colonel Chrétien, lequel racontera que le général « désire [alors] savoir où en sont les conversations [sur la destination des navires alliés entrés en Méditerranée] qu’il veut continuer très activement » : ainsi, in extremis, Darlan aurait-il senti un frémissement d’une intensité particulière dans l’état-major d’Afrique du Nord, dont il lui aurait été impossible de ne pas chercher à connaître, sur le terrain, la tournure et l’issue (cf. Le secret de Darlan, p. 192). Krautkrämer rejette cette « thèse maintes fois soutenues » comme étant invraisemblable, sur la base d’un télégramme envoyé à Vichy à 10 h 30, dans lequel l’amiral annonçait, entre autres : « Ma présence à Alger est encore indispensable pour trois ou quatre jours. » (p. 150) Pourtant, l’hypothèse d’une mise en scène d’un faux départ ne peut pas être totalement exclue, non qu’elle aurait visé à faire croire qu’il ne s’attendait pas au débarquement (la colère dans laquelle, comme nous le verrons, il entrera, la nuit suivante, au moment d’apprendre que le débarquement était en court, suffisant à l’infirmer), mais qu’elle aurait visé à conditionner des chefs militaires comme Juin (avec lequel il déjeune) et comme Chrétien à être moins sur leurs gardes, à se laisser aller à trahir des intentions et des prévisions tributaires d’un débarquement allié effectivement imminent. Dans son télégramme, l’amiral disait aussi : « Je suis courant situation et peux prendre décision. En cas de nécessité je suis toujours paré à revenir. »

L’amiral affirmait ne pas croire à l’imminence du débarquement, malgré plusieurs signaux qui lui étaient parvenus depuis la fin de l’été : fin septembre, une information fournie par Salazar à Pétain (une autre venant d’« un agent très sûr de Lisbonne » et annonçant le débarquement imminent parviendra à Darlan, le matin du 7 novembre, selon Alain Darlan, p. 187) ; toujours fin septembre, une visite à Vichy du chef du contre-espionnage pour l’Afrique du Nord, le colonel Chrétien, qui, souhaitant rencontrer Darlan, est aiguillé par celui-ci vers son chef d’état-major, le général Revers, auquel le colonel annonce qu’un débarquement américain aura lieu avant la date butoir du 15 novembre, pour des raisons de navigabilité à proximité des côtes, ce sur quoi l’amiral l’autorise à prendre contact avec les Américains (Rentré à Alger, Chrétien rencontre, le 12 octobre, Murphy, en compagnie de Tarbé de Saint-Hardouin et d’Henri d’Astier, l’Américain l’assurant sans doute, à cette occasion, comme il avait reçu mission de le faire, qu’un débarquement n’est pas prévu pour les prochains mois, cependant que, au passage, de leur côté, les deux membres des Cinq recueillent l’information que Darlan est disposé à se détourner complètement des Allemands pour aider les Alliés, et pressentent ainsi qu’il risque de concurrencer leur favori Giraud) ; enfin – mais alors que, comme nous allons le voir, il y a un doute que l’information soit parvenue, à temps, à l’amiral – fin octobre, l’annonce de l’imminence du débarquement par l’Intelligence Service au colonel Rivet, le chef de l’ensemble des Services spéciaux (Recherche du renseignement et Contre-espionnage, terre-mer-air), dont la base d’Uzès est en communication quotidienne avec l’Intelligence Service, à Londres, et qui, la veille du retour d’Alger de l’amiral, s’entretient avec le général Revers, pour décider de la conduite à tenir, à la suite de la nouvelle… Ce qu’ont pu se dire Rivet et Revers, le 29, et ce qu’ils ont pu dire ou ne pas dire, ensuite, à Darlan, demeure énigmatique, dans le mesure où, le lendemain, arrivant à Vichy, l’amiral annonce au Conseil des ministres (auquel son titre de commandant en chef des forces françaises lui donne le droit d’assister et d’y prendre la parole) être certain qu’il n’y aura pas de débarquement américain en Afrique du Nord (cf. Coutau-Bégarie et Huan, p. 563-564, 571 et 575) (Si l’un des deux a informé Darlan, ce fut sans doute avant la séance du Conseil – l’amiral ayant atterri en milieu de matinée, et le conseil ayant eu lieu dans l’après-midi – et celui qui le fit fut sans doute Revers, le plus proche de lui, car, pour ce qui est de Rivet, d’ailleurs habitué à la rétention d’information à l’égard de l’amiral, il transmettra l’information, à Alger, le 6 – le lendemain où ce dernier y est de retour – au colonel Chrétien, lequel, lors des deux mois à venir, se révélera lui aussi avare en information à destination de l’amiral ; le 6 étant, du reste, aussi le lendemain d’une nouvelle annonce de l’imminence du débarquement faite, la veille au soir, par l’I.S. à Rivet et Paillole, ultime annonce dont ils n’ont pu bénéficier pour rappeler à Darlan, à son départ de Vichy, dans la matinée du 5, l'éventualité d’un débarquement imminent, comme le rapporte Krautkrämer – cf. Paillole, p. 397-398, Krautkrämer, p. 148-149 ; le même jour du 6, Rivet informe, néanmoins, aussi l’amiral, mais de manière voilée, comme nous le verrons. Pourrait étayer l’hypothèse que Revers – voire aussi Rivet et Paillole, sous réserve qu’ils ne lui auraient fait part que d’une éventualité – lui ont bien transmis l’information à Vichy, le fait, que, dans le cas contraire, ils ne l’auraient sans doute pas laissé repartir pour Alger, leur mutisme ayant dû avoir signifié qu’ils ne souhaitaient pas le voir pouvoir interférer avec le débarquement… la question étant alors de savoir jusqu’à quel point l’argument du gros souci familial qu’était le très grave ennui de santé du fils aurait pu avoir raison de leur volonté, probablement commune avec les Anglais, d’empêcher la présence de l’amiral à Alger, au point de ne même pas essayer de le faire. Prévoyaient-ils que la présence de Giraud et des Anglo-américains allait suffire à l’inférioriser, à le neutraliser ? D’un autre côté, il n’est pas exclu que l’amiral n’ait pas cru à l’information qu’ils lui auraient donnée, qu’il l’ait tout simplement balayée, comme il le fait, en ces mêmes jours, avec celles fournies par Bergeret – cf. infra). Aux renseignements reçus depuis l’été s’ajoutaient des indices, quand ceux-là ne relevaient pas simplement de ceux-ci : l’arrivée de convois maritimes inhabituels à Gibraltar, venant surtout d’Angleterre, l’intensification des vols de reconnaissance britanniques, le long des côtes, ou encore l’accroissement du mouvement maritime d’ouest en est de l’Atlantique, dont une partie se dirigeait trompeusement vers le Sénégal, avant sa bifurcation vers la côte occidentale du Maroc, quand une autre était directement destinée au détroit de Gibraltar, ce que l’amiral considérait être une destination finale pour la Tripolitaine ou la Sicile (En septembre, informés par des sources étrangères pro-allemandes, Darlan et son entourage s’attendaient à voir le débarquement s’effectuer à Dakar, en octobre, mais, depuis ce dernier mois, ils avaient changé d’avis, de nouveaux renseignements du colonel Chrétien pointant vers l’Afrique du Nord, au printemps). Pour autant, ses biographes Hervé Coutau-Bégarie et Claude Huan font remarquer que, lorsqu’il quitte Vichy, tôt le matin du 5 novembre, des observateurs avertis pourraient remarquer qu’il n’exclue pas complètement un débarquement imminent, ni sans doute son contrecoup, l’invasion de la zone libre et la perte du reste de la liberté gouvernementale en métropole : il emporte avec lui une abondante documentation et se fait accompagner par son directeur de cabinet, le contre-amiral Battet, qui aurait dû normalement rester à Vichy, pour tenir le bureau de l’état-major, comme il l’avait fait en octobre (cf. ibid., p. 571). Dans l’après-midi du 6, c’est au tour du général Bergeret d’arriver de Vichy. Il est porteur d’une information issue de Londres et de la résistance, selon laquelle le convoi maritime entré en Méditerranée est à destination de l’Afrique du Nord française et que son débarquement risque d’entraîner l’invasion de la zone libre, information dont il est convaincu de la véracité et qu’il insiste à faire admettre par l’amiral, qui la rejette, au motif que, de son côté, il a « des précisions », avant de préciser qu’elles lui ont été données par Murphy. Dans la foulée, Bergeret s’adresse, avec le même insuccès, au général Juin. Cependant, le soir, l’amiral aurait, malgré tout, interrogé Murphy sur la destination des convois arrivant de Gibraltar et le consul lui aurait répondu qu’ils n’intéressaient ni ne menaçaient aucunement l’Afrique du Nord (Le conditionnel se justifie par une ambiguïté dans la façon dont ont été rapportées les paroles adressées par l’amiral à Bergeret, que l’amiral Moreau peut paraître avoir reconstituées, au moins en partie, sur la base du témoignage du lieutenant de vaisseau Bourgeois, qui, en 1972, dans une lettre à Ordioni, affirme : « le 6 au soir, Darlan a dit à un interlocuteur (je me demande si ce n’est pas le général Bergeret) : J'ai interrogé Murphy, et il m'a certifié que ces convois ne nous intéressaient aucunement et que l'Afrique du Nord n'était pas menacée par eux » – Le secret de Darlan, p. 190 – texte qui ne dit pas explicitement que l’amiral venait juste d’interroger le consul, bien que ce soit la lecture qu’en fait Boncompain, en le faussant, au moment de l’abréger : « J’ai interrogé Murphy, le soir du 6, et il nous a certifié… » – cf. Je brûlerai ma gloire, p. 551 – du reste, si cette dernière lecture devait être la bonne, comme nous l’avons vu, c’est dans l’après-midi que Darlan rencontre Bergeret, avant même que celui-ci ne rencontre Juin, auquel cas il est impossible que l’amiral ait apporté au premier des précisions reçues en fin de journée, sous réserve que Bourgeois ait pu se tromper ou pu être très approximatif, en parlant du soir. Les précisions en question pourraient donc avoir été données, lors d’une ultime rencontre que, sur la base de plusieurs indices, Moreau est porté à situer dans l’après-midi du 29 octobre, soit la veille du retour de l’amiral à Vichy – cf. p. 49 et 73-74. Pour autant, c’est le 6 que l’amiral répond au colonel Rivet, qui, plus tôt dans la journée, comme nous l’avons évoqué, l’avait averti, depuis Vichy, qu’une « action importante contre [la] France va être incessamment déclenchée », allusion voilée au débarquement : « On a vu Murphy, pas de danger immédiat » – cf. Docteur, p. 167 – réponse qui, a priori, pourrait difficilement renvoyer au 29 octobre (étant donné, notamment, l’importance des premiers convois, qui, dans la journée du 6, passent le détroit de Gibraltar), si ce n’était que, à son retour à Vichy, l’amiral avait déjà fait une déclaration similaire à un ancien chef du renseignement de la Marine : « J’ai vu Murphy, rien avant l’an prochain. » La veille de regagner Alger, lors d’un dîner chez Auphan, il avait confié à ce dernier qu’un débarquement américain en Afrique du Nord ne pourrait pas être déclenché avant le printemps (témoignage d'Auphan recueilli par Krautkrämer, en 1981 – cf. p. 148).

Murphy s’était rendu, sur convocation, à Washington, fin août, pour être informé que le débarquement allait avoir lieu au début de l’automne et pour recevoir une mission auprès du général Eisenhower lui imposant de ne pas livrer aux Français la date du débarquement et de laisser croire qu’il se ferait au printemps 1943… Ce n’est que le 28 octobre qu’il a informé le général Mast, le chef de la division d’Alger et porte-parole de Giraud, de la date exacte, avant que, dans la foulée, les Cinq n’en soient informés, à leur tour. Or, dès le 30, à l’aube, l’amiral quitte l’Afrique du Nord, où, s’il était resté, il aurait pu éventuellement capter des signes avant-coureurs. En est d’autant plus fondée sa surprise – au moins apparente ou relative, quoique l’amiral Moreau parle d’un « étonnement nullement feint » – lorsque, le lendemain du 6, Moreau parvient à le persuader que l’observation des convois fait clairement comprendre qu’il ne va pas en être de la façon que lui a annoncé Murphy, mais sans que cela ne semble le déstabiliser, ni même l’inquiéter (nonobstant qu’il lâche, au passage, un énigmatique : « Ce n’est pas cela qu’on m’avait annoncé » – à rapprocher, outre du télégramme à Rivet, la veille, des « précisions » évoquées, toujours la veille, devant Bergeret, et que Moreau explique par un changement d’attitude des Américains, à l’issue de la conférence de Cherchell, le 22 octobre – à laquelle ont participé, du côté français, entre autres, Henri d’Astier et Jean Rigault, et sur laquelle nous reviendrons – lors de laquelle Mast a rejeté tout compromis ou rapprochement possibles avec Darlan et, plus généralement, avec la Marine, poussant ainsi les Américains, opportunément décidés à privilégier les tendances françaises représentées à la conférence (Darlan, l’homme que Murphy rencontre, dans l’après-midi du 29, n’étant, somme toute, que de passage en Afrique, avant son retour imminent à Vichy), à cesser avec l’amiral toute communication d’information sur la date du débarquement, celui-ci en étant resté, du même coup, à des informations anciennes et dépassées. Kammerer et Chantérac pensent que ces informations anciennes sont celles très limitées mais semblant bien, en effet, exclure catégoriquement un débarquement à l’automne, qu’a fournies Murphy à Dorange, lors de leur rencontre du 13 octobre, rencontre dont ce dernier a remis, deux jours plus tard, un compte-rendu à Juin, en lui laissant l’initiative d’en faire prendre connaissance à Darlan – ce qu’il fera – et dans lequel figure l’échange suivant entre le Français et l’Américain : « D – Si nous étions obligés de vous appeler à notre secours, quels sont les délais qui vous sont nécessaires ? M – C’est là une question à laquelle seuls les spécialistes pourraient répondre. Mon Gouvernement souhaiterait que sans tarder des conversations puissent être entamées entre techniciens, afin que nous ne soyons pas, cette fois encore, devancés par l’Allemagne. » À bien lire le compte-rendu publié par Kammerer, in extenso, dans l’Annexe IV, il apparaît que c’est ce passage qui pourrait avoir déterminé Darlan à se tenir pour dit qu’il n’allait pas y avoir de débarquement à l’automne, et, bien plus encore, qu’il ne pouvait pas y en avoir, les techniciens n’ayant même pas encore débattu des délais de l’entière faisabilité… à un mois de la date limite de la navigabilité, signalée par Chrétien… Selon l’amiral Moreau, le 29, Murphy, pressé par Darlan de lui fournir des éclaircissements sur le renforcement de Gibraltar depuis le 25 octobre et sur les rumeurs d’un possible débarquement en Afrique française à l’automne, a confirmé à Darlan la validité des informations de la mi-octobre, en y ajoutant que les convois observables n’intéressent que la Tripolitaine.

Loin de déstabiliser ou d’inquiéter l’amiral, la nouvelle du débarquement imminent, désormais certaine dans la nuit du 7 au 8, lui donne un motif de satisfaction, du côté de Bizerte, en Tunisie, où il ordonne aussitôt à l’amiral Derrien l’embouteillage immédiat du port (le seul port d’Afrique du Nord française en eaux profondes, avec Casablanca et Alger) ; Bizerte que, plus tôt, dans la nuit, Murphy lui avait annoncé être concerné par le débarquement (conformément, d’ailleurs, à l’observation du convoi maritime, dans les heures et jours précédents, qui ne permettait nullement de prévoir qu’il épargnerait la Tunisie, mais rendait, au contraire, possible qu’il la concernât, la nuit suivante, celle du 8 au 9), mais où il est rapidement apparu que les Etasuniens ont renoncé à débarquer, et où, de prime abord, l’embouteillage ne peut donc desservir qu’un éventuel projet de débarquement contre-offensif des Italo-Allemands, tout en pouvant laisser croire ou laisser supposer à ces derniers que la dissuasion vise les premiers. Que l’amiral aurait aussi cherché à faire croire aux forces de l’Axe – de même qu’aux Étasuniens, mais dans une perspective inverse – qu’il réservait le port à l’accueil de la flotte de Toulon, à moyenne ou longue échéance, n’étant pas non plus exclu (le fait que Bizerte était à portée de leur aviation militaire, basée en Sicile, pouvant, d’ailleurs, tempérer leur opposition au transfert), accueil qui, du reste, pouvait être véritablement dans ses projets. Mais, selon l’amiral Moreau, l’hypothèse la plus probable était, au contraire, que l’amiral souhaitait dissuader la flotte française (dont lui-même Moreau venait de lui apprendre qu’elle a « allumé les feux », ce qui signifie son départ possible dans six heures, et que l’Amirauté à Vichy a ordonné l’alerte générale) de gagner l’Afrique du Nord, transfert qui aurait immanquablement occasionné un accrochage avec la marine anglaise, lors de la traversée de la Méditerranée, et placer les forces françaises d’Afrique du Nord, à la puissance limitée, dans la nasse d’un conflit généralisé. Du même coup, il peut estimer aussi pouvoir prendre de court, à brève échéance, Mast, en empêchant une confrontation entre les insurgés devant appuyer le débarquement et les forces françaises, qui, dans leur très grande majorité, sont fidèles à Vichy, et donc à lui-même, leur commandant en chef – celles dont il vient de rendre impossible l’arrivée de Toulon, et celles déjà positionnées en Afrique auxquelles il n’aura qu’à donner l’ordre d’appuyer les Alliés, rendant ainsi insignifiante l’entreprise de quelques centaines d’insurgés (auxquels manquent, d’ailleurs, les armes promises), et s’imposant, du même coup, comme l’homme qui a toutes les clés en main (y compris celle de pouvoir faire venir ultérieurement la flotte de Toulon). Quoi qu’il en soit, lorsque, le 10 novembre, dans l’heure précédant sa signature de l’ordre de cessez-le-feu des forces d’Afrique du Nord, Darlan s’exclame, à propos des Américains : « Et ils n’ont même pas été foutus d’aller jusqu’à Bizerte que je leur avais conservé ! », outre que la remarque entière peut s’entendre comme manifestation de sa gouaillerie habituelle, la relative peut s’entendre aussi bien comme relevant d'un simple constat objectif que comme relevant d'une intention. Au demeurant, par-delà la crainte que pourrait avoir eu l’armée étasunienne d’affronter, d’emblée, et pour la première fois, l’armée du Reich, redoutable du fait de son aguerrissement, de sa discipline et de son commandement, il est permis de se demander si l’évitement de Bizerte – qui, dès le 8, est un sujet d’étonnement de De Gaulle devant Churchill et Eden, auxquels il fait remarquer que le port aurait dû être la destination prioritaire du débarquement, pour empêcher un afflux germano-italien (cf. Kersaudy, De Gaulle et Churchill, p. 226) – n’aurait pas résulté d’une volonté britannique de pousser à la faute la flotte de Toulon, en vue de finir l’éradication de la flotte française, commencée deux ans plus tôt, à moins qu’il ne se fût agi, tout bonnement, d’une volonté, commune à tous les Alliés, de permettre son ralliement aux forces navales alliées ayant à leur tête l’amiral britannique Cunningham. Pour finir, on pourra juger que l’attitude manœuvrière et ambivalente de Darlan est en harmonie avec « la plus grande incertitude d’esprit » (selon le mot de Kammerer) des autorités tunisiennes, quant à savoir de quel côté se ranger : les forces de l’Axe ou les forces alliées, l’amiral Estéva et surtout l’amiral Derrien, situés au plus près des concentrations de troupes germano-italiennes, étant, du reste, plus portés à les ménager (éviter) et à se défier d’ordres venant d’une Alger qui leur paraissait avoir trahi le maréchal, en se ralliant aux Anglo-Américains, que ne l’était le général Barré, qui, sans désavouer le ménagement des troupes de l’Axe, le considérait d’un point de vue purement tactique, comme conditionné à un soutien insuffisant des Alliés, auxquels il finira par se rallier, le 22 novembre (cf. Moreau, Les derniers jours de Darlan, p. 58-67 et 74-75, Docteur, p. 172-173, Coutau-Bégarie, ibid., p. 575-578 et 567-568, Kammerer, ibid., p. 496-499, Ordioni, La fracture, p. 228).

 

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