Averti dans la nuit du 2 au 3 que le débarquement allait avoir lieu le 8, le général Giraud, après qu’une tempête eut retardé son embarquement, avait quitté la métropole, dans la nuit du 5 au 6, au large du Lavandou, à bord d’un sous-marin anglais (placé sous pavillon et commandement étasuniens, afin de ménager sa susceptibilité anglophobe qu’avait avivée, presque deux ans et demi plus tôt, la tragédie de Mers-el-Kébir), et il avait atteint Gibraltar, dans l’après-midi du 7, pour y rencontrer Eisenhower, arrivé, au même endroit, la veille. Le général français est retenu dans la colonie britannique, jusqu’au matin du 8, par des discussions tendues avec l’Américain, en vue d’obtenir qu’il lui cède le commandement en chef des forces alliées, après le débarquement (commandement qui lui avait été promis, en juillet, lors d’un accord conclu entre son émissaire et une délégation étasunienne, en métropole, qui avait été contresigné par Roosevelt, puis confirmé au général Mast, le 22 octobre, lors de la rencontre de Cherchell, mais dont, en cette veille de débarquement, selon Giraud, « Eisenhower ne paraît pas au courant (…) passablement gêné, il déclare tout ignorer des promesses faites par le Président Roosevelt et des signatures de M. Murphy » – Mes évasions, p. 235 et 238 – cf. le récit détaillé de cette rencontre par Kammerer, p. 237-245, et Robichon, ch. 6 – Murphy, qui, de son côté, dans une lettre adressée à Lemaigre-Dubreuil, le 2 novembre – lettre constitutive de ce qu’il est convenu d’appeler les accords Murphy-Giraud – mentionne le contenu de la promesse comme n'étant qu’une simple éventualité, pour l’avenir. Cet accord de juillet préfigurait un pouvoir politique du signataire français, puisque y était encore énoncé que la France retrouverait, après la guerre, l’intégralité de ses frontières métropolitaines et coloniales et sa pleine souveraineté à l’intérieur de celles-ci ; négociations estivales entre un émissaire de Giraud et un émissaire de Roosevelt dont avaient été rapidement informés les Cinq, qui, en retour, par missive de Lemaigre-Dubreuil, avaient demandé à Giraud de renoncer à tout contact politique direct avec les Étasuniens, ce qui n’est pas sans pouvoir évoquer une influence gaulliste, au sein du groupe, quoique pas nécessairement prépondérante ni déclarée, outre, comme le remarque Chantérac, au sein du même groupe, une ignorance des intentions étasuniennes, à supposer, d’ailleurs, que ces dernières eussent été bien claires aux Etasuniens eux-mêmes, outre encore, plus simplement, l’exigence du secret qui aurait impliqué que seuls les Cinq eux-mêmes puissent être en contact direct et suivi avec les Américains – cf. Chantérac, p. 70-71). Les négociations entre Giraud et Eisenhower ont été exténuantes pour le second, dont Kammerer relève l’ « incompréhension du caractère de Giraud », et dont l’aide de camp Harry C. Butcher rapporte (dans un passage censuré de ses mémoires, resté inédit) que, dès la nuit du 7 au 8, le général américain et son entourage se sont subitement retrouvés face à un dilemme qu’ils ont pensé résoudre, en donnant l’ordre de l’élimination physique du Français : Darlan est présent à Alger, où il s’est, dans la nuit-même, montré prêt à négocier ; Eisenhower et Giraud viennent d’avoir un premier entretien très âpre, en soirée, lors duquel la question du commandement interallié a commencé d’être abordée, sans grande perspective d’accord ; Churchill a déjà été informé par l’amiral Cunningham de la relation difficile avec Giraud et de l’attitude prometteuse de Darlan, et exprime, plus que jamais, de la bienveillance à l’égard de ce dernier. Désormais entravé, bridé, et quelque peu résigné (on lui a finalement promis que le commandement lui reviendrait, le jour où, sur le terrain, les troupes françaises seraient égales en nombre à celles anglo-américaines), Giraud, après avoir demandé d’être conduit en avion à Alger dans l’après-midi du 8 – ce qu’on lui refuse, au motif de l’heure tardive, alors que la véritable raison peut en être, outre l’intention de le déphaser par rapport aux changements en cours à Alger, le projet, qui peut être toujours en discussion dans l’entourage d’Eisenhower, de saboter son appareil – n’y part et n’y arrive que le lendemain, qui est le lendemain du débarquement. À l’aéroport de Blida, il lui arrive une rafale de nouvelles mésaventures, de moindre gravité ou importance, mais dont au moins une semble parachever cruellement la non-obtention du commandement en chef et du manquement du jour-j : la valise contenant son uniforme a été perdue ; les Français qui devaient constituer son comité d’accueil sont divisés en deux clans que n’a pu contenir leur commandant, le général de Monsabert : d’un côté, des conjurés, de l’autre, des fidèles à Vichy, tous ayant finalement déserté les lieux, les premiers lassés d’attendre, les seconds réfractaires à l’ordre reçu de leur chef de ne pas tirer sur les avions américains qui utiliseraient l’aérodrome ; le consul étasunien Murphy est présent, mais, devant se rendre à l’aéroport militaire de Maison Blanche, pour y accueillir le général Clark, dont il attend règlementairement des prises de décision et une lettre d’Eisenhower, et qui, lui aussi, arrive, en retard, de Gibraltar, à la suite de difficultés d’atterrissage à l’escale d’Oran, il coupe court et s’en va ; enfin, le commandant de la base, qui semble bien acquis au combat contre les Anglo-saxons, lui déclare, d’abord, ne pas le connaître, puis, se conformant pointilleusement au principe de la transmission hiérarchique, n’avoir d’ordres à recevoir que de ses chefs directs (cf. Tout commence à Alger, p. 416, Le secret de Darlan, p. 212 et 216-217, Kammerer, p. 380-382, Chamine, p. 96 et 100). Ces accrocs, qui s’ajoutent à sa déconvenue face à Eisenhower et à son retard (qu’il impute non pas tant à la tempête qu’à ce qu’il juge avoir été des précautions excessives prises par le commandant du sous-marin, qui, de jour, a choisi de naviguer en profondeur et donc à une vitesse réduite), achèvent de le mettre de mauvaise humeur et le laissent, un temps, comme obsédé par la perte de son uniforme. La tenue civile gêne le militaire et ne le met pas dans une situation avantageuse vis-à-vis des autorités algéroises et des troupes (Notamment dans la mentalité de l’époque, elle connote un militaire qui cherche à prendre ses distances par rapport à sa fonction ou à ses obligations, voire à s’y soustraire). Pourtant, le pire reste qu’il est en retard et qu’il a décidément de la concurrence.
De fait, il s’est fait doubler par Darlan. Stupéfait de la présence de l’amiral, il l’est aussi, bientôt, de son influence sur les Algériens, qui, si l’on en croit la réponse qu’il fait à une enquête ordonnée par Eisenhower (citée par Ordioni, Tout commence à Alger, p. 434), peut avoir plus de raison de l’étonner, au moins dans l’ordre militaire, que celle exercée pareillement sur le reste des Africains du Nord : Giraud y considère, en effet, avoir, dans le milieu des officiers, son principal soutien concentré en Algérie, et reconnaît que celui de l’amiral s’étend au Maroc, à la Tunisie et au Sénégal (Selon le commandant Henri Dupin de Saint Cyr, « à ce moment-là, en Afrique, l’amiral avait une réputation, bien usurpée, d’homme terrible (…) [il] inspirait une crainte salutaire » – Fragments, p. 182 et 186 – fausse réputation qui n’en pouvait pas moins reposer sur le vif intérêt qu’avait manifesté, par le passé, à Vichy, l’amiral pour le ministère de l’Intérieur – ministère auquel, selon le garde des Sceaux Barthélémy, il avait déclaré, à plusieurs reprises, tenir plus qu’à tout autre – ainsi que pour l’organisation et la direction de la police et des renseignements, qu’il souhaitait dégager de l’immixtion de l’Intelligence Service et de l’Abwehr, et pour lesquelles il joua un rôle considérable – cf. Henri Michel, p. 156-157). Stupéfait d’avoir été devancé, et prenant acte de la soumission de Juin à son supérieur, tout en étant lui-même porté à se rallier à l’amiral, pour le motif figurant dans sa réponse au questionnaire d’Eisenhower, et, enfin, très occupé à vouloir régler la question militaire de l’avancée allemande en Tunisie, Giraud hésite à accepter les pouvoirs civil et militaire que lui proposent aussi bien les Cinq que Roosevelt et Eisenhower (lequel n’arrive à Alger que le 13, après n’avoir appris que Darlan s’y trouvait, qui plus est conciliant, que dans l’après-midi du 8, après la conclusion de son propre accord avec Giraud, ce qui lui fait regretter de s’être tant dépensé à l’obtenir, conscient que l’amiral aurait pu, et pouvait d’ailleurs encore, tenir le rôle). Lorsque, après avoir refusé, plusieurs fois, leur demande insistante (entre autres, sur le conseil du général Dewinck, qui le met en garde contre une source d’embêtements – cf. Un seul but : la victoire, p. 73), il finit par accepter, a eu lieu, entre temps, le soir du 12, une rencontre décisive entre Clark, Murphy, Noguès et Darlan, à l’issue de laquelle les Étasuniens ne lui offrent plus que le commandement en chef des armées – avec l’accord, d’une part, de Darlan, qui, néanmoins, comme nous l’avons vu, retranche aussitôt de ce commandement celui de la Marine, remis au vice-amiral Michelier, et qui se réserve, par la même occasion, le véritable commandement général des armées, et, d’autre part, avec l’accord de Noguès, qui prend soin d’insister sur les conditions : « sous les ordres de Darlan (…) [qui] représente le gouvernement français en Afrique (…) [où] le général de Gaulle ne sera pas appelé ». Cette déconvenue de Giraud résulte du fait que, travaillés en amont par Noguès et Darlan (qui se sont concertés, en fin d’après-midi, avec d’autres hauts-responsables français, dont le gouverneur de l’Algérie Chatel et le général Juin), les dirigeants étasuniens se montrent désormais conciliants, sur le plan politique, avec l’amiral, dont ils ont remarqué l’efficacité sur les troupes et sur les Algérois et dont ils espèrent le maintien du cessez-le-feu (en usant notamment de la menace de le remplacer politiquement par Giraud).
Les troupes de Vichy demeuraient, en effet, depuis 1940, fidèles à leur engagement à ne pas combattre aux côtés des Alliés et même, si nécessaire, à les combattre (Pouvoir combattre les Alliés s’expliquait, avant tout, par la crainte que ces derniers débarquent en nombre et en équipement insuffisants, au point d’échouer et d’entraîner une réaction allemande, d’autant plus redoutable que les forces de Vichy ne se seraient pas opposées au débarquement allié. Ainsi en ont témoigné le colonel Chrétien et Darlan lui-même, en cet automne 1942, comme le rapportent Murphy et Chantérac – respectivement p. 114 et p. 92 et 96 – mais aussi, bien avant, le Maréchal, qui, dès août 1941, fait remettre par le capitaine Rouyer au délégué général en Afrique, le général Weygand, le message suivant : « Ne s'opposer en aucune façon à un débarquement en force des armées anglaises en Afrique du Nord, mais résister à toute opération de caractère limité, sans portée générale et seulement susceptible, devant notre absence de réaction, de donner prétexte à l'Allemagne d'intervenir militairement en Afrique française. S'opposer fermement à toute pénétration ou infiltration de ressortissants des puissances de l'Axe en Afrique du Nord. » – cité par Ordioni, Tout commence à Alger, p. 234 – message qu’avait, en quelque sorte, anticipé la résistance à l’attaque de Dakar – cf. Docteur, p. 99 – et qui atteste bien le sentiment du maréchal, à l’été 1941, et qui peut laisser paraître une plus grande confiance mise dans les Américains : de retour d’une mission d’étude aux Etats-Unis, en juillet 1941, le commandant André Poniatowski, ingénieur et membre de l’ORA, où il est affecté au service du contre-espionnage, avait informé le gouvernement de Vichy et, en particulier, Pétain, le 2 août, lors d’un entretien en tête-à-tête, de l’extraordinaire puissance étasunienne de production de matériel militaire. Étonné, Pétain s’était finalement montré confiant dans le rapport, et avait averti son interlocuteur qu’une telle quantité de matériel produit ne pourrait être déployée, au moins dans un premier temps, qu’en Afrique du Nord, et qu’il était prêt à y aider. À l’inverse, Darlan avait rejeté le rapport, et, dans une note rédigée le 31 décembre 1941, considérait que « les U. S. sont toujours à l’état de larves militaires » – cf. Paillat, II, p. 29-30, Coutau Bégarie et Huan, p. 473, Michel Poniatowski, Mémoires I, p. 112 – jugement que, après l’avoir cité, nuancent, pour la même période de l’année 1941, les deux biographes : « s’il n’a pas une bonne opinion de l’Amérique, il sait tout de même qu’elle représente un potentiel formidable » – p. 515 ; qui plus est, rappelons qu’il convient d’être prudent sur le sens à donner aux écrits de l’amiral, d’autant plus que Poniatowski avait prévu, dès novembre 1942, de rejoindre Alger, en compagnie du colonel Paillole, le chef du contre-espionnage français (le 5ème bureau de l’armée, qui, interdit par l’armistice, avait survécu dans la clandestinité, sous l’appellation de Travaux Ruraux), afin de servir Giraud, en l’aidant dans ses relations avec les Étasuniens ; ce qui, de fait, s’il avait pu le faire avant le début de janvier – moment où il arrive à Alger et commence à se préparer à accompagner le nouveau haut-commissaire à Anfa – l’aurait placé sous l’autorité suprême de Darlan – cf. Paillole, ch. 22, Henri-Christian Giraud, p. 370-379). De plus, les armées françaises attachées à Vichy demeuraient hostiles à toutes perspectives de venue au pouvoir de De Gaulle (qui avait fait ouvrir le feu sur elles, au Sénégal, au Gabon et en Syrie – l’attaque du Sénégal s’étant, du reste, soldée par une défaite cinglante, qui avait considérablement nui à l’image et à la crédibilité du général exilé, lequel, par ailleurs, incitait Churchill à accroître le blocus contre l’Afrique française, sans souci du bien-être des populations). Après que Darlan eut réussi à établir le cessez-le-feu, dans toute l’Afrique du Nord, et ainsi offert des conditions optimales aux forces alliées, les Etats-Unis (nonobstant des courants contraires dans leur presse et leurs services secrets) se montrent tout à fait disposés à le maintenir dans ses nouvelles fonctions de haut-commissaire en Afrique du Nord, sans même vraiment paraître exclure de le reconnaître, à l’avenir, comme le successeur du maréchal Pétain et seul dirigeant d’une France libérée de l’envahisseur allemand. Sur ce, le matin du 15 novembre, c’est une rencontre très cordiale, quasi joviale, qui a lieu entre le nouveau haut-commissaire et les Cinq, ainsi que Giraud, qui se montre désormais très satisfait des fonctions que lui a octroyées, la veille, l’amiral. À cette occasion, Lemaigre-Dubreuil approuve l’intention exprimée par le haut-commissaire de placer les Cinq à des postes ministériels, tout en lui déclarant ne pas souhaiter en obtenir pour lui-même. Le surlendemain, il lui présente, en guise de suggestion, un organigramme dans lequel ont été ajoutés notamment les noms de Louis Joxe et d’Alfred Pose, ce dernier étant finalement écarté du poste des Affaires économiques, au profit de Fenard, qui en avait déjà les attributions en Afrique du Nord et qui les conservera jusqu’au 10 décembre. Van Hecke n’entrera au gouvernement que le 20 novembre pour y occuper le poste de secrétaire à la Jeunesse, finalement supprimé, dès le surlendemain.
Si la concorde semble de mise entre tous les principaux acteurs de la scène algérienne, pour autant, dans l’intervalle, le 16 novembre, Marc Jacquet – monarchiste, gaulliste, associé aux Cinq, depuis octobre – déclare dans une lettre à Henri d’Astier : « Il vous faut (…) éliminer le facteur Darlan – vous savez ce que j’entends par là – mais avec la plus grande prudence et en choisissant exactement l’heure (ne mettre aucun cadavre entre vous et le Prince) » (cité par Pierre Ordioni, Le secret de Darlan, p. XII). Phrase à peine ambiguë, dans laquelle – le reste de la lettre y aidant, de même que, il est vrai, la suite des événements – il est facile de reconnaître que l’incise porte sur l’élimination et non sur le facteur Darlan, et facile de comprendre « cadavre » indifféremment au premier et au second degrés, et, enfin, de comprendre la parenthèse comme explicitant la restriction antérieure, l’existence du cadavre étant ainsi conditionnée à la prudence et à la chronologie (celle-ci précisant, du reste, celle-là), et non purement et simplement interdite ou déconseillée (contrairement à une interprétation fréquente de ce passage, compris comme conseil de ne pas tuer l’amiral, par égard pour le comte de Paris). Ainsi, « ne mettre aucun cadavre entre vous et le Prince » semble bien sous-entendre qu’il ne faut pas amener le comte de Paris devant le fait accompli de la mort de Darlan, mais en faire un acteur consentant. La complicité étroite de Jacquet et de d’Astier dans la préparation de l’assassinat de l’amiral est, d’ailleurs, corroborée par le témoignage d’un haut-cadre de la BNCIA, la banque dirigée par Alfred Pose, dont Jacquet est l’un des principaux adjoints. En 1957, ce collaborateur direct de Pose – que Arnaud de Chantérac identifiera plus tard, par une source, comme étant Louis Beau de Loménie (cf. p. 212-213 et dans son article, p. 334) – remet à Pierre Ordioni son témoignage écrit de sept pages daté et signé, dans lequel il affirme que, après l’arrivée du comte en Algérie, le 10 décembre, Henri d’Astier et Marc Jacquet « estimaient que les choses ne sauraient attendre, qu’il ne fallait pas hésiter, pour brusquer le dénouement, à supprimer l’amiral par un moyen quelconque » ; dans le prolongement de quoi, en fin de journée du 22 – toujours selon le même témoignage – Jacquet entra dans son bureau [celui de Loménie], à la banque mère d’Alger, et lui déclara, mot pour mot : « Après-demain, nous assassinerons Darlan et alors le comte de Paris prendra le pouvoir » (ibid., p. XXVIII) (citation que, selon sa fâcheuse habitude, Chantérac modifie, afin de l’abréger, en donnant la finale suivante : « et le comte de Paris sera au pouvoir »). Devant le juge Voituriez, le 14 janvier, Pose présente Jacquet comme « un agité », par l’intermédiaire duquel il a « connu M. d’Astier avec qui il est très lié ».