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Réinvestigation

Sur la base de sources publiques, retour sur des affaires restées énigmatiques.


L'ASSASSINAT DE FRANÇOIS DARLAN (II)

Publié le 27 Mai 2024, 17:19pm

 

Le beau temps peut-il suffire à expliquer que l’une des deux fenêtres du bureau était ouverte, nonobstant que, sans doute à une autre saison, un trop beau temps et sa forte chaleur auraient pu justifier qu’elle fût fermée ? Malgré le soleil, le froid était vif, cet après-midi-là. C’est, du moins, l’avis de Pierre Ordioni, présent à Alger, qui parle du « froid très vif de cet après-midi de décembre » (Le secret de Darlan, p. 305), Ordioni dont nous verrons que, en outre, il observa une dégradation de la météo, sous la forme d’une brume tombante, en seconde partie de l’après-midi, état soudain qu’a pu aussi évoquer, mais pour un autre moment de la journée, le journaliste-écrivain Jacques Robichon, qui n’était pas à Alger, ce jour-là, et qui, pour les environs de dix heures du matin, heure du rendez-vous entre Cordier et Bonnier, parle d’un « ciel maussade », et qui, plus étrangement encore, pour les environs de 14 heures, heure où Bonnier se présente pour la seconde fois au haut-commissariat, donne la description suivante : « Le temps demeurait couvert et une brume froide d’hiver enveloppait Alger », temps qui empire, manifestement, selon lui, en fin d’après-midi : « Une pluie fine et froide tombait sur la ville » – Robichon pour qui « un feu de bûches brûlait dans la cheminée » du bureau de l’amiral, au moment du drame – précision qu’il peut avoir recueillie de l’aspirant Albert Maury, l’un des tout premiers intervenants sur les lieux (cf. p. 432 et 434-435). Dans son ouvrage Expédients provisoires, Renée Pierre-Gosset, qui, comme Ordioni, était présente à Alger, parle, pour le même jour, du « soleil d’hiver suspendu au-dessus de la rade [qui] dore doucement, sans les réchauffer, les jardins du Palais d’Eté, leurs chemins bien balayés, le feuillage dru de leurs palmiers » (p. 223). Les observations des témoins directs Ordioni et Pierre-Gosset sont corroborées par celles d’autres témoins directs : ainsi, Richard et de Sérigny parlent d’ « une magnifique journée de décembre » (p. 158), Mario Faivre déclare que « la veille de Noël, il fait un temps doux et ensoleillé » (Nous avons tué Darlan, III), observation néanmoins faite le matin, avant onze heures, et par un jeune homme âgé de vingt ans, sportif et habitué des bivouacs. En outre, ce sont encore des récits de témoins directs qui ont permis à Kammerer de parler d’ « une journée radieuse d’hiver » (p. 617), à Peter Tompkins, d’ « une radieuse journée ensoleillée, à l’air vif » (p. 185), à Henri Michel d’ « une de ces magnifiques journées d’hiver ensoleillées comme sait en prodiguer le climat méditerranéen » (p. 386), et à Alain Decaux, d’entamer son récit des événements, à la télévision, par ces mots : « Il fait très beau, un temps magnifique, un ciel sans nuages ». À propos du lendemain matin, « le matin de Noël », un témoin direct, le comte de Paris, parle de « la lumière froide qui tombait sur les choses et les gens » (Mémoires d’exil et de combats, p. 205), observation faite, cette fois, par une personne atteinte de paludisme. Il s’agit, bien sûr, d’autant d’observations qui sont en pleine contradiction avec le récit de Robichon, récit néanmoins problématique, à plus d’un titre, et dont il conviendra de procéder à la critique, comme nous le ferons.

À propos de la fenêtre, Jean-Bernard d’Astier rapporte le témoignage inédit et très important de Pierre Raynaud, membre du Corps franc, camarade et grand ami de Fernand, dont il avait reçu les confidences, en début de matinée du 24. Avant de citer son camarade, Raynaud avertit le lecteur : « Voici exactement ce qu’il me dit. Les jours suivants je n’ai eu que trop à me répéter ses paroles. Bien conscient de l’importance de la révélation dont j’étais dépositaire, je l’ai gravée en mémoire. » Nous aurons l’occasion de citer d’autres parties du témoignage, mais, pour l’heure, notons qu’il y ait question de la fenêtre : « (…) L’abbé [Cordier, adjoint d’Henri d’Astier] a tout organisé. J’ai piqué le révolver de Sabatier. J’ai des papiers. Une fenêtre du bureau de Darlan sera ouverte, je sortirai par là et partirai par le parc (…) Je n’ai rien à craindre, un échelon de police est avec nous. » Plus loin, Raynaud commente, en apportant une double précision : « Je compris qu’il n’avait pas eu besoin de piquer le révolver de Sabatier, il ne disait pas pistolet » (Témoignage et récit de Pierre Raynaud pour Mario Faivre, publié en annexe de Qui a tué Darlan ?, p. 85) (Précisons que Gilbert Sabatier, âgé de 23 ans, était un sergent-chef du Corps franc, qui, selon le dossier de l’enquête consulté par Vergez-Chaignon, avait déclaré le vol de son arme, pendant qu’avait lieu l’assassinat, alors que, selon Mario Faivre, il ne l’a fait que le lendemain matin, juste après avoir découvert sa disparition, et alors que selon le juge Voituriez, censé être l’auteur du dossier consulté par l’historienne, mais dont on sait que, faute de pouvoir le consulter lui-même, au moment d’écrire son ouvrage, il a dû avoir recours à sa mémoire – et sans doute à son intuition qui avait pu naître de ses méditations sur sa propre enquête clôturée prématurément et qui avait pu le conduire à procéder à des reconstitutions de faits ou d’événements – « le révolver utilisé par Bonnier avait été affecté à un nommé Sabatier, petit gradé des corps francs (…) ce Sabatier avait fait une déclaration de perte de cette arme dès le 23 décembre 1942... » Selon le commissaire Achiary, cette déclaration – que l’on datera du 24 – avait donné le sentiment au capitaine Castaing, le chef du renseignement du Corps franc, qui l’avait reçue de Sabatier, en tête-à-tête, que l’arme utilisée par Bonnier était celle dont Sabatier avait déclaré la disparition – cf. procès-verbal reproduit par Chamine, p. 569, et Vergez-Chaignon, p. 315-317, Faivre, IV, Voituriez, p. 183) Pareillement au témoignage de Raynaud, celui de Mario Faivre, citant le plan établi par l’abbé Cordier, laisse entendre que la fenêtre n’aurait pas dû être ouverte, que quelqu’un l’avait ouverte pour Bonnier : « Cette porte [du bureau de l’amiral] n’est jamais fermée à clef. Elle l’aura été au loquet afin que personne ne puisse se rendre compte à l’avance [sous-entendu, depuis le couloir] que la fenêtre du bureau a été ouverte. » (Nous avons tué Darlan, III) (Notons que ce plan ne semble pas avoir tenu compte du fait que l’huissier et le planton étaient tenus par le protocole d’ouvrir la porte du bureau, juste avant l’arrivée de l’amiral, ce qui, si la porte a bien été ouverte protocolairement, peut signifier que, là encore, les deux hommes avaient reçu des consignes spéciales, leur enjoignant notamment de ne pas s’occuper des fenêtres. Pour autant, dans son témoignage écrit adressé au fils de l’amiral Darlan, le capitaine Hourcade ne précise pas si la porte du bureau était ouverte, précisant simplement que les deux préposés étaient anormalement absents. Selon Arnaud de Chantérac, ils venaient d’ouvrir la porte, avant de disparaître (L’auteur semble avoir trouvé l’information dans ce qu’il nomme « un compte-rendu inédit du pilote personnel de Darlan », conservé dans les archives du père Gabriel Théry, un agent gaulliste dont nous aurons l’occasion de reparler). Selon Chamine, c’est l’amiral qui a ouvert la porte. Enfin, selon Robichon, dont nous verrons que le récit est souvent sujet à caution, Darlan, en tombant, a ouvert la porte dont il venait d’actionner la poignée, autrement dit le pêne ou le loquet. Le journaliste-écrivain semble reprendre la version de La dépêche algérienne du 25 décembre décrivant l’instant après les coups de feu : « l’amiral s’affaisse immédiatement poussant la porte qu’il avait entrouverte », et dont celle du Petit Parisien du 26 a tout l’air d’être une amplification ou une paraphrase maladroite : « La victime chancela et alla s’écrouler à l’entrée de son bureau, poussant dans sa chute la porte de la pièce ». Or, cette porte était à double-battant, et l’amiral n’aurait donc sans doute eu cherché à ouvrir qu’un seul battant, qui, logiquement, aurait dû être celui de droite, auquel devaient être fixés le loquet et la serrure ou le verrou. Puisque l’enquête le dit être tombé à gauche de la porte, le mot « porte » y désigne sans doute l’ouverture dans le mur, autrement dit l’embrasure, et donc, vraisemblablement, la porte en bois grande ouverte, d’autant plus qu’en ne poussant que le battant de droite, il avait de fortes chances de tomber au milieu de l’espace destiné à celui-ci et donc à droite ou, à la rigueur, au milieu, de l’embrasure, nonobstant qu’il pourrait avoir cherché instinctivement à se protéger derrière le battant de gauche resté fermé, en entamant, du même coup, un déplacement vers la gauche, comme peut l’étayer le croquis des lieux effectué par Bonnier, le matin du 25, à la demande du juge Rondreux, sur lequel la table de travail, qu’est venu heurter l’amiral dans sa chute et qui était disposée perpendiculairement au mur ouvert par la porte, se trouve indiquée à gauche de l’embrasure, avec le pan intérieur latéral de laquelle son extrémité longitudinale avant s’aligne parfaitement. S’il est très improbable que l’amiral ait pu s’orienter, de biais, jusqu’à cet endroit, pour autant, l’alignement du bord de la table et de l’embrasure semble contredit par la photo de l’amiral assis à son bureau, publiée par Ordioni dans Le secret de Darlan, si, du moins, c’est bien le battant gauche de la porte qui apparaît sur le bord gauche de la photo, comme cela en a tout l’air (Selon cette photo, la table de travail se trouvait beaucoup plus en avant, vers le centre de la pièce, que ne l’indique Bonnier ; d’ailleurs, elle n’aurait sans doute pas pu être disposée selon son croquis, qui, autant qu’on puisse en juger, aurait à peine laissé à l’amiral la place de s’asseoir le dos collé au mur, pour ne pas dire, comme nous allons le voir, à la cheminée). Cette correction à apporter au croquis de Bonnier – qui, au passage, s’ajouterait à celle touchant le sens d’ouverture des battants, sans doute indûment représentés tirants, à savoir s’ouvrant vers l’extérieur (indu que tend, d’ailleurs, à prouver la photo, cependant que l’hypothèse d’une porte va-et-vient, bien que peu probable, n’est pas à exclure) – permettrait de recevoir l’hypothèse de l’amiral ouvrant le battant de droite, tombant en avant, la tête contre la table, puis basculant sur la gauche, derrière le battant fermé. Hourcade décrit « l’assassin (…) sautant par-dessus le corps (…) pour viser à nouveau », au moment où il cherchait à mettre la main sur lui ; ce qui indiquerait que Bonnier se dirigea immédiatement vers la gauche, afin de gagner la fenêtre, en passant derrière le bureau (et non devant, comme l’indique le croquis), à moins que, tombée à gauche, la victime n’ait eu les jambes laissées en travers de la partie droite de la porte. D’un autre côté, il est possible que l’amiral ait eu ouvert le battant gauche (sur lequel auraient été fixées la poignée et la serrure, selon une disposition qui n’est pas la plus courante, dans le sens de l’entrée). Le battant droit, étant resté fermé, aurait obligé Bonnier à enjamber le corps pour gagner l’espace situé devant le bureau, le battant fermé lui offrant, du même coup, l’avantage d’être protégé de l’arrivée d’Hourcade. Cette hypothèse, qui permet de relier, au mieux, tous les éléments avérés, tendrait à indiquer que les deux battants de la porte étaient fermés, à l’arrivée du haut-commissaire (En effet, si l'un des battants était fermé, quand Bonnier est entré, c'est donc que l'amiral avait ouvert l'autre, puisque le protocole, s'il avait été appliqué, exigeait que les deux battants eussent été ouverts par l'huissier). Si l’on se souvient que le plan de Cordier prévoyait que la porte, « jamais fermée à clé (…) l’aura été au loquet », une telle indication ne peut s’entendre que relativement au protocole qui prévoyait que la porte soit ouverte, juste avant que le haut-commissaire ne l’emprunte, car on ne comprendrait pas que, en l’absence de ce dernier, l’intérieur de son bureau ait été ordinairement laissée, en permanence, à la vue des passants du couloir, qui plus est à la vue immédiate de ceux qui entraient et sortaient du bâtiment. On pourra, certes, s’étonner que, dans sa note à Alain Darlan, Hourcade n’ait pas rapporté avoir constaté cette entorse au protocole, à moins que, dans son esprit, la mention de l’absence de l’huissier et du planton (un spahi) n’ait sous-entendu que personne ne s’était occupé d’ouvrir la porte. En somme, rien ne permet, a priori, d’être vraiment sûr de l’état de la porte, à l’arrivée du haut-commissaire… si ce n’est, peut-être, « le croquis riche et précis de la scène et du déroulement des faits » que dressa le commissaire de circonscription, Pierre Mousset, selon Vergez-Chaignon, qui, par ailleurs, affirme – de manière très étonnante, relativement au témoignage de Hourcade – que, dès l’arrivée de la voiture de l’amiral, le spahi est allé ouvrir les deux battants de la porte du bureau, tandis que l’huissier allait à la rencontre de l’arrivant pour le saluer, ce que, notons-le, il n’a pu faire qu’en sortant sur le perron… ouverture des battants et sortie sur le perron que pouvait rapporter le procès-verbal d’audition de l’huissier, Louis Saunière, daté du 24, puisque, au demeurant, aucun procès-verbal d’audition du spahi, Amar ben Saada, n’est répertorié dans les archives pour la journée du 24, cependant que l’homme est mentionné comme témoin à charge, lors du procès de Bonnier, le lendemain soir. Pour affirmer que le spahi et l’huissier se sont comportés de la sorte, Vergez-Chaignon se base probablement sur au moins l’un des deux documents que sont le procès-verbal du second et le croquis du commissaire (dont elle ne reproduit aucun) (cf. p. 196, 203 et 251). Avant même le croquis du commissaire et le témoignage de l’huissier, pourrait éventuellement constituer un bon indice le croquis de Bonnier, sur lequel les deux battants sont représentés ouverts, comme si Bonnier les avait vus tels, alors que l’amiral n’aurait sans doute pas eu ouvert les deux, pour n’en avoir eu ni le besoin, ni le temps… cependant que la probable erreur du sens d’ouverture des battants ne plaide pas en faveur de l’authenticité de ce détail, nonobstant qu’elle a pu être nécessitée pour libérer de la place à l’intérieur de la pièce et ainsi éviter une surcharge du croquis. Ajoutons que, selon un témoignage recueilli par Alain Decaux dans les années 1970, Bonnier aurait déclaré au policier Edmond Ricard, qui, le 24, d’environ 20 heures à minuit, était chargé d’effectuer, avec un collègue, sa garde-à-vue, après que les commissaires eurent terminé son interrogatoire : « quand j’ai pu m’approcher de Darlan, il ouvrait la porte de son bureau (…) » Mais il convient de remarquer que la relation que fait le policier du dialogue qu’il est censé avoir eu, à l’occasion de sa garde, si elle contient des éléments probants – ainsi le fait que l’assassinat aurait été décidé pour la veille de Noël, parce que, ce jour-là, son auteur terminait une permission de cinq jours et devait gagner, le lendemain, le front tunisien, avec sa compagnie, informations corroborées par deux membres du Corps franc, le sergent Sabatier et le lieutenant Gendron – contient aussi des éléments douteux, dont certains vont jusqu’à la fausseté ou l’invraisemblance manifestes : Bonnier serait arrivé au palais d’été avec une convocation ; il aurait été tiré à la paille la plus longue parmi cinq camarades – et non à la paille la plus courte parmi quatre, comme l’a rapporté Philippe Ragueneau, deux tirages distincts, à plusieurs jours ou semaines d’intervalle, n’étant cependant pas exclus, puisqu’un tel procédé de désignation n’aurait eu, comme le dit Pierre Raynaud, qu’une dimension émulative, nullement décisive ; le nom de sa mère était « de la Chapelle » ; enfin, bien que, avant d’effectuer sa garde, le policier avait reçu du commissaire Esquerré l’interdiction d’adresser la parole au gardé-à-vue, il parle longuement avec lui, sans manifester, à ce propos, la moindre retenue ni le moindre remords ; cependant que, dans son témoignage à Decaux, il censure le nom de celui que Bonnier lui a désigné comme lui ayant fourni l’arme – laquelle est simplement désignée comme étant un « pétard » identique à celui qui pend au baudrier de Ricard, précision qui, a priori, n’est pas pour nous éloigner d’un pistolet Ruby – mais tout en laissant aussi paraître un éventuel indice : « C’est par le… que vous l’avez eu ? Alors Bonnier me regarde de son air franc, incline légèrement la tête vers l’avant et je vois sa bouche s’ouvrir pour prononcer le mot oui », l’article « le » ne pointant évidemment pas vers l’abbé Cordier, mais plutôt vers le sergent Sabatier, voire le Corps franc ou le SOE, voire encore le fils d’Henri d’Astier, Jean-Bernard, voire enfin le lieutenant d’Astier, grade de lieutenant que se trouvait néanmoins avoir aussi Cordier, cependant que ni lui ni d’Astier, et sans doute encore moins lui que ce dernier, n’étaient ordinairement nommés avec leurs grades. S’il enfreint l’interdiction de parler au gardé-à-vue, il ne la transmet pas moins scrupuleusement, sur le coup de minuit, à un collègue auquel il passe le relais de la garde et qu’il ne connaît pas et qui reste donc non identifié (cf. Decaux, p. 114-119). La question pourrait être éventuellement de savoir qui fut l’auteur des inexactitudes du témoignage : le policier, dans sa façon de restituer de mémoire le dialogue, longtemps après qu’il avait eu lieu, ou Bonnier lui-même, pour des raisons qui resteraient à déterminer : en parlant d’une convocation, il chercherait à manifester qu’il dispose d’appuis importants au sein du haut-commissariat et que sa garde-à-vue n’est qu’une formalité sans conséquence ; en mentant sur le nom de sa mère, dont le nom de jeune fille était Scorcia, il chercherait maladroitement et naïvement à insinuer le doute sur la parenté de son père avec celui qui, jusque-là, avait été son tuteur et n’était autre que son oncle, par souci de ménager ce dernier… Pour autant, pour en revenir à notre propos du début, que penser de la porte du bureau décrite comme fermée ? S’agirait-il d’un ajout, d’une amplification, qu’aurait effectué plus ou moins inconsciemment Ricard, en reconstituant la scène que lui avait décrite Bonnier ? D’un autre côté, le témoignage du « pilote personnel de Darlan » – le commandant Lionel Chassin, futur général – qu’a recueilli Gabriel Théry, dans les mois suivants, sous le titre « Reconstitution de l’assassinat de Darlan », et sur lequel dit s’être basé Chantérac, est le fait d’un homme qui n’est jamais nommé parmi les premiers à avoir été présents sur les lieux du crime, et qui, pour faire sa reconstitution, a très probablement été tributaire du témoignage de l’huissier et du croquis de Mousset (deux documents dont on rappellera que Chantérac n’y avait pas accès, lorsqu’il a écrit son ouvrage). Quant à Bonnier, il fait son croquis montrant les battants ouverts, après avoir été convaincu, comme nous le verrons, par le commissaire Garidacci (suivant les consignes du directeur de la sûreté générale Muscatelli) d’accepter de déclarer avoir agi seul, sans complicité ni incitation. De plus, le juge Rondreux, qui lui demande de réaliser le croquis, le 25, se trouve être, ce jour-là, totalement au diapason du commissaire, tous deux étant bien décidés à ce que l’affaire soit réglée au plus vite, sans complément d’information (cf. Vergez-Chaignon, p. 245). Tout porte à croire que Hourcade dit vrai, lorsqu’il affirme qu’ « il n’y avait ni planton, ni huissier » dans le couloir (ce qui exclut même que l’huissier serait sorti du bâtiment pour aller au-devant du haut-commissaire, car le capitaine n’aurait sans doute pas omis de mentionner l’avoir croisé sur le perron, d’autant plus si cette présence n’était pas habituelle). Et, s’il ne précise pas l’état de la porte du bureau, ce pourrait être par « extrême prudence », disposition qui, selon son fils, était la sienne au moment de rédiger sa note à Alain Darlan.

Si nous avons déjà pu soupçonner que des complicités de membres du gouvernement de l’amiral Darlan, dont l’annexe du palais d’été était le siège, ne sont pas à exclure, nous pouvons soupçonner aussi que le meurtrier avait reçu une instruction, en matière de combat. S’il est projeté dans un angle de la pièce, ce n’est sans doute pas tant du fait du capitaine Hourcade que de son fait à lui, même si le témoignage du capitaine à Alain Darlan paraît laisser ouverte la question : « [Bonnier] fit un violent mouvement pour se dégager, nous fîmes un ou deux tours debout, accrochés l'un à l'autre, pendant lesquels il tira encore un coup de revolver qui m'effleura la joue. Puis cette rotation rapide nous sépara, et il fut projeté dans l’angle de la pièce opposé au bureau » (cité par Alain Darlan, p. 244, et Ordioni, Le secret de Darlan, p. 306 ; la citation que Louis Hourcade fait de la même note de son père dit : « il alla valser dans l’angle de la pièce opposé au bureau », qui semble avoir été le texte original que s’est permis de retoucher Alain Darlan), alors qu’Alain Decaux écrit : « La balle effleure la joue du capitaine de frégate. Échappant à l’étreinte, le meurtrier se projette de lui-même dans un angle de la pièce » (ibid., p. 12) (cependant que, dans son récit télévisé, en 1979, il donnait une variante : « à un moment donné, le jeune homme arrive à se libérer, il est projeté dans un coin de la pièce »). Comme s’il cherchait à faire la synthèse des deux récits ou à expliciter celui du capitaine, Peter Tompkins – un agent de l’OSS en mission en Italie, au moment des faits, et qui ne semble pas avoir été en mesure de faire des révélations sur l’assassinat – écrit : « D’un violent effort, le jeune homme essaya de se dégager, ce qui les fit tournoyer tous les deux. Alors qu’ils luttaient corps à corps, un autre tir effleura la joue d’Hourcade ; le jeune homme tomba alors vers le coin de la pièce opposé au bureau de Darlan, et visa l’estomac d’Hourcade » (The murder of Admiral Darlan, p. 186 – notre traduction) Selon ce dernier récit, le lâcher-prise du capitaine, causé par le tir, aurait occasionné la projection et la chute de Bonnier, qui, de son côté, tenait d’une seule main, répulsive, le capitaine, et le lâcha, au moment du tir, qui, lui aussi, était destiné à le repousser, mais alors qu’est omis d’être précisé que leur lâcher-prise commun aurait dû, dans le même temps, occasionner la projection et la chute du capitaine (d’autant plus que celui-ci devait avoir été étourdi par le tir), dans la direction opposée – que ce soit selon la diagonale de la pièce ou selon sa longueur ou largeur – au coin de la pièce où fut projeté Bonnier. Reprenant l’élément commun aux récits de Hourcade et de Tompkins, Bénédicte Vergez-Chaignon décrit la scène entière, de la façon suivante, que nous écourtons : « [Hourcade] le maîtrise, mais Fernand se débat avec force et se dégage. Tandis qu’Hourcade se raccroche à lui, il tire accidentellement. Il est projeté vers le fond du bureau quand son assaillant lâche son étreinte. Hourcade se précipite de nouveau sur lui. Fernand, acculé, tire dans sa direction, mais vers le bas. Hourcade tente un crochet. Le coup est parti. L’officier ressent une douleur immédiate dans l’aine et tombe à droite de la porte, se cognant dans sa chute à la cheminée. » (Une juvénile fureur, p. 197) La mention « à droite de la porte » est-elle censée être relative à l’endroit où est tombé l’amiral et que l’auteur vient de situer « à gauche de la porte » ? Dans ce dernier cas, il s’agissait de la porte, dans le sens de l’entrée, comme le confirme le croquis exécuté par Bonnier, mais, dans le premier cas, le détail de la photo que nous avons déjà mise à contribution, prise dans les jours précédents et montrant l’amiral à son bureau, avec ce qui semble être une cheminée dans son dos (et non le dossier de son siège qui, étant situé sur le même plan que sa veste, aurait dû apparaître aussi net qu’elle, au lieu d’être flou, et sur le fond duquel, qui plus est, l’amiral ne paraîtrait sans doute pas aussi décentré) (cf. cahier de photos, dans Ordioni, Le secret de Darlan), fait penser que le capitaine est tombé en longeant l’arrière du bureau, en rencontrant, au passage, la cheminée, avant de terminer sa chute (non mentionnée sur le croquis) à droite de la porte, dans le sens de la sortie, autrement dit un peu plus à gauche que l’amiral, dans le sens de l’entrée, à un endroit où, d’ailleurs, un banc empêchait le battant de la porte de se rabattre complètement contre le mur (L’historienne n’a donc pas usé d’une terminologie invariable, comme en usent notamment les architectes, et qui détermine toujours la porte, du point de vue de l’entrée. À juste titre, c’est l’action qu’elle décrit qui détermine le sens de la porte.) Il faut donc comprendre que, après avoir été rattrapé par Hourcade, alors qu’il se rendait directement à la fenêtre, depuis la porte (comme le montre le croquis qu’il a laissé aux enquêteurs), Bonnier s’est retrouvé dans l’angle de la pièce situé diagonalement à la porte, au fond et à gauche, et que Hourcade, quant à lui, après avoir été touché par le tir le dissuadant de revenir à la charge, est tombé dans l’angle opposé longitudinalement à celui occupé par le tireur, après que l’endroit décisif de leur lutte eut été situé près du côté gauche du bureau, comme l’atteste, d’ailleurs, le croquis, qui semble indiquer que les deux hommes sont entrés en contact près de son angle avant gauche (Le croquis de Bonnier fait apparaître que le bureau – la table de travail – était plus près du mur de la porte à double-battant, et donc de l’angle de la pièce située à côté de celle-ci, que du mur lui faisant face qu’ouvraient les fenêtres, raison pour laquelle Hourcade affirme que Bonnier a été « projeté dans l’angle de la pièce opposé au bureau »). Si, pour finir, l’officier portait au front la marque d’une chute, cette chute avait bien eu lieu – comme lui-même l’a ensuite supposé, après être revenu à lui, à la suite de sa perte de connaissance – contre la cheminée, après qu’il eut fait instinctivement un crochet, en ayant ainsi offert la cuisse et non le ventre (où il ressentit néanmoins la douleur) au tir qui entraîna sa chute. Si l’on admet, conformément à son témoignage, qu’il n’était pas tombé, auparavant, une première fois, on se retrouve face à l’alternative suivante : 1) Hourcade devait chercher à immobiliser et à désarmer l’agresseur, en exerçant sur lui une contrainte directe ; mais, éprouvant des difficultés à neutraliser l’usage de l’arme, il a choisi d’expulser carrément son détenteur, afin de déstabiliser sa position de tireur. 2) Cette précédente hypothèse n’étant aucunement attestée par le témoignage du capitaine, Bonnier, tout en ayant eu du mal à conserver un parfait équilibre sur ses jambes, serait donc allé se placer, de lui-même, dans un angle de la pièce, pour obtenir la meilleure vue panoramique et protégée possible, tout en protégeant le trajet vers la fenêtre, située sur sa gauche, vers laquelle il s’apprêtait à bondir (La vue panoramique ainsi obtenue englobait la seconde porte de la pièce, porte à un seul battant située en face et à droite du bureau et qui, sur la photo déjà mentionnée, se reflète dans le miroir accroché au-dessus de la cheminée, preuve que l’agencement du bureau n’avait pas changé entre la photo et le jour de l’assassinat. Le croquis de Bonnier indique cette seconde porte, tout en omettant de la situer dans un renfoncement de la pièce, lui aussi visible dans le miroir, étant donné ce qui semble avoir été son choix de représenter, de façon simplifiée, la pièce par un rectangle. Ajoutons, comme nous l’avons évoqué, qu’une partie du battant gauche, dans le sens de l’entrée, de la porte principale semble apparaître sur la photo, les deux battants ayant probablement été ouverts, le temps de la photo, pour bénéficier de l’éclairage arrivant de la porte-fenêtre d’entrée du bâtiment). Pour libérer le passage vers la fenêtre, il tire la dernière balle de son chargeur vers Hourcade, qui est en train de revenir à la charge, après s’être sans doute préoccupé, un bref moment, de sa blessure ou de son inflammation bénignes à la joue et à l’oreille. Cette hypothèse est étayée par le témoignage du commandant Henri Dupin de Saint Cyr, l’un des tout premiers à être intervenu, en renfort : « l’assassin lui avait tiré dessus pendant qu’il essayait de l’empêcher de s’enfuir par une fenêtre du bureau restée ouverte » (Fragments, p. 190). Ensuite, il a peut-être perdu du temps à penser pouvoir remplacer le chargeur, et, peut-être même, avant cela, à se rendre compte de son état réel, puisque n’ayant pas pu être averti visuellement ni sonorement qu’il était vide (Le Ruby n’ayant pas d’arrêtoir de culasse, qui indiquerait, par recul de la culasse, que la dernière balle vient d’être tirée, il lui fallait donc avoir compté les coups tirés, tout en se souvenant de la contenance initiale du chargeur, notamment après l’usage qu’il en avait fait sur le chemin du palais… ou bien, alors, avoir pressé, en vain, la détente, ce qui avait toutes chances d’avoir eu lieu à un moment critique…). Pendant qu’il aurait été occupé avec son arme, les renforts du capitaine pouvaient le cerner complètement, ce qui expliquerait qu’il échoue, de justesse, à franchir la fenêtre (renforts dont on note, au passage, qu’ils mettent assez longtemps à intervenir, puisque, selon le témoignage d’Hourcade, ils n’entrent dans la pièce qu’après qu’il a reçu la balle dans la cuisse). S’il est resté, un temps, près de sa victime principale – vers laquelle, néanmoins, selon Hourcade, il s’apprêtait à tirer, une nouvelle fois, avant qu’il ne l’en empêche, en se jetant sur lui – c’est probablement parce qu’il a cherché à s’assurer qu’elle était morte ou qu’elle était sur le point de l’être, tout en ayant pu être aussi sidéré par son propre acte, qu’il hésiterait à compléter, tout comme, d’ailleurs, il avait pu hésiter – du moins, trembler – à l’accomplir, puisqu’ayant raté, de près, ses deux premiers tirs.

Hourcade s’est probablement emparé du poignet tenant le revolver, pour l’écarter vers le haut ou latéralement, de telle sorte que le canon ne soit pas orienté vers lui. À ce moment-là, il n’a donc pas pu être visé, encore moins vers le bas (le bas du ventre ou la cuisse), bien que, dans ses confidences faites au capitaine Gaulard, la nuit précédant son exécution, Bonnier déclarera : « si j’avais voulu le faire, c’était très facile, j’avais sa tête à cinq centimètres de mon pistolet » (Chamine, La querelle des généraux, p. 481). Étant donné la tournure que ne pouvait quasiment que prendre la maîtrise par Hourcade du meurtrier, et notamment de son bras tenant l’arme, il est d’autant plus invraisemblable que, comme le prétend Chantérac – ou comme il paraît le prétendre, du simple fait qu’il abrégerait son récit – les deux hommes se soient engagés dans un second corps-à-corps, dans le coin de la pièce, moment où Bonnier aurait visé le bas-ventre et où le capitaine aurait esquivé la balle, en levant la jambe, qui l’aurait finalement reçue… Du reste, on pourra admettre qu’en se retrouvant dans un coin de la pièce – point commun entre toutes les versions – Bonnier n’était pas allé y gagner une fenêtre, même s’il pouvait chercher à en gagner une. Précisons que Mario Faivre, son ami et complice, ne fut pas un témoin direct de la scène de l’assassinat, et qu’il n’a plus jamais revu, ni correspondu, avec Bonnier, après l’avoir déposé, en voiture, en début d’après-midi, devant le palais ; ce fut aussi le cas d’un autre ami et complice, Jean-Bernard d’Astier, qui était présent dans la voiture du matin et dans celle de l’après-midi. Ce dernier pourrait donc se livrer à une interprétation, lorsqu’il affirme que « Bonnier aurait pu, après avoir tiré les coups de feu sur Darlan, s’enfuir par la fenêtre qui avait bien été ouverte comme convenu. Il a préféré tirer à nouveau sur Darlan, après s’être débarrassé d’Hourcade. » Outre que le propos peut être simplement une façon approximative de dire que Bonnier était retenu par l’idée de tirer à nouveau sur sa victime, aucun autre témoignage, aucune preuve ou indice, ne corroborent le fait que Darlan aurait été touché, à nouveau, par une balle, après la lutte entre Bonnier et Hourcade. Bien plus, il existe une preuve du contraire : les radiographies effectuées à l’hôpital. Dans un premier temps, on avait cru que la blessure à la mâchoire avait été causée par une balle, jusqu’à ce que les radiographies prouvent que ce n’était pas le cas. Une seule balle a atteint l’amiral, par l’arrière-droit, sous l’omoplate droite, et elle n’est pas ressortie. Pour autant, la déposition du médecin militaire, au procès, le soir du 25, aura certainement prêté à confusion : « J’ai procédé à l’extraction des projectiles. J’ai constaté une blessure à la bouche du côté droit (…) Cette blessure n’a pas été la cause du décès. C’est la blessure due au deuxième projectile qui a certainement causé la mort (…) » (cité par Vergez-Chaignon, p. 261) Sans doute, ce médecin procédait-il, encore à cette date, à une interprétation erronée des radiographies, n’ayant probablement qu’une mauvaise connaissance de la scène du crime et des premières données de l’enquête, d’autant plus que la Radio d’Alger avait annoncé, le soir du 24, que l’amiral avait été atteint par deux balles. N’ayant pas trouvé de balle ou de fragment de balle dans la mâchoire, il en avait sans doute déduit que le projectile était ressorti ou n’avait fait qu’atteindre superficiellement, sans comprendre ni même supposer que la blessure pouvait n’être pas due à une balle. Au demeurant, en balistique, le terme « projectile » peut désigner autre chose qu’une munition projetée par une arme à feu, par exemple un débris d’objet impacté par une telle munition et provoquant une blessure indirecte (ainsi, par exemple, le miroir situé derrière le bureau de l’amiral a été brisé par un tir).                                                                                                

 

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