1 - Jour d’hiver au palais d’été
Un ciel uniforme et bleu domine la ville. Un Algérois aurait pu le dire à l’heure et de saison : 14 h 30, le 24 décembre 1942. Au sud de la ville, au sommet d’un parc boisé gravissant le quartier Mustapha, sa lumière projette l’ombre d’une grille sur le sol gravillonnée d’une petite cour. L’ombre raye soudain l’uniforme d’un garde mobile qui vient de s’approcher, puis elle disparaît. Pour la seconde fois depuis le matin, un même individu s’est fait déposer, en voiture, près de l’entrée secondaire du palais d’été du gouverneur général de l’Algérie. D’une fois à l’autre, la voiture et le chauffeur ont différé. Dans les deux cas, ils sont aussitôt repartis. Dans les deux cas aussi, un même individu, aux traits juvéniles, habillé d’un pardessus, tenant un long parapluie noir soigneusement roulé, en est descendu. Après avoir annoncé un motif de visite au garde et s’être fait ouvrir la grille, il s’est aussitôt dirigé vers une dépendance du palais, au fond de la cour, à la lisière du parc : un pavillon de style mozarabe au rez-de-chaussée surélevé et à l’unique étage. Flanqués sur les hauteurs de la ville, le pavillon et le palais sont distants d’une centaine de mètres. Dominant légèrement et imperceptiblement le palais, à travers la végétation exubérante, le pavillon abrite, depuis un peu plus d’un mois, le haut-commissariat de la France en Afrique et, depuis trois semaines, le siège du Conseil de l’Empire Français, deux créations dues à un même homme, qui en a aussitôt pris la tête. Le palais a été laissé à l’usage du gouverneur général et de sa famille, dont il est devenu la résidence permanente, quoique, à l’occasion, la grande salle des fêtes et quelques salons d’honneur y servent de lieu de réception, à l’usage notamment des services des Affaires étrangères du haut-commissariat. Dans le dos du jeune visiteur, l’ombre de la grille s’est reformée et le gravier s’est tu. Il gravit le perron de l’entrée principale, pousse la porte-fenêtre et s’introduit dans le hall d’entrée, dont fait office une portion du couloir desservant des bureaux. D’une largeur de deux mètres environ – et vraisemblablement de la longueur du pavillon : une quinzaine de mètres – le couloir s’étend longuement vers la droite et brièvement vers la gauche. Juste en face de la porte-fenêtre, une porte pleine à double-battant ferme l’entrée du bureau du haut-commissaire. À droite, moins de dix mètres plus loin, le couloir forme un T avec un autre couloir – ou plutôt un renfoncement – arrivant sur sa gauche, dans l’angle desquels, opposé à celui du bureau du haut-commissaire, se situe la salle d’attente ; auparavant, il passe devant le bureau de l’huissier, une petite annexe du bâtiment, construite en appentis (dans laquelle, si l’on se réfère au récit de Renée Pierre-Gosset, journaliste alors présente à Alger, le planton et le visiteur seraient entrés directement, depuis la cour, afin d’y remplir une fiche et d’y signer un registre, sous-entendu devant l’huissier qui s’y trouvait, avant d’en ressortir par la même porte, pour gravir le perron et entrer dans le bâtiment principal ; ce qui, au passage, signifierait que ce petit bureau ne communiquait pas directement avec le corps du bâtiment, comme semble d’ailleurs le corroborer un croquis des lieux que fera ultérieurement le visiteur et que publie l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon. Cependant, l’amiral Moreau, préfet maritime de la région d’Alger en 1942-1943, qui connaissait l’endroit, et qui s’y est rendu, le soir-même, déclare que, à cette occasion, des secrétaires du haut-commissariat lui ont dit qu’on avait fait remplir au visiteur son bulletin de visite « sur une table du couloir » – quoique sans que l’on comprenne si ce fut à chacune des visites du matin et de l’après-midi, ou à celle du matin seulement, comme des éléments de l’enquête nous obligeront à l’examiner. Par ailleurs, selon les journalistes René Richard et Alain de Sérigny – le premier ayant été présent sur les lieux, moins d’une heure après que n’y soit arrivé le visiteur – le jeune homme, l’après-midi, « s’était rendu dans la salle d’attente pour remplir la fiche d’usage ». Selon un témoignage anonyme recueilli par Claude Paillat – très probablement de Geoffroy de La Tour du Pin, comme nous l’établirons plus loin – la fiche devait être remplie par le visiteur au poste de garde, tout près de la grille du parc, après quoi, un garde l’apportait au pavillon, afin d’obtenir une réponse à la demande de rendez-vous. – cf. Les derniers jours de l’amiral Darlan, p. 276, L’énigme d’Alger, p. 161, Echos d’Alger, p. 154, L’échiquier d’Alger, II, p. 148 – À partir de ces témoignages, dont le premier relève d’un compte-rendu des événements procédant parfois par reconstitution hâtive – ainsi peut-on penser que la journaliste a confondu le poste de garde avec le bureau de l’huissier, quand, du reste, de leur côté, les secrétaires et Richard ont pu simplifier leur récit, en assimilant remplissage de la fiche et remplissage du registre – il est au moins possible de dégager un élément certain : après avoir rencontré l’huissier dans son bureau ou dans ses environs, le visiteur a été conduit par ce dernier à la salle d’attente, près de l’entrée de laquelle, sur une table située dans le couloir – situation qui protège les enregistrements de l’indiscrétion d’éventuels visiteurs déjà en attente dans la salle, outre qu’elle préserve la tranquillité de cette dernière – sa fiche de demande d’audience, qu’il venait de remplir, a été transcrite dans le registre ; cependant que nous allons bientôt examiner la question de savoir s’il a bien rempli une telle fiche, l’après-midi). À l’huissier, le jeune visiteur s’était déjà présenté, en fin de matinée, pour y montrer ses papiers d’identité et y faire une demande de rendez-vous avec un adjoint ministériel, le diplomate Geoffroy de La Tour du Pin, pour un motif qu’il avait déclaré « personnel ». Cette fois, il demande à voir, pour le même motif, un autre adjoint d’un autre ministère, un conseiller à l’information, Louis Joxe. Puis, ne tenant pas à rester dans la salle d’attente où, à la différence du matin, l’huissier a renoncé à le renvoyer, il se met à aller et venir dans le couloir, en jetant, de temps à autre, un œil dans la cour, par une fenêtre. Le matin, l’huissier lui avait demandé, par trois fois, de retourner patienter dans la salle, et, arrivant de son propre bureau, le haut-commissaire-adjoint, le général Bergeret, l’avait surpris en train d’entrouvrir la porte du bureau du haut-commissaire et d’y glisser la tête ; s’apprêtant lui-même à y entrer, avec une pile de dossiers sous le bras, il l’avait quasiment bousculé, sans lui adresser la parole (cf. Moreau, p. 291, Vergez-Chaignon, p. 190). Notons que, si le visiteur s’est présenté à la grille, avec « une convocation (…) en règle », comme il le prétendra, lors d’une discussion non-officielle avec un policier, ou avec « un document indiquant un rendez-vous avec La Tour du Pin », comme Mario Faivre, l’un des camarades qui l’accompagnait jusqu’au palais dira que cela avait été prévu, il n’avait donc pas à remplir une fiche, au poste de garde (cf. Decaux, p. 116, Faivre, III). Au cas où il aurait été préférable que l’existence de cette convocation ne soit pas divulguée ou confirmée (dans la mesure où elle aurait trop clairement pointé vers des complicités à l’intérieur du haut-commissariat), on aurait donc cherché à faire croire qu’il avait rempli une fiche.
Commentant les déclarations faites ultérieurement, en soirée, par le jeune visiteur devant les enquêteurs, Vergez-Chaignon écrit : « [Il] ne ment qu’une fois. Lorsqu’il dit avoir demandé à voir ce jour-là MM. Bourrette puis de la Tour du Pin, alors que les témoins et le registre des visiteurs montrent qu’il a demandé à voir Louis Joxe », cependant que le registre n’a pas été rempli pour la visite de l’après-midi, l’huissier ayant jugé inutile de le faire, étant donné que le visiteur s’était déjà présenté à lui, en formulant la même demande qui n’avait pu aboutir (cf. Une juvénile fureur, p. 216) L’historienne est censée parler, au vu des archives de la justice militaire, qu’elle est parmi les premiers chercheurs à avoir pu consulter, depuis leur ouverture au public en 2015. Son témoignage est corroboré par celui de l’amiral Moreau, qui rapporte avoir eu, aux alentours de 1950, « une longue conversation avec deux officiers généraux dont l’un avait suivi l’enquête [sur le meurtre de l’amiral] de très près et joué un rôle important dans celle-ci, et dont l’autre avait entre les mains la plupart des documents de cette enquête », et avoir « pu au cours de cette conversation consulter toute la série des photographies des pièces de l’instruction » : sans doute s’agissait-il des microphotographies que, dès le 11 janvier 1943, avait fait prendre, au moins en deux exemplaires, tout en le faisant savoir autour de lui, le juge Voituriez, instructeur de la seconde enquête, qui souhaitait ainsi se protéger d’un risque d’attentat (les différents lots d’exemplaires ayant été, à cette occasion, distribués à certains), cependant que certaines pièces, appartenant à un même lot, ont ensuite été détruites, sur ordre du successeur de l’amiral Darlan, le général Giraud, quand d’autres, vraisemblablement d’un autre lot, se sont retrouvées dans les mains d’un proche collaborateur de Giraud, Jacques Lemaigre-Dubreuil, mais sans qu’elles aient pu être toutes retrouvées, au moment d’être remises aux Archives nationales, en 1986 (cf. Geoffroy d’Astier, L’exécution de Darlan, p. 220)… et quand d’autres encore, si l’on en croit Pierre Ordioni, représentant du gouverneur général d’Algérie auprès du haut-commissaire, sans doute bien informé, étaient constitutives d’un dossier établi par le haut-commissaire-adjoint, le général Bergeret, que Giraud avait chargé de suivre de très près l’enquête, et qui, remplissant la mission qui lui avait été confiée, s’était retrouvé, comme par la force des choses, à mener sa propre enquête parallèle et complémentaire à celle du juge (en novembre 1943, à Alger, Bergeret échappera, de justesse, à un assassinat programmé sous l’aspect d’un suicide, grâce au dévouement et à la ténacité de son avocat, qui avait été alerté, à temps, de son transfèrement de cellule des plus suspects) ; ainsi s’exprime Ordioni, en 1981, dans une phrase qui a tout lieu d’être considérée avoir été volontairement caviardée – sans doute avec l’accord de l’auteur et peut-être même à sa demande – au moment de son édition, et que nous corrigeons en plaçant entre crochets ce que nous jugeons être les mots manquants : « Le dossier constitué par le général Bergeret comportait non seulement la copie des pièces [officielles, mais aussi les pièces] rassemblées par des officiers et des civils chargés par le général de mener une enquête discrète sur les dessous de la conspiration, et accablantes pour certaines personnalités de Londres. » (Le pouvoir militaire en France, II, p. 482), ce dossier établi par Bergeret a disparu, peu de temps après l’arrestation de ce dernier, lors de l’incendie d’une résidence de missionnaires, au Sénégal, où il avait été déposé pour pouvoir être restitué au général, à sa demande, ce qui donne à Ordioni l’occasion de poursuivre, d’une façon qui justifie notre correction : « se consumaient dans les flammes, avec le dossier, les pièces originales de témoignages établissant la part des responsabilités dans le meurtre du suppléant du maréchal Pétain » (ibid.). Pour en revenir à l’amiral Moreau, pour avoir rencontré des témoins directs, au haut-commissariat, dès le soir du 24, il avait commencé par donner un témoignage différent et, du reste, équivoque, concernant la visite du matin – équivocité ayant pu tenir au fait que, à la suite de sa rencontre des deux officiers, survenue aux alentours de 1950, dont il était demeuré persuadé qu’elle lui avait apporté un éclairage très important, fait de « documents indiscutables » et, comme nous l’avons dit, fait d’ « une longue conversation », pendant laquelle il n’avait néanmoins « pas pris de notes », il pourrait avoir retouché un texte écrit avant 1950 et publié seulement en 1985, au moment d’évoquer la soirée du 24 : « On me dit que le jeune homme dont l’identité était incertaine, s’était déjà présenté le matin, puis était revenu au début de l’après-midi, demandant à voir un fonctionnaire du service de l’information » – ce fonctionnaire étant, bien sûr, Louis Joxe, dont la phrase ne permet pas de bien comprendre s’il avait déjà été demandé, le matin. Quoi qu’il en soit, après 1950 – probablement en 1953, année où il rédige une préface – dans l’épilogue, non daté, écrit « pour compléter » son récit, mais qu’il a pris soin d’intituler, avec circonspection : La vérité sur l’assassinat de Darlan ?, l’amiral Moreau affirme clairement : « le matin, Bonnier était déjà venu à la porte du bureau de Darlan, ayant demandé à voir M. Joxe, [secrétaire] à l’information » (Les derniers jours de l’amiral Darlan, p. 276, 287 et 291). Pourtant Geoffroy d’Astier de la Vigerie, qui a lui aussi consulté les mêmes archives que l’historienne et, vraisemblablement, que Moreau – et qui, par ailleurs, dispose d’importantes sources familiales orales, sans doute très bien informées (quoique pas nécessairement communiquées, notamment dans leur intégralité, d’une génération à l’autre) – parle d’une demande de visite adressée à La Tour du Pin, le matin, et à Louis Joxe, l’après-midi, comme l’avaient, d’ailleurs, déjà soutenu, dans leurs ouvrages, les journalistes et quasi-témoins directs René Richard et Alain de Sérigny (le premier, qui était censé avoir rendez-vous à l’étage à 15 heures, s’y trouvait, au moins vers 15 h 45 – cf. infra – Sérigny le présente comme ayant été « non le témoin, mais le premier informé ») (cf. L’énigme d’Alger, p. 158 et 161, Echos d’Alger, p. 154). Et, pour ce qui est des témoins ou quasi-témoins autres que René Richard, ils disent la même chose : ainsi, Mario Faivre, qui, l’après-midi, était le chauffeur du visiteur, et qui, dans son ouvrage, cite le plan établi par l’abbé Louis Cordier, selon lequel, le matin, le visiteur devait présenter « un document indiquant un rendez-vous avec La Tour du Pin, qui ne sera pas là », puis, l’après-midi, « ne plus prétexter d’un rendez-vous avec La Tour du Pin qui se trouvait effectivement au Palais d’été, mais de dire qu’il devait rencontrer Louis Joxe, qui, lui, n’y serait pas » ; ou encore Jean-Bernard d’Astier, le seul à avoir été présent dans la voiture avec le visiteur, à ses deux déplacements du matin et de l’après-midi, et, qui, si l’on en juge au récit d’Alain Decaux, semble être allé dans le sens du témoignage de son camarade, quoique, dans son ouvrage, il n’apporte aucune précision sur la façon dont Bonnier se serait présenté à l’huissier (Nous avons tué Darlan, III, Morts pour Vichy, p. 111-112). Quant au commissaire Garidacci, le directeur de l’enquête de police, devant le juge qui l’interrogera, le 10 janvier, il ne fera état que d’une seule demande de visite, adressée à La Tour du Pin, l’après-midi. Or, ce dernier témoignage est sans doute faux, puisque La Tour du Pin se trouvant, cet après-midi-là, au haut-commissariat (comme lui-même en a témoigné au journaliste Claude Paillat – cf. L’échiquier d’Alger II, p. 149, témoignage sur lequel nous reviendrons), le visiteur, s’il comptait l’éviter, selon le plan préétabli rapporté par Faivre – plan dont la seconde enquête, en janvier, a confirmé l’existence – aurait dû en avoir été prévenu… Dans le cas contraire, il faudrait supposer que le diplomate était un complice et qu’il avait signifié à l’huissier de laisser le visiteur patienter dans le hall… Il semble que Garidacci – connu, par ailleurs, comme nous le verrons, pour avoir établi, dans cette affaire, des procès-verbaux douteux, et pour n’avoir pas versé le plus fiable et détaillé d’entre eux, qui avait été établi en premier, au dossier du procès du meurtrier, versement qui, au moins dans l’immédiat, aurait évité sa condamnation à mort, en nécessitant le prolongement de l’enquête (inaccomplissement de la première enquête que tentera de corriger la seconde) – ne semble guère avoir eu d’égards pour La Tour du Pin – un monarchiste – comme un autre exemple ne tardera pas à nous le montrer. Pour autant, précisément, c’est dans le moins douteux des procès-verbaux, qui est celui où l’interrogé fait le plus d’aveux, que figure la mention des demandes de visite à un nommé Bourrette et à La Tour du Pin, comme si la confidence avait pu en être faite pour ne pas impliquer ou paraître impliquer Joxe… qui se trouvait être gaulliste (Concernant le premier nom, Kammerer, qui est l’un des rares à le mentionner, semble être le seul à s’être soucié de cerner son identité : « un certain Bourrette, que personne ne connaissait » – p. 617). Inversement, une question se pose : ayant pu être informé ou ayant pu avoir soupçonné qu’une affaire louche se tramait (Alger étant, en effet, saturé de rumeurs de complots contre l’amiral), l’huissier, animé par ce qui pourrait avoir été un sentiment antigaulliste, a-t-il inscrit fautivement Joxe pour la visite du matin ? C’est ce que rendrait possible un détail du témoignage anonyme recueilli par Paillat, selon lequel le visiteur devait remplir lui-même une fiche de visite, dans le poste de garde situé à l’entrée du parc ; témoignage que n’est pas pour contredire Faivre, qui, citant l’abbé Cordier, parle, outre, comme nous l’avons vu, du visiteur dont il est prévu qu’il présentera « un document indiquant un rendez-vous avec La Tour du Pin », du « planton [qui] notera l’identité [de la personne que le visiteur désire attendre] et l’heure [de la demande de visite] sur le cahier de visite ». Face au commissaire, Bonnier a pu avancer le nom de Bourrette pour annuler le soupçon de complicité qui, ressortant du registre, pouvait légitimement peser sur Joxe, absent le matin (du moins, censé l’avoir été), et, du reste, si l’on en croit ce que raconte l’intéressé, dans ses mémoires, absent aussi (et sans doute effectivement) l’après-midi : « La veille de ce Noël, en l’année 1942, j’erre dans le bas de la ville à la recherche de quelques pauvres jouets de circonstance. J’entre, dans l’après-midi, au Palais d’Été. Le silence, le vide qui m’entourent m’impressionnent (…) Au détour d’un couloir, un ami me confie dans un souffle : ″On vient de tirer sur Darlan. Il est blessé. Personne ne doit sortir…″ » (Victoires sur la nuit, p. 66-67). Le registre, tel qu’effectivement rempli (qui sera saisi par le commissaire Pierre Mousset, aux alentours de 17 heures), et les consignes de Cordier, dont on peut penser qu’elles ont été suivies, impliquaient que Bonnier devait être bien renseigné sur la présence ou non de Joxe, et, dans l’éventualité de sa présence, sur son indisponibilité (feinte ou réelle). Dans L’Aurore du 8 mars 1950, comme s’il dépendait d’une source ayant cherché à régler le problème, le journaliste Jean Bernard-Derosne évoque, à propos de Bonnier, « sa fiche de visiteur – qui a été conservée » (et sous-entendue être celle de l’après-midi ou valoir pour l’après-midi), sur laquelle est inscrit : « Nom du visiteur : Pierre Morand. Personne demandée : M. l’amiral Darlan. Motif de la visite : Personnel. » – type de formulaire conforme à celui que décrit le témoin anonyme entendu par Claude Paillat, dans les années 1960 : « on remplissait une fiche au poste de garde, en déclinant ses nom, prénom, âge, et en indiquant le motif de la visite et la personne demandée. » (Paillat, p. 148) Deux ans après Derosne, sans préciser si la fiche a été conservée, Renée Pierre-Gosset en donne un contenu similaire, au remplissement abrégé : « Nom du visiteur : Morand. Personne demandée : Amiral Darlan. Motif de la visite : Personnel » (Expédients provisoires, p. 224). En 1959, en semblant se régler sur les versions de ces deux confrères journalistes, bien que, quant à lui, il eût été présent à l’intérieur du haut-commissariat, le jour-même, dès les alentours de seize heures, mais en n’ayant fait que traverser le rez-de-chaussée pour se rendre à un bureau à l’étage, où il apprend la nouvelle et d’où il file ensuite à son agence de presse, le journaliste Paul-Louis Bret, parle du visiteur comme d’un jeune homme « qui avait demandé dans la matinée à être reçu par l’amiral », tout en laissant entendre qu’il était revenu, dans l’après-midi, en déclarant le même motif (Au feu des événements, p. 357). Selon un autre journaliste, Pierre Bourdan, qui, comme nous le verrons, avait rendez-vous avec le haut-commissaire, dans l’après-midi, et qui s’était rendu au palais, peu de temps avant Bret, mais sans pouvoir en franchir les grilles, le visiteur avait demandé « à voir l’amiral pour affaire urgente » (Carnet des jours d’attente, p. 125-129). En définitive, malgré que, dans la longue liste des archives que Bénédicte Vergez-Chaignon indique avoir consultées, ne figure aucun registre de visiteurs qui aurait été conservé, soit original, soit photographié, son affirmation que Bonnier n’a pas eu de nouvelle fiche à remplir, pour sa visite de l’après-midi, pour la raison qu’il venait de déclarer oralement à l’huissier que sa demande n’avait pas changé depuis le matin, reste vraisemblable ; elle est sans doute basée sur des inventaires de pièces ou des procès-verbaux, notamment d’information (sans doute les mêmes pièces qui avaient été présentées à Moreau). Au passage, on notera que quelqu’un aurait donc fait disparaître le registre, peut-être parce qu’il apportait la preuve d’une faute commise par l’huissier et/ou parce qu’il mentionnait d’autres demandes d’audience faites par d’autres visiteurs qu’on n’aurait pas souhaité divulguer. Au demeurant, l’hypothèse qu’il aurait fallu dissimuler une trop grande implication de Joxe n’est pas exclue : si Joxe était présent au haut-commissariat, le matin (contrairement à ce qu’aurait déclaré avoir prévu Cordier, et alors qu’aucun témoignage – à commencer par celui de l’adjoint ministériel – ne permet de savoir s’il y était ou non), il aurait donc eu donné la consigne de laisser Bonnier dans le couloir, et les témoignages indiquant qu’il avait été aussi demandé, l’après-midi, cette fois bel et bien en son absence, qui plus est, sans que la demande n’eût été consignée, ne pouvait alors que faire apparaître très suspect son comportement.
Il y a environ une demi-heure que le jeune visiteur attend, lorsque, vers 15 h 10, un homme, dans la soixantaine, accompagné d’un autre, à peine moins âgé, est déposé, à son tour, en voiture, mais de l’autre côté de la grille, au pied du perron. L’un est amiral et haut-commissaire de la France en Afrique, l’autre capitaine de frégate et aide de camp du premier. En se dirigeant depuis la voiture vers le couloir d’entrée du pavillon, François Darlan et Jean Hourcade sont « gais et détendus », comme en témoignera le second au fils du premier : « Je venais de lui dire je ne sais quelle de ces plaisanteries faciles qui l’amusaient et j’entends encore résonner son rire dans le corridor étroit. » L’amiral a déjeuné, chez lui, à la villa Arthur (qui est aussi le lieu de résidence de son aide de camp et de son chef de cabinet, le contre-amiral Battet), à quatre cents mètres du haut-commissariat, là-même où, la veille, il déjeunait en compagnie du général Eisenhower, le commandant en chef des forces alliées, de son adjoint, le général Clark, du consul des États-Unis, Robert Murphy, du fils du président Roosevelt, Elliott, et de l’amiral Sir Andrew Cunningham, le commandant en chef des forces navales alliées, accompagné d’une délégation d’officiers britanniques, tous reçus à son invitation et à celle de sa femme, alors que, au dernier moment, le fils du premier ministre britannique, Randolf Churchill, s’était décommandé, créant « une impression désagréable » sur les convives (selon Jean Hourcade, qui, ainsi que le contre-amiral Battet, était du repas). Les échos de ce dernier déjeuner ont fait état d’une bonne ambiance à table, l’amiral ayant même offert un toast final à Cunningham (le seul Britannique pour lequel il déclarait avoir de l’estime) et à la victoire de l’Angleterre, mais ont fait aussi apparaître un dirigeant français désabusé et souhaitant se retirer des affaires. Le haut-commissaire y a déclaré au général Clark : « J’aimerais bien passer la main à Giraud. Il aime ça et moi pas. » (Melton, Darlan, p. 268), déclaration dont, chacun de leur côté, Alain Decaux et Jacques Robichon offrent une traduction plus fidèle de la seconde partie (« He likes it here, and I don’t. ») que ne le fait le traducteur de Melton : « Il se plaît ici et moi pas », « Il est heureux d’être ici, je ne le suis pas. » (ibid., p. 108, et Jour J en Afrique, p. 430) (cf. Louis Hourcade, L’amiral Jean Hourcade, la Marine et les Darlan, p. 79 et 93). Si le haut-commissaire ne déteste pas gouverner et faire de la politique, les conditions depuis le débarquement n’ont cessé de se dégrader, sous le coup de la menace de complots diffus. Selon Henri Michel : « En décembre 1942 (…) son découragement était réel, même temporaire, et la tentation de tout abandonner très forte. » (François Darlan, p. 418) À une proposition d’accompagner son fils aux Etats-Unis, qui irait y faire soigner sa maladie récemment contractée, que lui a faite Clark, lors du déjeuner, il a acquiescé. En début d’après-midi du lendemain – soit à quelques minutes de l’événement funeste de la journée – Harry Woodruff, informé par son collègue Murphy, rapporte au journaliste Paul-Louis Bret : « Le départ de l’amiral n’est qu’une question de jours (…) L’homme est las et aspire à se décharger des responsabilités du pouvoir. » (Bret, Au feu des événements, p. 357) En 1975, le général Béthouart, qui, à l’époque des faits, commandait la division de Casablanca, témoignera : « Quelques jours avant sa mort Darlan avait dit à Murphy qui me l’a répété : ″Je ne tiens pas à me cramponner. Envoyez-moi aux Etats-Unis, je serai enchanté.″ » (Lettre à Mario Faivre, citée par J.-B. d’Astier, Qui a tué Darlan ?, p. 69) Déjà, au cours du mois écoulé, le haut-commissaire avait exprimé, à au moins quatre reprises, son souhait de quitter les affaires, en le conditionnant, néanmoins, à chaque fois, à la victoire préalable sur l’Allemagne : dans une lettre au général Clark, le 21 novembre, dans une autre au président Roosevelt, le 2 décembre – deux lettres dont nous donnerons des extraits – le 4 décembre, dans une lettre à Churchill, et, le 16 décembre, lors d’une déclaration à la presse anglaise et américaine. Remarquons, cependant, pour ce qui est des témoignages, qu’ils viennent tous d’Anglosaxons, qui plus est d’Etasuniens, les discours et les lettres, quant à eux, ayant pu être une façon d’esquiver les circonstances complexes et périlleuses, dont nous ferons état.
Le haut-commissaire de la France en Afrique, suivi de son aide de camp, gravit le perron et entre dans le couloir qui fait office de hall et sur les cloisons duquel vient se répercuter son rire. En face d’eux, la porte à double-battant est ouverte (détail dont nous verrons qu’il demeure incertain). Alertés par le bruit de la voiture, l’huissier et le planton viennent d’accomplir leur service protocolaire – tout au moins, la première partie – avant de disparaître, « pris soudain de la fantaisie de s’éloigner pour se promener dans le parc », selon Richard et de Sérigny (L’énigme d’Alger, p. 161, Echos d’Alger, p. 155) – ce que l’on pourra rapprocher d’un détail qu’ont constaté aussi bien René Richard que Pierre Bourdan, au moment de leur arrivée sur les lieux, à quelques minutes d’intervalle, environ une demi-heure plus tard : « En y arrivant [au palais], écrit le premier, je fus un peu surpris de trouver fermée la grille d’entrée voisine de la chapelle » – chapelle qui n’est autre que l’église Sainte-Marie du quartier Mustapha Supérieur, située dans l’angle sud-est du parc et dont la cour intérieure est commune au haut-commissariat – ce que confirme le second : « La grille du haut [du palais], d’ordinaire ouverte, était fermée » (p. 159 et p. 126, de leurs ouvrages respectifs) ; le détail pourrait paraître anodin, s’il ne venait pas de deux journalistes qui se rendaient quotidiennement, ou presque, au haut-commissariat ; or souvenons-nous que, en arrivant, notre jeune visiteur l’avait lui aussi trouvée fermée ; c’est à se demander si l’on n’avait pas cherché à créer les conditions d’une action en vase clos, le temps d’une intrigue inavouable. Et puisque, selon Mario Faivre, le plan de Cordier avait prévu que la grille serait fermée, il s’agirait d’un indice supplémentaire qu’il avait été concerté avec des complices présents dans le personnel du haut-commissariat. Le capitaine a aussitôt remarqué l’absence inhabituelle des deux membres du service, pour s’en étonner intérieurement (témoignage qu’il a fait par écrit et qu’il a remis en main propre au fils de l’amiral, Alain Darlan, à Boston, en août 1943, mais dont ne semble pas tenir compte Vergez-Chaignon, dont le récit laisse entendre que les deux préposés se trouvaient près de l’entrée du bureau – cf. p. 196). De fait, outre qu’elle prive l’amiral d’une protection, cette absence libère le peu d’espace de l’entrée – les deux mètres de largeur du couloir, qui sert de hall. Au moment de se séparer pour vaquer à leurs affaires, l’amiral et son aide passent devant le jeune visiteur, posté à peine en retrait, sur leur droite. Déboîtant le pas de son supérieur, le capitaine emprunte cette dernière direction. Les deux officiels rejoignent leurs bureaux respectifs, l’un situé immédiatement au-delà de la porte à double-battant, l’autre donnant sur le couloir perpendiculaire à celui de l’entrée.
Le haut-commissaire avait rendez-vous, à 15 heures, avec un journaliste français, chroniqueur francophone célèbre de la BBC, arrivé de Londres depuis une douzaine de jours. Retenu, en compagnie d’un confrère spécialisé dans l’aéronautique, à un déjeuner prolongé chez le haut-commissaire-adjoint, le général Bergeret, à la villa Saint-Raphaël, le journaliste, auquel a été promis un entretien – par l’entremise de Bergeret lui-même, qui doit l’y accompagner – ne s’est pas encore présenté au haut-commissariat. Ayant soudain remarqué les 15 heures passées, Bergeret l’a pressé de l’accompagner au haut-commissariat, situé à un kilomètre et demi de sa villa, avant que tous deux ne soient finalement séparés subitement l’un de l’autre, à leur sortie du domicile, lorsqu’une voiture conduite par le capitaine de frégate Montagne, adjoint de Bergeret, arrive en trombe et embarque d’urgence le haut-commissaire-adjoint, à destination du haut-commissariat, bientôt suivie d’une autre, qui freine brutalement et de laquelle sort le chauffeur pour s’approcher des gardes de la villa et leur parler, à voix basse, lesquels répètent ensuite à Bourdan la nouvelle saisissante dont ils viennent d’être informés, tout en lui demandant de ne pas la diffuser, dans l’immédiat, mais nouvelle qui pousse, de plus bel, le journaliste à se rendre là où il avait rendez-vous (Ayant obtenu, sous son vrai nom Pierre Maillaud, une autorisation de séjour d’un mois en Afrique du Nord, dans le but d’organiser un nouveau service français d’informations mondiales, à partir de son Agence Française d’Information qu’il a fondée à Londres, en août 1940, Pierre Bourdan, depuis son arrivée à Alger, le 12 décembre, se répand en nouvelles mitigées sur le compte du général De Gaulle, notamment sur son avenir politique, en faisant état d’un système de coteries rivales s’organisant autour de lui, d’un financement soviétique et d’une défiance croissante de Churchill à son égard et pronostiquant des ralliements individuels prochains à l’Afrique française de nombreux membres de son entourage – des ralliements qui, en effet, auront lieu, après la visite de Bourdan, et avant l’arrivée de De Gaulle lui-même, lequel, comme par un fait exprès, viendra en enrayer la mécanique : parmi les transfuges, de tous horizons politiques, figurent le général Odic – ancien adjoint de Weygand pour le commandement de l’air en Afrique du Nord, qui n’a passé que huit semaines à Londres, avant de gagner les Etats-Unis, en février 1942, puis Alger, treize mois plus tard – le député Charles Vallin, l’amiral Muselier, le diplomate Roger Cambon, les journalistes Pierre Comert et André Labarthe – ce dernier, un proche de Muselier et du capitaine de corvette Raymond Moullec, alias Moret, un communiste à la tête du service de renseignement de la marine française ralliée à Londres, quitte Londres, dans le même temps que Muselier et Moret, en avril 1943, pour rejoindre Giraud, auquel il tente d’inspirer un antifascisme tribunitien visant notamment De Gaulle, avant que lui et ses deux complices n’échouent définitivement dans leur tentative de devancer la création d’un gouvernement national par De Gaulle ; trois mois plus tard, lorsque la présence de De Gaulle à la tête du CFLN se confirme, Labarthe part aux Etats-Unis, mener une nouvelle campagne de propagande, en disposant de moyens financiers considérables… que lui a octroyés Giraud… L’organisation de renseignement militaire d’avant-guerre du commandant Loustaunau-Lacau et du colonel Groussard, puis le service de surveillance des personnalités de la France libre, au Carlton Gardens, l’avaient repéré comme un agent soviétique, qui avait sans doute rallié Londres, sur ordre de Staline – cf. Ordioni, Tout commence à Alger, p. 465 et 562-566, Bret, Au feu des événements, p. 227-228, 348-349 et 388, de Sérigny, Echos d’Alger, p. 193 et 216, Paillat, L’échiquier d’Alger, t. I, p. 176-178, Pierre Péan, Le mystérieux docteur Martin, p. 108, Kersaudy, De Gaulle et Churchill, ch. 7 – Dans ses mémoires, Louis Joxe, sans reprendre la liste des reproches faits à De Gaulle par Bourdan et rapportée par Ordioni, paraît la compléter – au moins de son propre point de vue, mais qui peut être aussi celui de Bourdan lui-même, comme nous allons le voir – en déclarant que « Pierre Bourdan, arrivant de Londres, avait laissé entendre que le général n’excluait pas de collaborer avec le comte de Paris » – Victoires sur la nuit, p. 64 – déclaration que rien ne permet de démentir, d’autant plus que, dans son livre de souvenirs, Bourdan déclare qu’il avait pris « vigoureusement la défense de la République », dans un petit ouvrage écrit en anglais, intitulé France, et paru à Londres, l’année précédente, mais déclaration de Joxe dont on peut se douter qu’elle cherche aussi à présenter sournoisement Bourdan comme un colporteur de nouvelles douteuses, dont celle-ci, qui, une fois révélée ou dénoncée comme telle, sinon comme fausse, offrirait l’avantage de pouvoir affranchir le milieu gaulliste proprement-dit – auquel n’appartient pas Bourdan, dont l’agence d’information, financée par les Britanniques, est indépendante du CNF – de la suspicion d’une collaboration à un complot monarchiste visant Darlan, si ce n’est de la suspicion d’une inspiration ou d’une direction d’un complot gaullo-monarchiste ayant même but. Vient à l’appui de notre hypothèse la suite du propos de Joxe, qui donne une place importante au ferme démenti du général gaulliste François d’Astier. Pour autant, Bourdan est aussi celui qui, par le passé, s’en ait pris violemment à Darlan, dans ses chroniques londoniennes, et qui, le 20 décembre, invité sur la Radio d’Alger, s’est, de son propre aveu ultérieur, montré « assez critique sur le régime [d’Alger] », dans une intervention qu’a remarqué le haut-commissaire, qui a ensuite souhaité le rencontrer et a chargé Bergeret de l’inviter, en lui promettant une totale liberté de parole, lors de leur entretien – au point que, la veille, Bourdan déclare à son confrère Bret qu’il va conseiller à l’amiral de céder sa place au général Giraud, présent en Afrique du Nord depuis un mois et demi. Depuis la fin novembre, le haut-commissaire est engagé dans des tractations avec Paul-Louis Bret, directeur de l’agence de presse France-Afrique, agence dont il vient de lui accorder, par un décret du 14 novembre, la création, à partir d’un reste de la branche information d’Havas où il était, jusque-là, employé, AFA que Bret cherche désormais à fusionner avec l’AFI de Bourdan, d’un commun accord avec ce dernier, en vue de créer une nouvelle agence relevant de la juridiction du haut-commissariat, fusion dont l’une des conditions avancées par Bret est le remboursement par le haut-commissariat des prêts accordés à Bourdan par le gouvernement britannique – cf. Au feu des événements, p. 332-334 et 356, Carnet des jours d’attente, p. 123-126 et 141 – Bourdan est le premier Français de Londres en vue à venir à Alger, depuis l'armistice, Alger où, depuis son arrivée, on cherche, de toutes parts, à l’interroger, pour connaître la situation dans la capitale britannique. Par-delà ses critiques passées ou présentes, et, du reste, parfaitement conscient que des attaques contre Vichy venant de Londres ont pu être outrancières, Bourdan est partisan de l’union entre tous les Français. Comme s’ils avaient été imprégnés de cette ambiance importée de Londres, ou comme s’ils y avaient fait écho, ou par une coïncidence étrange, les derniers mots publics de l’amiral ont été adressés, le matin même, à un autre journaliste, Marcel Sauvage, de la Radio d’Alger : « L’union française est une chose primordiale. Qu’elle se réalise autour de moi, tant mieux. Mais peu importe ma personne. Qu’elle se réalise en soi, voilà l’essentiel. » – Le secret de Darlan, p. 304-305 ; cf. Amiral Docteur, La grande énigme de la guerre, p. 211, qui donne la variante : « la chose primordiale » – déclaration qui reprenait quasiment celle qu’il avait adressée à l’hebdomadaire Tunisie-Algérie-Maroc, qui la publiera dans son édition du 26 décembre : « (…) l’union française est immédiatement indispensable. Qu’elle se fasse autour de moi, peu importe. Peu importe ma personne. Mais qu’elle se réalise en soi, voilà l’essentiel. » – Girard, Montoire, Verdun diplomatique, p. 412).
Sur les pas de Darlan, désormais seul, s’est mis à marcher le jeune homme qui est censé attendre l’adjoint au secrétaire d’État aux Affaires politiques (dont le secrétariat réunissait celui de l’Intérieur et celui de l’Information – secrétariats couramment appelés ministères et parfois commissariats ou délégations). Alors que l’amiral franchit la porte de son bureau, dans sa direction, sur son côté droit, partent trois balles de pistolet. Les deux premières ratent leur cible. L’amiral est touché au thorax par la troisième, tirée à bout portant. Il tombe en avant, en heurtant, de la mâchoire supérieure, sa table de travail – une grande table située à gauche de l’entrée – puis bascule, au sol, face contre terre. Le tireur se précipite vers sa victime et s’attarde, un instant, près d’elle. Il est âgé de 20 ans. Malgré l’usage de faux papiers, qui seront découverts sur lui, lorsqu’on l’interrogera dans une salle située sous le rez-de-chaussée surélevé et dont une porte donne sur la cour, il sera identifié, vers 18 heures, au moment de quitter la cour du haut-commissariat, sous escorte policière. Venant de l’apercevoir, un chauffeur militaire, ancien camarade des Chantiers de la jeunesse, aura exprimé son effarement, en s’exclamant qu’il s’agit de « Bonnier ». L’année précédente, aux Chantiers, il lui était apparu comme « un gaulliste excité ». Après des études en métropole, Fernand Bonnier de La Chapelle avait regagné sa ville natale, Alger, le 24 décembre 1940, pour s’engager dans les Chantiers de la Jeunesse (organisation se substituant au service militaire, interdit par l’armistice), avec la ferme intention de monter au front contre l’Allemand. Vingt-deux mois plus tard, il cherchait à entrer dans le Corps franc d’Afrique (organisation militaire, créée officiellement le 2 décembre 1942, quoique mise sur pied deux semaines plus tôt, en marge de l’armée régulière, par le général Giraud et le lieutenant Henri d’Astier de la Vigerie, sur la base du Special detachment, une création du Special operations executive britannique – organisation créée en juillet 1940, à la demande de Churchill – le Special detachment, surnommé French commando, puis le Corps franc d’Afrique, qui en a pris la suite, étaient destinés, sur le modèle des corps francs de la première guerre mondiale, aux coups-de-main : destruction d’objectifs et renseignement). Jugé arrogant et trop entreprenant par les sélectionneurs, et coupable de s’être octroyé lui-même l’uniforme (britannique) et le grade français de sous-lieutenant, il n’avait pu faire autrement que de demeurer dans sa mouvance ; cependant que, selon plusieurs témoignages concordants – notamment celui d’un officier du SOE, Michael Foot, et ceux de deux sous-lieutenants du French commando, Claude Bures et Pierre Raynaud – il avait bien été recruté dans le French commando et y avait reçu un grade d’officier : selon Foot, de lieutenant (cf. Vergez-Chaignon, p. 131-132, 173 et 340, Foot, SOE 1940-1946, p. 211).
En fin de matinée, Bonnier était venu accomplir son acte, mais avait dû renoncer, car l’amiral, qui était à court d’effets personnels depuis son départ de métropole, était parti chez son bottier acheter deux paires de chaussures, et n’était pas revenu à son bureau (cf. Robichon, p. 431-432). Le capitaine Hourcade avait fait « deux pas » en direction du couloir sur lequel donnait son propre bureau, lorsque le premier coup de feu est parti. Revenant sur ses pas, il s’est rué vers le bureau du haut-commissaire et s’est jeté sur le meurtrier, en le saisissant à la gorge et au poignet. Une balle part en l’air et lui effleure la joue et l’oreille. Dans leur lutte, les deux hommes sont emportés dans un tournoiement dont Bonnier parvient à se dégager, en gagnant un coin de la pièce, d’où il tire une balle dans la cuisse gauche de celui qui n’a pas renoncé à le maîtriser. Le vacarme a rameuté du personnel, parmi lequel se trouve même un secrétaire d’État, en charge des Affaires étrangères – « de tendance gaulliste », selon Kammerer, « réputé royaliste », selon Xavier Walter – Jacques Tarbé de Saint-Hardouin ; lequel, selon le témoignage de Mario Faivre, un ami de Bonnier, avait été prévu par le planificateur de l’assassinat pour y jouer un rôle : orienter immédiatement l’enquête vers les agents de l’Axe et être de ceux qui ordonneront le transfert de Bonnier dans les locaux de la sécurité du territoire, où des complices permettront son évasion. De fait, il aura eu un comportement étrange, sur le moment : demeuré dans son bureau contigu au couloir, le temps de s’exclamer à l’adresse de son adjoint Michel Louët – « de tendance gaulliste » (Sérigny), « anti-darlaniste notoire » (selon Saint-Hardouin lui-même, cité par Bret) : « On vient de tuer quelqu’un », et de le laisser sortir, en premier, pour voir ce qu’il en est, il finit par franchir, à son tour, derrière le diplomate Geoffroy de La Tour du Pin, qui se trouvait lui aussi dans son bureau, la dizaine de mètres le séparant de la victime… qui n’est pas morte ! Un quart d’heure plus tard, le journaliste René Richard, qui avait rendez-vous, à 15 heures, avec lui et avec La Tour du Pin, diplomate récemment arrivé de Madrid, pour s’entretenir, avec eux, sur la situation politique espagnole, et qui semble avoir pu atteindre le bureau du ministre, sans avoir appris la nouvelle de l’assassinat (la question de savoir si la raison en aurait été qu’il serait arrivé à l’heure restant posée, comme nous allons le voir), entame, avec les deux officiels, la discussion sur le sujet initialement prévu, comme si de rien n’était, lorsque, soudain, un lieutenant pousse brusquement la porte et, bouleversé, annonce la mort de l’amiral, ce sur quoi Richard s’enquiert de savoir quel amiral, la réponse venant finalement de Saint-Hardouin : « L’amiral Darlan, parbleu. Il y a un quart d’heure qu’un individu vient de tirer sur lui. » De deux choses l’une, soit le meurtre avait eu lieu, avant que Richard n’arrive au haut-commissariat, soit il eut lieu, pendant qu’il était déjà à l’étage, dans le premier cas, sans que l’on comprenne comment il a pu traverser le rendez-de-chaussée, pendant le quart d’heure fatidique, en ne s’étant rendu compte de rien, et, dans le second cas, sans que l’on comprenne comment le bruit des détonations et le brouhaha qui s’ensuivit n’étaient pas parvenus à ceux qui se trouvaient à l’étage, qui plus est, toujours dans ce cas, Saint-Hardouin se serait donc attendu à l’assassinat, au moment précis où il eut lieu. La seconde hypothèse demeure la plus vraisemblable, ne serait-ce que par ce que l’on comprendrait mal qu’un journaliste eût pu avoir une demi-heure de retard pour un rendez-vous avec un ministre (quoique, de son côté, dans ses souvenirs, Pierre Bourdan confesse avoir la réputation d’être en retard à tous ses rendez-vous, tout en se réjouissant que, malgré tout, comme nous l’avons vu, ce fut Bergeret qui allait le mettre en retard, dans le cas de celui avec le haut-commissaire ; il s’en réjouissait, car il aurait pu paraître jouer de sa réputation comme faux prétexte à ne s’être pas trouvé pris dans la fusillade). Elle reste néanmoins chronologiquement incompatible avec le récit rapporté par Kammerer et Paillat, selon lequel Louët, La Tour du Pin et Saint-Hardouin se sont rendus, d’abord les deux premiers puis le troisième, auprès de l’amiral à terre, dans les premières minutes suivants les coups de feu – récit pouvant néanmoins être soupçonné d’avoir cherché à embellir le comportement des diplomates, d’autant plus que les premières minutes furent le moment d’un déchaînement de violence dans le bureau du haut-commissaire. Il reste alors une hypothèse alternative : sachant que Richard avait rendez-vous avec lui, Saint-Hardouin aurait pris des précautions, en donnant la consigne de canaliser le journaliste jusqu’à son bureau, de l’isoler de ce qui venait d’avoir lieu au rez-de-chaussée. C’est ce que corrobore, d’ailleurs, au moins en partie, le fait que Richard dise avoir dû « parlementer » avec le garde posté derrière la grille, « qui se laissa convaincre » de le laisser passer par la vue du carnet sur lequel le journaliste avait inscrit le rendez-vous, avant de lui déclarer qu’il allait l’accompagner, sous-entendu jusqu’au bureau de Saint-Hardouin. Du reste, seulement une dizaine de minutes pourraient s’être écoulées entre la maîtrise de Bonnier et sa conduite au sous-sol, durée pendant laquelle l’amiral partait pour l’hôpital, Hourcade commençait à prendre son mal en patience, allongé au sol, et les diplomates accomplissaient leur aller-retour depuis leur bureau. Richard pourrait être arrivé, au terme de cet intervalle, avec une petite demi-heure de retard, après avoir été notamment ralenti à la grille du parc. En tout cas, son récit ne peut guère être remis en doute, puisque, pour l’essentiel, il se trouve être corroboré par une déposition faite au juge Voituriez, le 10 janvier 1943, par le commissaire Garidacci, qui n’était pas présent – et qui, du reste, se trouvait avoir déjeuné avec Richard, au domicile de celui-ci, comme ce dernier le raconte – mais qui dit avoir été renseigné par « un informateur très sérieux » : selon ce dernier, l’homme qui est entré brusquement dans le bureau de Saint-Hardouin s’appelait Brucel et a déclaré : « Ça y est, il est mort », et c’est La Tour du Pin qui a répondu à Richard, « qui n’avait pas l’air au courant », par ces mots : « Mais l’amiral ! Ça nous coûtera encore deux heures d’essence. » (allusion étant ainsi faite au rationnement de l’essence et aux dépenses en la matière dues au protocole accompagnant le décès d’un chef de gouvernement). Remarquons que cette déposition rend possible que Saint-Hardouin ait donné à son adjoint Louët la consigne d’aller voir ce qui venait de se passer. Remarquons, bien sûr, aussi, que, dans tous les cas, il y aurait-il eu au moins un membre du personnel du haut-commissariat (Saint-Hardouin ou La Tour du Pin) à s’attendre à ce que l’assassinat eût lieu, en ces jours, si ce n’est en ce jour… (cf. L’énigme d’Alger, p. 159, Chamine, p. 437 et 574, Paillat, p. 149, Kammerer, p. 618, Voituriez, p. 283).
Blessé, affalé au sol, après avoir heurté du front un coin de la cheminée, le capitaine Hourcade doit laisser le chauffeur de l’amiral, l’huissier et le planton, ainsi qu’un aspirant, finir de s’emparer, à coups de chaise, de celui qui se dirige vers la fenêtre grande-ouverte et dont le chargeur est désormais vide (il contiendrait vraisemblablement encore quatre, sinon cinq, autres cartouches, si, sur le chemin du palais, Bonnier n’avait pas essayé, en tirant « plusieurs coups », l’arme que venait de lui proposer son camarade Jean-Bernard d’Astier, lequel, ainsi que Mario Faivre – le chauffeur et ancien propriétaire de l’arme – rapporte la scène ; le pistolet utilisé, un semi-automatique 7,65 Ruby, avait un chargeur d’une contenance de neuf cartouches, qui pouvaient même être complétées d’une dixième engagée dans le canon, or, comme nous l’avons vu, cinq coups ont été tirés, comme le confirme, d’ailleurs, le fait, rapporté par Vergez-Chaignon, que cinq cartouches vides éjectées auront été retrouvées sur les lieux par les enquêteurs, ainsi que quatre balles, auxquelles s’ajoute celle restée dans le corps de la victime ; deux autres chargeurs pleins se trouvent dans une poche de son pantalon). Le chef de cabinet du haut-commissaire, le contre-amiral Battet, donne l’ordre de transporter l’amiral jusqu’à sa voiture, dont, aussitôt, le chauffeur, l’adjudant Vuichard, ouvre grand toutes les portières. Saint-Hardouin, aidé de son collaborateur Michel Louët, transporte l’amiral gravement blessé mais conscient, jusqu’à la banquette arrière de la voiture (Ils portent la victime debout, en la tenant sous les épaules, après avoir commencé par la porter allongée, en la tenant par les épaules et par les pieds, autant de manipulations très périlleuses pour elle : il aurait fallu appeler une ambulance et l’attendre. En outre, ils acceptent le choix de l’hôpital militaire Maillot, au nord de la ville, à quatre kilomètres et demi, soit une demi-heure de route, alors qu’une clinique privée, située à moins de deux cents mètres, aurait fait l’affaire). Pierre Ordioni, qui avait rendez-vous avec le général Bergeret à 15 h 30, s’approche de l’attroupement et commentera : « L'amiral a les yeux grands ouverts, mais la bouche tuméfiée. J'ai l'impression qu'il cherche à parler, sans le pouvoir (…) J'ai fait la guerre, et je sais qu'il ne faut jamais ni remuer ni porter de cette façon un grand blessé sans risque de provoquer une hémorragie. » (Tout commence à Alger, p. 470-471) Alors que le contre-amiral Battet prend place sur le siège passager avant, Louët s’installe à côté de la victime et y restera jusqu’à l’hôpital, direction que le chauffeur est censé avoir prise, sur ordre de Battet, pour qui, si l’on en croit le témoignage de La Tour du Pin recueilli par Claude Paillat, une clinique privée, autrement dit un hôpital civil, était inappropriée à la réception d’un amiral. Pendant le trajet, le contre-amiral, se retournant vers la victime – qui, d’une main maladroite, cherche à défaire les boutons du haut de sa veste – a des paroles d’encouragement à son adresse : « On vous sortira de là, on vous sauvera », auxquelles l’amiral répond par un signe de tête négatif. Le gouverneur Yves Châtel, qui s’est rapidement rendu à l’hôpital, dira à Pierre Ordioni que le haut-commissaire « a conservé sa lucidité jusqu’à la fin, et qu’il est mort sans avoir pu prononcer un seul mot » (p. 473). Bonnier savait que l’adjoint du secrétaire aux Affaires politiques Jean Rigault serait absent. Il n’a pas eu le temps de s’enfuir par la fenêtre donnant sur le parc, qu’entoure un mur d’enceinte facile à escalader – fenêtre dont deux de ses amis et complices, son chauffeur de l’après-midi, Mario Faivre, et son accompagnateur du matin et de l’après-midi, Jean-Bernard d’Astier, diront qu’il avait été prévu qu’elle fût grande ouverte, pendant qu’une voiture attendrait le fugitif, dans la rue de Gascogne, de l’autre côté du mur (Nous verrons qu’il y a lieu de se méfier du témoignage douteux et tardif d’un autre accompagnateur de l’après-midi, Roger Rosfelder, selon lequel la fuite devait se faire par l’escalade du mur donnant sur la rue Michelet, près de l’entrée principale du parc, au terme de la traversée entière de ce dernier). L’aspirant l’a retenu par la jambe, au moment où il allait sauter. Transporté à l’hôpital, au nord de la ville, où il arrive à 15 h 55, l’amiral, dont la plupart des organes vitaux sont atteints d’hémorragie, décède, au moment d’être déposé sur la table d’opération.